WP_Post Object
(
    [ID] => 108647
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-08-26 10:19:40
    [post_date_gmt] => 2021-08-26 10:19:40
    [post_content] => 

Dans un roman dystopique datant de 1992, Phyllis D. James envisage un monde où la stérilité masculine est devenue la norme. Comme le relève l’excellent journaliste scientifique Philip Ball dans un article publié dans le mensuel britannique Prospect, 1992 est justement l’année où des chercheurs danois ont pour la première fois constaté l’évolution à la baisse de la teneur des éjaculats en spermatozoïdes. Ils soupçonnaient les produits chimiques répandus dans l’environnement d’en être la cause1. Depuis lors, cette thèse controversée n’a cessé d’engendrer des études pour et contre, les plus catastrophistes étant bien sûr privilégiées par les médias. Le dernier rebond est un livre apocalyptique publié l’hiver dernier par l’épidémiologiste américaine Shanna H. Swan, dont un éditeur français s’est aussitôt emparé [lire « La décadence du sperme », p. 72].
Le fait que le drapeau du sperme masculin soit en berne n’est guère contesté – même si l’annonce de sa mort semble quelque peu prématurée. Ce qui fait débat, c’est la responsabilité des produits chimiques. Non qu’il faille leur donner l’absolution, mais on en ignore les effets réels, et les spécialistes les plus crédibles soulignent la probable intervention de bien d’autres facteurs. Dans son article, Philip Ball interroge un éminent endocrinologue d’Édimbourg, Richard Sharpe, qui suit la question depuis l’origine – après avoir été séduit par la thèse, il s’en est détourné. « Sharpe soupçonne que le régime alimentaire, le mode de vie, les médicaments et les produits chimiques dans l’environnement jouent tous un rôle, peut-être dans cet ordre. » Peut-être dans cet ordre, mais nous n’en savons rien, car l’état de la science ne permet pas de le dire. Nous sommes confrontés à un phénomène d’une grande complexité, qui justifierait un programme d’études pluridisci­plinaire.
Plusieurs spécialistes ont pris la plume pour contester les simplifications du livre de Shanna Swan. Mais peut-on leur faire confiance ? N’auraient-ils pas, discrètement, partie liée avec l’industrie chimique ? L’argument fait mouche. Pourtant, si l’industrie ne faisait pas appel à l’avis de scientifiques de qualité, on le lui reprocherait. Et, si je suis un scientifique de qualité, faut-il que je refuse de conseiller un industriel ? Les limites à ne pas franchir sont d’une autre nature : cacher mes liaisons dangereuses, signer des papiers que je n’ai pas écrits, publier des articles biaisés ou mensongers – pratiques hélas bien avérées, heureusement peu répandues.
Le sujet en illustre un autre, plus complexe encore. Dans la plupart des domaines où les scientifiques interviennent pour nous dire ce qu’il faut penser de l’impact du génie humain sur la santé ou l’environnement, nous ne savons plus à quels saints nous vouer. Faut-il croire ceux qui crient au loup et tiennent le devant de la scène ? Ou bien faut-il mani­­fester un scepticisme bon teint et se fier aux scientifiques, moins nombreux, qui mettent en garde contre des conclusions jugées hâtives ?
Chercher à bien s’informer, pour le citoyen éduqué et de bonne volonté, relève du chemin de croix. Des scientifiques de niveaux comparables disent blanc ou noir. Et s’accusent mutuellement, les uns de faire preuve d’un conservatisme invétéré ou de faire le jeu des puissances d’argent, les autres de confondre science, idéologie et militantisme.
Du côté du grand public, mais aussi des médias et des décideurs publics, on constate aussi une étrange naïveté. Celle de croire que les scientifiques, parce que leur métier est censé les vouer à la recherche de la vérité, ne seraient pas des humains comme les autres, habités de faiblesses, de passions et de partis pris. Ce sont nos nouveaux prêtres ; mais, alors que les hommes en soutane tendaient à dissimuler leurs divergences et leurs passions, ceux-ci les affichent et en font recette. Ce faisant, peu à peu, ils se décrédibilisent. 

— O.P.-V.

[post_title] => Nos nouveaux prêtres [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => nos-nouveaux-pretres [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:19:40 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:40 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108647 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 108651
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-08-26 10:19:40
    [post_date_gmt] => 2021-08-26 10:19:40
    [post_content] => 

« Nous nous racontons encore le jour où notre comédien Akira poussa au suicide Spenser, notre metteur en scène. Akira jouait le rôle de Bartleby, le célèbre scribe de Melville. Quand le notaire demande au scribe pourquoi il cesse définitivement d’écrire, Bartleby répond :

– Ne voyez-vous pas la raison de vous-même ?
Akira, lui, une fois sur deux, répondait :
– Munashisa.
– Ce n’est pas la réponse correcte, faisait patiemment observer Spenser.
Rien à faire. Une fois sur deux 
– Munashisa.
Mais il le fait exprès, ce con ! tempêtait Spenser.
Personne ne fut surpris, le jour de la première, de retrouver Spenser pendu dans sa loge.
– Munashisa, avait répondu Akira. »
D. P.

むなしさ (munashisa), nom japonais désignant la vacuité de l’existence (signalé par Jean-Baptiste Flamin).

Aidez-nous à trouver le prochain mot manquant :
Existe-t-il dans une langue un mot pour désigner la fatuité de l’homme qui explique à la femme une chose qu’elle connaît mieux que lui ?

Écrivez à

[post_title] => Munashisa [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => munashisa [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:19:40 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:40 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108651 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 108290
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_date_gmt] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_content] => 

Qu’il ait lieu dans un séminaire ou au comptoir d’un bar, tout débat sur la religion a de bonnes chances de déraper, non seulement parce que nous n’avons pas tous les mêmes convictions religieuses, mais aussi parce que nous ne sommes pas d’accord sur ce qui relève ou non du domaine du religieux. Personne ne contestera que la liste doive inclure la grand-messe à Notre-Dame, les tapis de prière musulmans ou la coutume du « retournement des morts » (famadihana) chez les Merinas de Madagascar. Mais qu’en est-il des cérémonies d’initiation, de la vénération des stars (faut-il cloner Elvis ?), des mythes fondateurs, des mariages civils, des hymnes nationaux, des minutes de silence en mémoire des défunts, des porte-bonheur, talismans et autres amulettes, du tabou sur les fluides corporels, du spiritisme, de l’oniromancie, des danses de la pluie, des cadeaux de Noël, des serments et malédictions, des habitudes superstitieuses, de l’exaltation de la nature façon Wordsworth (ou de l’écologisme actuel), du respect confucéen de l’autorité, de la métaphysique néoplatonicienne, du culte pythagoricien des nombres et de l’harmonie, du mysticisme de Wittgenstein, de la psychanalyse freudienne, de la doctrine indépendantiste, des allusions chez ­Kipling ou Socrate à un « démon » personnel, du doux penchant pour l’occultisme partagé par Pline l’Ancien, Marie Curie et des générations de fans d’histoires de fantômes et de films d’horreur ?
« La religion concerne l’existence et les pouvoirs d’entités et d’êtres non observables », nous dit Pascal Boyer dans le premier chapitre de Et l’homme créa les dieux. Il ne semble pas envisager des phénomènes comme la gravité, le magné­tisme ou les ondes radiophoniques. Or une grande part de la science s’attache à des causalités non observables, tout à fait différentes des pouvoirs invoqués par les sorciers, magiciens, guérisseurs, voyants et autres marabouts. Boyer mentionne par exemple les Fangs du Cameroun, qui croient que certains d’entre eux – les bons orateurs, ceux qui réussissent dans les affaires, ou encore ceux qui ont un don pour l’horticulture ou la sorcellerie – possèdent un petit organe logé dans l’estomac appelé evur : « On naît avec ou sans evur, bien que ce soit difficile à vérifier. » La conviction des Fangs est-elle si différente de la mienne lorsque j’estime que les crises intermittentes d’un ami à moi, lequel est parfois persuadé qu’il sera responsable du déclen­chement imminent d’une troisième guerre mondiale, sont dues à un trouble psychologique héréditaire lié à des gènes du chromosome 6 ?
Les diverses croyances examinées par Boyer s’étendent d’Apollon et Athéna au chamanisme en vigueur chez les Cunas du Panama, en passant par la rencontre avec des extraterrestres qui auraient atterri au Nouveau-Mexique. Mais ce qui le préoccupe surtout, ce sont les agents surnaturels non observables cités dans le sous-titre de la version anglaise de son livre – les dieux, les esprits et les ancêtres1. La question qui lui sert de fil conducteur est la suivante : comment expliquer les croyances qui impliquent d’attribuer des pouvoirs d’intervention consciente à d’autres êtres que les ­humains et les animaux ? Ces croyances, constate Boyer, sont étonnamment répandues, mais, en dépit de leur grande diversité, leur variabilité n’est ni illimitée ni aléatoire. Sa réponse se divise en deux parties : d’abord, ces croyances ont en commun l’attribution contre-intui­tive de propriétés particu­lières à certains êtres de nature quasi humaine ; ensuite, l’explication de leur diffusion et de leur persistance est à chercher non pas dans le vaste corpus de textes anthropologiques sur les origines et les fonctions de la religion, mais dans les avancées récentes de la psychologie développementale, cognitive et évolutionniste.
On est certes en droit d’émettre des réserves sur cette seconde proposition, mais Boyer a sûrement raison quand il dit qu’au sein d’un système d’idées bien établi la foi en des êtres surnaturels a plus de chances de se propager que d’autres types de croyance. Aucun anthropologue de terrain n’a jamais découvert de peuple adorateur d’un dieu tout-puissant qui n’existerait qu’un seul jour par semaine, ni de peuple persuadé que les esprits des ancêtres infligent des châtiments à ceux qui obéissent scrupuleusement à leurs ordres. À l’inverse, on ne sera pas surpris d’apprendre que dans certaines cultures on pense que l’âme survit après la mort, ou que les humains peuvent se métamorphoser en animaux, que l’on peut prier des saints ou des démons – ou les deux – pour obtenir leur aide et leur protection, que les divinités locales exigent des sacrifices pour apaiser leur courroux, que les montagnes ou la jungle sont des entités spirituelles autant que physiques, que la transe ou d’autres états altérés de conscience permettent à certains de voir l’avenir, que des saints (parfois des saintes) peuvent guérir miraculeusement des maladies présumées incurables, ou encore qu’un ou plusieurs êtres surnaturels non seulement observent mais jugent la conduite des hommes.

Boyer pense que ces types de croyance persistent non pas grâce à la cohésion sociale qu’ils génèrent, ni parce qu’ils sont une source de réconfort, mais parce que l’évolution plurimillénaire de notre structure cérébrale nous y rend réceptifs. Les adversaires de la psychologie évolutionniste objecteront que le lien entre une supposée cause ancestrale et l’effet sur nos comportements relève d’une fiction rétrospective. Mais les recherches en psychologie développementale et cognitive que cite Boyer étayent son idée que des dispositions psychologiques universelles contribuent à expliquer pourquoi les croyances qu’il qualifie de « religieuses » sont, depuis toujours et partout, bien plus répandues que celles qu’il considère comme relevant de la « science ». Lesquelles sont souvent tout aussi contre-intuitives. Mais elles le sont d’une façon beaucoup moins compatible avec l’architecture mentale dont nous avons hérité que ne le sont les systèmes de croyances religieuses. Ce n’est pas tant que la sélection naturelle a façonné nos esprits de manière à ce que nous ayons des croyances religieuses, mais plutôt que le fonctionnement de notre cerveau, par effet collatéral, nous prédispose à croire en ces êtres surnaturels que décrit Pascal Boyer. 
Que la sélection naturelle ait fait de l’esprit humain (ou, si vous préférez, du cerveau) ce qu’il est, personne ne le contestera – sinon les fervents militants du créationnisme. On ne contestera pas non plus que l’évolution a favorisé une certaine forme d’imagination, donc de crédulité, de sorte que, au cours des millénaires, nos ancêtres dotés d’un esprit inventif étaient davantage susceptibles de transmettre à leurs descendants les gènes correspondants. En tant qu’espèce, nous sommes programmés non seulement pour échafauder toutes sortes de systèmes de croyances à partir des matériaux les plus ténus, mais aussi pour entretenir les croyances en vigueur dans notre environnement en dépit de tous les éléments qui devraient conduire à les discréditer. L’histoire des sciences est aussi riche d’exemples en ce sens que celle des religions, de la sorcellerie, des poupées vaudoues, des tablettes d’envoûtement et des monuments construits sur la base de données astrologiques : ce serait vraiment du vice, même pour le plus obstiné des adeptes de l’anthropologie culturelle, de nier que la biologie joue un rôle dans l’affaire.

Toutefois, quand Boyer s’interroge sur ce qui rend l’esprit humain réceptif à l’idée que les dieux, les ­esprits et les ancêtres ont des pouvoirs surnaturels, il néglige les mécanismes psychologiques de la conversion et de l’apostasie. Il est tout à fait plausible que, dans l’environnement instable et souvent menaçant du pléistocène, nos ancêtres aient déployé des facultés d’adaptation en prêtant des pouvoirs non seulement aux animaux – proies ou prédateurs –, mais aussi à d’autres êtres, moins direc­tement obser­vables. Les critères « scientifiques » de déduction et de test sont ici sans objet. Si les habitants d’un environnement particulier sont incités à éviter les comportements dangereux grâce à une super­stition ou à la conviction illusoire d’une vie après la mort, leur avantage reproductif sera tout aussi accru que s’ils suivaient les conseils d’un professeur de médecine ou de philosophie du XXIe siècle. Une fois ces croyances établies, elles se transmettent d’une génération à l’autre au même titre que les mythes, les chants, les rituels et tout ce qui constitue la tradition culturelle d’une communauté donnée. Et, pourtant, l’histoire des religions – quel que soit ce qu’on entend par « religion » – regorge de changements de doctrine, de querelles, d’hérésies, de désillusions, de réformes et de renversements, parfois soudains, d’un système de croyances au profit d’un autre. Boyer ne se hasarde pas à expliquer pourquoi certains croient à des choses auxquelles d’autres ne croient pas. Or, pour prétendre expliquer le phénomène religieux, il ne suffit pas de montrer que « le cerveau de l’enfant est fait pour présumer » que des êtres surnaturels existent et qu’ils possèdent des pouvoirs. Le cerveau d’un nouveau-né n’est pas fait pour présumer que Jésus de Nazareth s’est relevé d’entre les morts, que nous sommes tous destinés à des réin­carnations successives, que la peste est un châtiment divin qui frappe ceux qui ont péché par cupidité, que Mahomet est le dernier vrai prophète du seul vrai Dieu, qu’il est possible de lire l’avenir dans les fissures qui apparaissent sur des os d’animaux sous l’effet du feu ou de prévenir les crises d’épilepsie en portant sur soi un parchemin où sont inscrits les noms des Rois mages.
À ce stade, James Frazer, l’auteur du Rameau d’or2 , et Émile Durkheim, que Boyer a fermement mis à la porte, doivent être réintroduits par la fenêtre. Même si Frazer a commis l’erreur de prendre la magie pour de la mauvaise science, il avait raison de penser que, si certains acceptent de croire ce que d’autres jugent irrationnel, c’est souvent par un désir très humain de relier les causes aux effets dans des domaines directement liés au bien-être des individus ; et, même si Durkheim a eu tort de considérer la religion comme un culte que la société se voue à elle-même, il a souligné à juste titre qu’elle n’implique pas seulement des croyances ineptes, mais une forme de révérence qui s’étend au-delà des dieux, des esprits et des ancêtres pour s’attacher à des objets, comme les aigles que vénéraient les ­légions romaines ou les drapeaux de régiment que des soldats sont prêts à ­défendre au prix de leur vie dans les combats d’aujourd’hui. On peut expliquer beaucoup de choses en rapprochant, comme le fait Boyer, les données ethnographiques et les découvertes récentes de la psychologie. Mais il existe aussi une dynamique historique qui explique pourquoi, dans des conditions sociologiques précises, des membres de cultures différentes acceptent ou rejettent tel ou tel système de croyances.
En outre, même dans les cultures les plus traditionnelles, dotées d’une longue histoire d’orthodoxie religieuse, on trouve des sceptiques, des railleurs et des cyniques qui refusent de croire ce que les autres croient. Domenico Scandella, condamné au bûcher en 1599 pour hérésie, n’était sans doute pas le seul à juger idiots ceux qui croyaient à l’existence de l’enfer, ni à penser que les dirigeants ont intérêt à entretenir cette croyance pour agir à leur guise. Comme tout anthropologue de terrain, Boyer est bien conscient qu’il est risqué d’affirmer que les Nuers, les Cunas, les Grecs, les chrétiens (protestants ou catho­liques), les musulmans (sunnites ou chiites) ­adhèrent ou non à un ensemble strictement défini de croyances surnaturelles. Il sait très bien, par ailleurs, que les êtres humains peuvent parfois faire fusionner la foi religieuse et l’adhésion à une cause sans rapport apparent – nationale ou communautaire, par exemple –, donnant naissance à ce qu’on appelle aujourd’hui le fondamentalisme. Mais que dire des réfractaires comme Scandella ou ­Diagoras l’Athée – lequel, au Ve siècle avant notre ère, lorsqu’on lui montra les ex-voto disposés par les survivants de naufrages dans le temple de ­Poséidon à Samothrace, observa qu’il y en aurait eu beaucoup plus si les noyés avaient eu l’occasion d’en déposer eux aussi ?
Le cerveau des nouveau-nés est conçu de manière à inventer illico des agents surnaturels lorsqu’ils sont confrontés à des événements imprévisibles qui réclament une explication, soit. Mais notre cerveau n’est-il pas également conçu de manière à remettre en cause les explications qui en demandent un peu trop à notre propension héréditaire à croire ce que racontent nos parents, nos enseignants ou nos pairs ? Agir conformément à des préceptes « religieux », plutôt que de se fier aux enseignements de sa propre expérience, était peut-être non seulement souhaitable mais vital pour nos lointains ancêtres proches de l’Ève mitochondriale. Mais, pour emprunter une expression du logicien W. V. Quine, les créatures qui tirent de leur environnement des conclusions « foncièrement erronées » ont peu de chances de vivre assez longtemps pour transmettre leurs gènes.
Même si les sceptiques, les railleurs et les cyniques ne sont qu’une minorité incapable d’envahir, au sens de la théorie évolutive des jeux, une population viscéralement attachée à ses croyances traditionnelles, le cerveau du bébé autorise aussi des variations sous-culturelles stables, dont l’explication est à chercher dans les processus de sélection culturelle et sociale plutôt que naturelle. Il n’est pas difficile de trouver dans les travaux ethnographiques et historiques des cas où des croyances religieuses héritées sont partagées à la fois par les groupes domi­nants et les groupes dominés, tandis qu’un groupe intermédiaire, avec ses intérêts et priorités propres, a élaboré une doctrine alternative. Si les membres de ce dernier groupe sont moins enclins que les autres à attribuer à des êtres surnaturels la capacité d’intervenir dans les affaires humaines, ce n’est pas parce que leurs gènes leur ont donné une architecture mentale différente. Ce genre d’exemple n’infirme pas la proposition générale selon laquelle tous les humains sont prédisposés à prêter une volonté consciente non seulement aux animaux mais à certains types d’objets inanimés d’une part et d’êtres sur­humains d’autre part. Mais il montre à quel point nous sommes capables de détourner, de modifier ou de surmonter les prédispositions qui dérivent, directement ou indirectement, des pressions sélectives ayant jadis optimisé l’avantage reproductif de nos ancêtres.

Boyer est persuadé que la religion n’est pas vouée à disparaître – et il ne manque pas de données pour appuyer sa prédiction. Mais n’y a-t-il pas des reli­gions plus susceptibles que d’autres de perdurer ? Les êtres humains auront toujours besoin de chercher au-delà des données sensorielles les réponses aux sempiternelles questions telles que : « Comment faut-il vivre ? » Et, bien que Boyer fasse peu de cas de ces « reli­gions métaphysiques », comme il les appelle, qui « ne se salissent pas les mains avec des préoccupations bassement humaines », il admet sans doute que la science ne pourra jamais répondre à la question : « Pourquoi sommes-nous sur Terre ? » L’avenir des dieux, des esprits et des ancêtres est cependant plus problématique. Peut-être ne verrons-nous pas advenir ce mouvement universel vers la sécularisation qu’ont prédit, à tort, tant de sociologues de la religion au cours du XXe siècle. Mais nous avons tout de même assisté en partie à cet Entzauberung – ce « désenchantement » ou, littéralement, cette « démagification » du monde – qui caractérise, selon Max Weber, la modernité.
Si William Whiston, qui succéda à Newton à la prestigieuse chaire de mathé­matiques de Cambridge, jugeait impossible de nier l’existence de démons invisibles, ceux qui occupèrent ensuite ce poste ne partageaient pas son opinion (même si certains d’entre eux croyaient que les nombres ­entiers ­naturels étaient une création divine). Les chamans mongols du XXe siècle ont cessé d’attribuer aux esprits la cause de maladies que les vaccins peuvent prévenir, ou la médecine chinoise traiter, tout en restant persuadés que les troubles psychologiques peuvent être guéris uniquement par des techniques que les praticiens occidentaux qualifieraient de magiques. Les insulaires de Mélanésie, dont les aïeux s’adonnaient au culte du cargo, ne croient plus désormais qu’accomplir certains rites leur permettra d’obtenir des marchandises européennes. Aucun des peuples d’Amérique du Sud n’estime plus indispensable de sacrifier des enfants ou des prisonniers de guerre pour assurer la fertilité des champs.
Les êtres humains continueront sans doute à croire à toutes sortes de choses, métaphysiques et éthiques, et à se définir par rapport à ces croyances au point d’être prêts à tuer ceux qui refuseraient d’y adhérer. Mais les agents surnaturels ne sont plus ce qu’ils étaient. Pour parler simplement, disons que Hegel n’avait pas tort quand il observait que nous avons beau trouver les statues grecques admirables, « nous ne plions plus le genou devant elles ». 

Garry Runciman (Walter Garrison Runciman) est un sociologue britannique, mort en décembre 2020. Il a notamment publié The Social Animal (HarperCollins, 1998).
— Cet article est paru dans The London Review of Books le 7 février 2002. Il a été traduit par Dominique Goy-Blanquet.

[post_title] => Ce que ne nous disent pas les sciences cognitives [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => ce-que-ne-nous-disent-pas-les-sciences-cognitives [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:19:39 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:39 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108290 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 108300
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_date_gmt] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_content] => 

Dans la pièce Jumpers, de Tom Stoppard1, qui remonte au début des années 1970, le héros philosophe se désole de la montée inexorable de l’athéisme : « La marée fait son chemin, et c’est une marée qui ne s’est inversée qu’une seule fois dans l’histoire de l’humanité. […] Il y a vraisemblablement une date – un moment – où la charge de la preuve est passée de l’athée au croyant, où, tout à coup, le “non” l’a emporté. » Eh bien, quelle était cette date – quand le « non » l’a-t-il emporté ? Était-ce en 1890 ? En 1918, après la Grande Guerre ? En 1966, quand le Time a choqué ses lecteurs avec une couverture qui demandait si Dieu était mort ? D’ailleurs, le « non » l’a-t-il bel et bien emporté ? Dans la plupart des pays du monde, le « oui » semble se porter à merveille. Même dans un quartier sécularisé comme Manhattan, à Noël, les messes de minuit font salle comble. Et les quelques badauds qui sont venus pour la musique s’attirent des regards réprobateurs lorsqu’ils s’éclipsent sur la pointe des pieds après le Vivaldi.
Le sondage le plus généreux ne semble jamais trouver plus de 30 % d’Américains se disant « pas ou peu religieux », alors que les chiffres montent jusqu’à environ 50 % en Europe. Mais quelque chose a changé en l’espace d’une centaine d’années. John Stuart Mill déclarait au début du XIXe siècle qu’il était le seul jeune de sa connaissance à n’avoir pas été élevé dans la religion ; à la fin de sa vie, il était entouré d’incroyants. Pourtant, bien que les romans du XIXe siècle soient habités par le doute, il n’y en a aucun où les agnostiques dominent tout à fait. Il est difficile de rendre compte d’un tel changement simplement par des chiffres. Ce qui est certain, c’est qu’un plus grand nombre de personnes déclarent ne pas croire en l’existence de Dieu, et qu’elles sont moins persécutées pour leur incroyance que ce n’était le cas depuis la chute de Rome. Le « non » a visiblement conquis un certain électorat, gagné en visibilité. Mais qu’a-t-il exactement remporté ?
À bien des égards, le changement ressemble davantage à un ressac qu’à une marée. Si à la fin du XIXe siècle on trouvait des libres penseurs dans chaque salon, pendant la majeure partie du XXe siècle la voix de l’athéisme s’est faite plus angoissée et plus sourde. La foi a quelque chose de glamour. Presque tous les grands poètes modernistes étaient croyants : Auden et Eliot étaient anglicans, Yeats pratiquait un vaudou irlandais de son invention. Wallace Stevens, dont le grand poème Sunday Morning évoque ce que l’on peut faire le dimanche matin quand on ne va pas à l’église, a vu son athéisme traité très discrètement, comme l’homosexualité de Hart Crane.
Ce n’est que depuis une vingtaine d’années que la foi a commencé à faire l’objet d’un mépris affiché. Avec le biologiste de l’évolution Richard Dawkins en figure de proue, les néo-athées sont des polémistes et, en bons polémistes, leur objectif n’est pas tant de convaincre l’opinion publique que de galvaniser leurs troupes et donner des aigreurs d’estomac à leurs adversaires. Longtemps marginalisé et évoqué du bout des lèvres, l’athéisme peut désormais proclamer son credo. Mais pourquoi les non-croyants ont-ils soudain éprouvé le besoin de faire grincer des dents et d’adopter un discours plus explicite ? Pourquoi, si le « non » l’avait bel et bien emporté, se sentent-il soudain obligés d’en faire des tonnes ? [lire « Aux origines des origines », p. 16.]
Une histoire de l’athéisme moderne – qu’a dit Voltaire à Diderot ? Qu’a signifié Comte pour Mill ? – serait appréciable. The Age of Atheists, de l’historien britannique Peter Watson, aurait pu être ce livre, mais il ne l’est pas. Il s’ouvre par une citation de Nietzsche qui, en 1882, annonçait la mort du Grand Manitou et la dérive de l’homme dans la « haute mer » des incertitudes, et s’apparente plutôt à un pot-pourri des vies et des œuvres de tous les artistes ou philosophes modernes qui ont été ­tourmentés par l’idée que Dieu n’existe pas. Peter Watson nous entraîne dans un voyage effréné à travers l’histoire de l’art et des idées – George Bernard Shaw et les membres du Bloomsbury Group, Dostoïevski et l’expression­nisme ­allemand, Sigmund Freud et Pablo ­Picasso.
Cela a un certain sens : la non-existence de Dieu est un problème omniprésent pour les modernes. Mais signaler chaque manifestation d’incroyance n’aide pas à s’en faire une idée plus précise. (Sur une même page, on nous parle d’Anna Clark, de Tennessee Williams, de Stefan George, de James Joyce, de Philip Roth, de Henry James, de Wilhelm Reich, de Valentine de Saint-Point, de Léger, de Milan Kundera, de Michel Foucault, de Jacques Lacan, de Jean-François Lyotard, de H. G. Wells, de Gerhart Hauptmann, d’Aldous Huxley, de John Gray, d’Eugene Goodheart, de Jonathan Lear et, bien sûr, de Nietzsche.) Dans la mythologie grecque, Argos, le géant aux cent yeux, voyait peut-être plus de choses que les autres, mais il n’avait pas une vue plus perçante. Peut-on vraiment considérer que Matisse n’aurait jamais peint L’Atelier rouge – un tableau paradigmatique de l’art postreligieux, selon Watson, l’espace créé par l’artiste remplaçant la nature divine – si Nietzsche n’avait pas proclamé la mort du Très-Haut ?

Le problème est que l’athéisme en tant que conviction intime est très différent de l’athéisme en tant que mouvement structuré. Or Watson ne distingue pas clairement les deux, ce qui donne l’impression que son livre est à la fois haletant et interminable, beaucoup trop rapide dans ses différentes parties et trop dispersé dans son ensemble. Même sa chronologie de l’essor de l’incroyance semble bancale. « L’art moderne est une célébration du séculier », ­affirme-t-il avec assurance en parlant de Picasso et consorts, et, bien qu’il revienne rapidement sur ses propos, il ne saurait en effacer l’absurdité, puisqu’une grande partie de l’art moderne – Kandinsky, Mondrian, Rothko – est de nature religieuse ou mystique.
Ce n’est que dans les cent dernières pages qu’apparaît la vraie thèse du livre. Pour Watson, nous ne nous divisons pas entre croyants et non-croyants, mais entre ceux qu’on pourrait appeler les « surnaturalistes », pour qui une explication matérielle de l’existence ne peut rendre compte de notre expérience teintée de mystère et de sacré, et les « auto­suffisants », que cela ne dérange pas de mettre au compte de l’esprit humain tout ce qui fait le sel de la vie. Watson considère la phénoménologie comme « le courant de pensée le plus sous-estimé du XXe siècle », et l’accent mis sur les sensations agréables, sur ce que les phénoménologues appellent « l’eccéité », comme la meilleure alternative à la religion d’antan. L’athéisme sanctifie moins le monde mais en nomme plus ­d’éléments, semble-t-il dire, et cela est suffisant en soi. La porte reste ainsi ouverte aux croyants pour qu’ils s’engagent dans une « dénomination » élargie à leur façon, ce qui transformerait le puissant Jéhovah en fée Clochette – si vous dites son nom assez souvent, il prend vie. Pour Watson, c’est la foi adéquate, positive, affirmant le mystère, améliorant la vie, pragmatique, la foi terminale.
Une histoire de l’athéisme vraiment utile essaierait sans doute de faire la distinction entre le sujet de Watson, l’angoisse romantique tardive de Nietzsche et de ses disciples – qui réagissent à l’absence de Dieu comme des élèves de CM2 à l’absence de leur instituteur : vous voulez dire que maintenant on peut faire tout ce qu’on veut ? – et la tradition plus ancienne du rationalisme des Lumières : celle qui a organisé pour Dieu un pot de départ à la retraite, lui a offert une canne à pêche et lui a dit qu’il pouvait partir tranquille, que les affaires marchaient bien. Cette forme d’athéisme plus courtoise est au bout du compte plus puissante : elle a joué un rôle plus important en politique que la version nietzschéenne de type « le prof n’est pas là », mais un rôle moindre dans les arts. C’est le sujet d’un livre écrit par Mitchell Stephens, professeur de journalisme à l’Université de New York. Dans « Imaginez que le paradis n’existe pas »2, il traite de l’athéisme en tant que mouvement articulé – un mouvement pour lequel il fait montre d’un enthousiasme parfois excessif. Nous apprenons énormément sur les figures censurées de l’Histoire et sur les persécutions dont les libres penseurs ont souffert jusqu’à une date très récente. Ses martyrs nous serrent le cœur, ses héros nous exaltent. Il préfère Diderot à Voltaire, car, là où Voltaire se contentait de se moquer à bonne distance, Diderot était un vrai moraliste qui a changé les esprits parisiens. Et il consacre des pages émouvantes à la vie méconnue de Charles Bradlaugh, un athée farouche de l’époque victorienne – il aurait qualifié le christianisme de « religion maudite et inhumaine » – qui s’est néanmoins fait élire au Parlement à plusieurs reprises et a fina­lement été autorisé à y siéger, contre la volonté de la reine. (Il a été commémoré par une statue de plus de 2 mètres de haut dans sa circonscription.) Par moments, Stephens rappelle au lecteur la mère de Philip Roth qui, lisant un article sur un accident d’avion, comptait toujours les noms juifs en premier. Stephens fait de même avec les athées, soulignant leur implication dans le mouvement abolitionniste, même si, comme il le sait, les Églises chrétiennes ont joué un rôle bien plus important.
À lire Stephens, on a l’impression que chaque grand nom donne le coup d’envoi d’une nouvelle ère. Ainsi en ­est-il de l’incroyance : Diderot a écrit ceci, Nietzsche a dit cela, Darwin ­observé ceci, Bradlaugh défendu cela, et maintenant les magasins d’alcool sont ­ouverts le ­dimanche toute la journée. La difficulté, comme toujours lorsque l’on s’intéresse à l’histoire des idées, n’est pas que les idées ne comptent pas ; c’est que nous avons tendance à faire l’impasse sur la façon dont ces idées en sont venues à compter. Pour un historien, rien de plus facile que de répondre à la question « Qui a ensemencé la terre ? » ; mais « Qu’est-ce qui a fait que la terre a reçu la semence ? », voilà la question difficile.

De fait, une grande partie de l’argu­mentation contre l’existence de Dieu fonctionne moins bien sous forme de raisonnement à thèse que comme atmosphère et tonalité. Ceux qui ont silencieusement miné les fondations de l’Église ont fait plus de dégâts que les soudards qui l’ont attaquée frontalement. Deux astres des Lumières anglaises et françaises, Edward Gibbon et Auguste Comte, sont complétement absents du récit de Stephens. Ni l’un ni l’autre n’ont professé ouvertement leur incroyance, mais tous deux ont contribué à tuer Dieu par leurs insinuations. Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, le réquisitoire le plus efficace et le plus ambitieux contre le christianisme est le chapitre XV du livre de Gibbon Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain. Gibbon admet – « concède », plutôt – la vérité évidente de la religion chrétienne, puis demande, pince-sans-rire, quels sont les mécanismes terrestres qui lui ont néanmoins permis de triompher. Dans une prose concise et convaincante, il énumère les stratégies bien concrètes qui ont rendu possible un tel succès. Les chrétiens avaient l’avantage de la cohésion et de la discipline par rapport aux païens ou aux épicuriens, lesquels étaient plus nombreux mais disséminés. L’histoire religieuse devient une question de causes et d’événements humains. Dieu s’en trouve amoindri, sans pour autant être officiellement mis en doute.
Comte, à sa manière, a fait plus de mal à la religion organisée que Diderot : non pas en la contestant, mais simplement en l’imitant. Il a introduit dans la France du XIXe siècle une forme agressive d’« humanisme », un culte qui tend à remplacer le Dieu d’en haut par les Hommes vertueux d’en bas. Cet humanisme a eu ses chapelles (il en existe encore une à Paris3) remplies d’icônes de figures admirables : Héloïse, Abélard, Galilée. Ce sont des endroits agréables. Au lieu de nous faire à la taille de Dieu, Comte a fondé une foi à notre mesure. De même que la tolé­rance religieuse s’est plutôt imposée à l’usure que par l’argumentation, l’incroyance a fait des émules en vertu d’une certaine atmosphère. Si l’argumentation ­comptait, c’était surtout par les humeurs qu’elle créait.
La non-croyance moderne semble avoir connu trois pics distincts – des périodes où, bien qu’il soit difficile d’avancer des chiffres précis, il était visiblement cool de se moquer de la religion, branché de déclarer l’inexistence de Dieu. L’un se situe à la fin du XVIIIe siècle, avant la Révolution française, un autre à la fin du XIXe siècle, juste avant la révolution russe. Quant au troisième, nous sommes en plein dedans. Un réactionnaire ferait remarquer, avec justesse, que chacun de ces pics a précédé une révolution qui a pris une tournure si horrible que la réputation de l’incroyance s’en est trouvée durablement salie. Comme dans le cas des chrétiens de l’Empire romain, le « non » l’a le plus souvent emporté par la discipline, l’aplomb et la soif de pouvoir que par le nombre, allant jusqu’à revendiquer – à l’instar des chrétiens – la bénédiction d’un État : d’abord la République française, puis l’Union soviétique.
Pourtant, le besoin de Dieu ne disparaît jamais. Dans un sketch, Mel Brooks joue un homme âgé de 2 000 ans à qui l’on demande d’expliquer l’origine de Dieu. Les premiers humains ont d’abord adoré « un type du village qui s’appelait Phil », admet-il. Phil « était grand, méchant, et il avait des mains capables de vous briser comme une allumette ». Un jour d’orage, Phil a été frappé par la foudre. « Nous nous sommes rassemblés autour de lui et avons constaté qu’il était mort. Alors nous nous sommes dit : ‘‘Il y a quelque chose de plus grand que Phil !’’ »
Ce ­besoin fondamental de trouver quelque chose de plus grand que Phil donne ­encore une audience aux théories théistes, même si leurs explications sur le créateur de l’Univers s’empêtrent dans des contradictions absconses. Les fervents défenseurs de Dieu sont de plus en plus enclins à s’emparer de la moindre incertitude scientifique ou à promouvoir l’idée d’un Dieu si lointain qu’il est réduit à l’état de pur courant d’air. Stephen C. Meyer, dans son best-seller « Le doute de Darwin »4 , réinvente le Dieu des ­lacunes – un Dieu dont le domaine s’étend à tout ce que la science ne peut pas encore ­expliquer – en examinant notamment les mystères non résolus de l’explosion cambrienne.
L’expérience montre que ceux qui adoptent cette stratégie finissent par défendre un terrain de plus en plus ­réduit. Ils voyaient la main de Dieu dans l’existence même des hommes, puis ils ont dû se résigner à ne plus la voir que dans la conception de leurs yeux. Ensuite, lorsque l’évolution de l’œil humain a été entièrement expliquée, ils se sont rabattus sur l’aile de l’oiseau, après quoi ils ont essayé le flagelle bactérien, et maintenant, à l’instar de Meyer, les voilà réduits à désigner les cils dans l’intestin des vers et l’émergence de quelques types d’organismes pluricellulaires au cambrien comme des phénomènes dépourvus de toute explication rationnelle. Sur ce genre de sujets, la retraite se transforme toujours en déroute.
Alors que les explications censées prouver l’existence de Dieu deviennent de plus en plus fragiles, certains font l’apologie du Tout-Puissant avec un zèle excessif. Un récent ouvrage de David Bentley Hart, « L’expérience de Dieu »5, ne tente même pas de faire de Dieu la cause première, l’auteur du big bang qui aurait ­lancé la fête ; il préfère enraciner la preuve de son existence dans l’existence de l’Univers lui-même. Puisqu’on ne peut expliquer l’Univers qu’au moyen d’un autre élément de l’Univers, pourquoi l’Univers ­existe-t-il ? La réponse à cette question irrésolue est Dieu. Il se tient en dehors de tout, « infini auquel rien ne peut être ajouté ni soustrait », fondement ultime de l’être. Cette idée, maximaliste dans sa conception, est minimaliste dans ses effets. Une entité à ce point plus grande que Phil est tellement éloignée des problèmes des congénères de Phil qu’elle pourrait tout aussi bien ne pas être là pour eux. Ce Dieu n’a évidemment rien à voir avec celui qui établit des règles interdisant de manger du bacon ou qui met des harpes dans les mains des anges. Un Dieu qui ne communique avec personne et n’interfère dans rien, voilà une acquisition étonnamment sans intérêt pour la cosmologie – un peu comme si l’on avait invité à dîner un personnage célèbre pour ses traits d’esprit et qu’il passait le repas à marmonner la bouche pleine.
Ce que l’on souligne rarement, bien qu’il s’agisse d’une chose importante, c’est qu’il existe une convergence secrète entre les « surnaturalistes » et les « autosuffisants ». De façon étonnante, peu de ceux qui ont sérieusement pesé les alternatives – ceux qui lèvent la main pour voter oui ou non – croient encore en Dieu. Je veux dire « croient » en un homme omnipotent dans le ciel qui établit des règles morales et observe les actions des hommes avec une diligence obsessionnelle. Ceux qui se disent croyants croient en quelqu’un – un principe de création du monde, une « entité supérieure », un « fondement de l’être », une « idée ordonnatrice », une essence qui dépasse la compréhension simple et immédiate, quelque chose au-delà de la matière et de plus grand que Phil. Ils croient certainement à une Église, un ensemble de rituels, un schéma historique et une tradition antirationnelle. Mais au cœur de leur conception réside une célébration du mystère et de la complexité trop raffinée pour les esprits matérialistes. Les autosuffisants rendent rarement justice aux questionnements des surnaturalistes, lesquels ont tendance à fétichiser le mystère de la foi – y voyant une province spirituelle spéciale que les non-croyants sont trop idiots pour conquérir – et à proclamer leur doute et leur besoin de foi tout autant que leur dogme. Can’t Help Lovin’ Dat Man (« Je ne peux m’empêcher de l’aimer ») – et non Onward, Christian Soldiers (« En avant, soldats du Christ ») : tel est l’hymne des surnaturalistes de nos jours.
Du reste, la plupart des athées croient eux aussi en quelque chose qui ressemble à ce que les surnaturalistes appelleraient la foi – ils recherchent la transcendance et l’épiphanie, pratiquent quelques rituels, observent certains rites. Les vrais rationalistes sont aussi rares dans la vie que les vrais déconstructionnistes dans les départements d’anglais des universités ou les vrais bisexuels dans les bars gays. Au cours d’une vie passée dans des lieux éminemment laïcs, j’ai connu peut-être deux rationalistes purs et durs – des gens qui refusaient de se fier à leur intuition et essayaient de naviguer dans la vie en soumettant toute chose à l’examen de la raison – et d’innombrables humanistes, au sens où l’entend Comte, des gens qui ne cherchent pas Dieu mais sont enthousiastes à l’idée d’une métaphysique, de panthéons sacrés et de chapelles privées. Ils pratiquent un mélange syncrétique de rituels : ils polissent des menorahs ou décorent des arbres de Noël, méditent sur l’au-delà, disent des prières silencieuses, allument des bougies pour faire reculer l’obscurité. Ils parlent volontiers d’âmes et d’armes de l’esprit, et vont à la messe de minuit pour entendre Les Anges dans nos campagnes, et, s’ils partent avant la fin, ils partent comblés. Vous les reconnaîtrez facilement : ce sont ceux qui ont les larmes aux yeux, au fond de l’église.

Si les athées sous-estiment la douceur sucrée de la foi, les croyants sous-estiment, eux, le côté sentimental du doute. Mon blogueur athée préféré, Jerry Coyne, biologiste de l’évolution à l’Université de Chicago, lance des philippiques imparables contre les idioties du dessein intelligent. Mais un historien qui consulterait son blog dans quelques années remarquerait qu’à ses philippiques se mêle un flot d’images attendrissantes de chats – dans la cognition limitée desquels, note l’amoureux des chiens que je suis, il projette une forme d’intelligence et de personnalité tout aussi allègrement que ses ennemis projettent un dessein dans les coquillages – et des extraits de vieilles chansons de Motown. Exprimer son humanisme requiert de l’humanité, et cela se manifeste par l’amour franchement irrationnel que l’on voue à certaines choses. Stephens, d’ailleurs, tire le titre de son livre d’une chanson, explicite en apparence, de John Lennon : Imagine. Après avoir flirté avec l’athéisme pendant environ neuf mois, de Noël 1970 à l’automne 1971, Lennon est retombé dans une forme de spiritualité syncrétique à sa sauce. Il se met en tête de faire le tour du monde en avion dans le « mauvais » sens, d’est en ouest, et pratique l’astrologie. Lennon « pouvait nourrir des croyances par intermittence », écrit Stephens avec diplomatie. Mais, en vérité, l’artiste restait entièrement prisonnier de la dernière superstition à avoir titillé sa fantaisie, ou celle de sa femme. « Imagine there’s no Heaven » «[Imaginez qu’il n’y a pas de paradis], dit la chanson – mais prêtez attention aux étoiles et interrogez le Yi King si nécessaire. L’auteur du grand hymne athée était tout sauf athée.
Les dogmatiques de tout bord, qu’ils soient pro- ou antireligion, éprouvent un mépris tout particulier pour ce syncrétisme artisanal, peut-être parce qu’ils y voient une véritable menace pour leur autorité. (Les rites chrétiens étaient raillés par les Romains pour leur vulgarité bien avant d’être dénoncés pour leur absurdité). « Être juif est incroyablement important pour moi, mais je ne suis pas pratiquant, déclare l’un de ces syncrétistes, romancier de son état, dans une interview. En même temps, je tenais beaucoup à ce que mon fils se reconnaisse en tant que juif – pas seulement sur le plan culturel, qu’il soit aussi imprégné des traditions et des rituels. Sa bar-mitzvah, l’année dernière, était complètement atypique, éclectique : elle a été célébrée dans une église, par une femme rabbin dont nous sommes devenus proches. La cérémonie était entrecoupée de lectures de Coleridge et de Hannah Szenes, et toute l’assemblée a chanté Hallelujah de Leonard Cohen tandis que mon fils jouait du ukulélé et moi du piano. ça a été l’un des grands moments de ma vie. »
On serait tenté de dédaigner ces fêtes, de les considérer comme abêtissantes et puériles – cette église doublement profanée, cette dame rabbin, ce ukulélé ! Mais en vérité, elles ne sont ni plus ni moins artificielles que les rites des religions plus anciennes, qui étaient eux aussi forgés à partir d’éléments disparates et paraissaient à l’époque tout aussi ridicules aux observateurs extérieurs. Il ne s’agit pas d’une forme de foi corrompue ou amoindrie. C’est la foi telle qu’elle a toujours existé.
Voilà une bonne nouvelle, non ? Cela ne signifie-t-il pas que nous sommes, pour citer un optimiste assagi, moins divisés que ne le suggèrent nos opinions théologiques ? Et cela signifie aussi que nous sommes probablement plus divisés que ne le suggèrent nos politiques religieuses, car c’est le but de la politique de diviser. Ce n’est pas un hasard si on appelle « division » le moment où les membres des différentes chambres du Parlement britannique sont appelés à ­voter. Nos politiques ne reflètent pas nos similitudes mais nos différences. Nous étions moins divisés que nos politiques n’en donnaient l’impression à la veille de la guerre de Sécession, par exemple. Nous étions juste divisés sur un point important. Et, aujourd’hui, la pomme de discorde est que les surnaturalistes ne souhaitent pas seulement pouvoir dire leurs prières quand ça leur chante et vénérer qui ils veulent. Ils souhaitent aussi que les personnes qui, selon eux, contrôlent la culture reconnaissent que leur voie vers la vérité est honorable – ils veulent que le surnaturalisme soit respecté non pas simplement comme une façon de vivre, mais aussi comme une façon de savoir.

Nous arrivons ici à ce privilège que le « non », quel que soit le nombre de ses partisans, possède bel et bien désormais : le monopole sur les formes légitimes de connaissance du monde naturel. Le « non » a ce monopole pour les mêmes raisons que les fabricants d’ordinateurs supplantent les fabricants de boules de cristal : ils ont l’avantage de proposer une explication réelle des choses, et les processus qu’ils mettent en œuvre sont évidents. Ce qui fonctionne l’emporte. Nous savons que l’homme n’a pas été créé ex nihilo mais qu’il a lentement évolué à partir d’animaux plus petits ; que la Terre n’est pas le centre de l’Univers mais une planète parmi un milliard d’autres dans un coin reculé de la Galaxie ; et que, depuis que l’Univers existe – soit des milliards d’années –, il n’y a eu aucune preuve d’une quelconque intercession miraculeuse dérogeant aux lois de la ­nature. Nous n’avons pas besoin de nous imaginer qu’il n’y a pas de paradis ; nous savons qu’il n’y en a pas, et qu’il est vain de continuer à chercher des anges. Pour combler le vide, on peut certes s’inventer un Dieu, mais il ne s’agira jamais que d’un emploi fictif – un président du conseil d’administration au titre ronflant mais aux pouvoirs limités.
Étant donné la diminution du champ de compétences divines depuis l’époque de Galilée, les surnaturalistes souhaitent juste que le langage de la science ne soit pas exagérément insultant à leur égard. Et nous parvenons enfin à la matrice du nouvel athéisme, à ce qui a rendu le « non » si fort : l’immense prestige, au cours des trente dernières années, dont a joui la biologie de l’évolution. Depuis le siècle des Lumières, le langage scientifique a toujours été dominant, c’est-à-dire une métaphore supérieure que les personnes instruites utilisent pour parler de l’existence. Pendant la majeure partie du XXe siècle, la physique a joué le rôle d’une superscience ; or la physique est, par nature, accommodante avec Dieu : les lois de la physique sont tellement cosmiques qu’elles peuvent coexister avec le langage de la foi. Elles concernent l’infiniment grand, à des années-lumière de nous, ou l’infiniment petit, les atomes qui nous composent, et, dans tous les cas, c’est étrange et effrayant. Le « Dieu » d’Einstein, celui qui « ne joue pas aux dés », n’est pas vraiment le Dieu des théologiens, mais il s’en approche suffisamment pour être toléré. Notre compréhension du monde a été sensiblement améliorée par les découvertes qui ont suivi la révolution génomique, ce qui a propulsé la biologie de l’évolution au rang de science modèle, celle sur laquelle portent tant de livres ­populaires. Or la biologie affirme des choses qui touchent directement les gens, et elle se heurte à des objections religieuses beaucoup plus embarrassées. Il est significatif que le nouvel athéisme se soit constitué autour de Richard Dawkins. Bien que les détails de la nouvelle théorie de l’évolution soient en réalité assez peu pertinents pour le néo-athéisme (les idées lamarckiennes pourraient être acceptées demain sans pour autant rapporter Dieu dans leurs bagages), dans l’esprit des auto­suffisants l’une et l’autre vont de pair. Leur invocation perpétuelle est une insulte au surnaturalisme et au droit qu’a la foi de revendiquer ses vérités.
« Sur le plan cosmique, il me semble que j’ai deux avis, écrivait John Updike dans un article publié en 2006. Le pouvoir de la science matérialiste de tout expliquer – du comportement des galaxies à celui des molécules, des atomes et de leurs composants submicroscopiques – semble inattaquable et la principale gloire de l’esprit moderne. D’un autre côté, la réalité de nos sensations subjectives, de nos désirs et, si l’on peut dire, de nos illusions constitue l’essence même de notre existence, et seule la religion, sous ses nombreuses formes, tente de les aborder, de les ordonner et de les apaiser. Je suis donc persuadé que la foi religieuse continuera à être une composante essen­tielle de l’être humain, comme elle l’a été pour moi. »
La religion est-elle la seule à aborder la réalité de nos sensations subjectives ? Il est parfaitement possible de penser qu’il y a beaucoup de choses qui ne seront jamais des sujets pour la science sans en déduire qu’elles relèvent de la foi. Les êtres humains sont imprévisibles. Nous ne pouvons pas savoir quelles chansons ils chanteront, quelles idées nouvelles ils auront, s’ils agiront bien ou mal. Mais leurs sensations subjectives ne les dotent pas d’une âme. Elles en font simplement des personnes. Puisque le postulat de départ de Darwin est que la variation individuelle est la règle de la nature, il n’est pas surprenant que les êtres vivants capables d’expérimenter le monde éprouvent chacun des sentiments différents. Une alternative à l’« explication scientifique systématique » est la « description poétique singulière », et non l’« intercession magique miraculeuse ».

En fin de compte, ce qui est en jeu, c’est davantage le tempérament que les arguments. Mitchell Stephens évoque la lutte angoissante au sein de l’âme et de l’esprit entre la croyance et l’incroyance. Cette lutte est une forme moderne de piété, mais je me demande combien de personnes en font réellement l’expérience. La vue de la haute mer en émerveille certains et en terrorise d’autres, et la ligne de démarcation ne semble pas plus une question de principe que celle qui sépare ceux qui aiment aller à la mer l’été de ceux qui préfèrent la montagne. Certaines personnes d’une grande sensibilité et d’une grande intelligence – les poètes Philip Larkin, W. H. Auden et Emily Dickinson, pour n’en citer que trois – trouvent intolérable l’idée de la haute mer, des grandes fenêtres laissant entrer la lumière, et rien au-delà. Si croire en Dieu n’est qu’un effort d’imagination, ils préfèrent encore ce pari précaire. D’autres – Elizabeth Bishop, William Empson et Wallace Stevens – ne s’effraient guère de l’inexistence de Dieu mais reculent devant l’idée d’un Univers conçu autour de sacrifices sanglants et de tortures éternelles, où même la promesse d’une félicité dans l’au-delà s’apparente dangereusement à l’ennui éternel. Pour eux, notre existence n’est composée que de matière, de plaisirs et d’un certain sens moral ; c’est le seul type de vie qui vaille la peine d’être vécu. Les différences, d’abord de tempérament, deviennent ­ensuite théologiques.
Et si, cependant, toute cette bataille entre le « oui » et le « non » n’avait en fait jamais été soumise qu’à une simple règle de développement économique ? Peut-être les petites fluctuations des idées et même des humeurs ne sont-elles que de l’écume sur la grande vague de la prospérité croissante. Il se peut que l’explication matérialiste du triomphe du matérialisme soit celle qui voit juste. L’économiste de Princeton Angus Deaton, dans son livre La Grande Évasion (PUF, 2016), a démontré que l’augmentation du bien-être dans au moins la moitié nord de la planète au cours des deux derniers siècles marque une rupture par rapport à toutes les périodes précédentes. Les tourments quotidiens de l’âge de la Foi n’existent guère dans notre âge occidental de la Fatuité. Les horreurs qui parsemaient la vie de nos ancêtres de l’époque, quand on les énumère, sont maintenant presque inconcevables : les femmes mouraient de douleur en accouchant, et leurs bébés mouraient aussi ; les opérations chirurgicales étaient effectuées sans anesthésie. (Au début du XIXe siècle, la romancière Fanny Burney raconte ainsi son opération pour une tumeur au sein : « J’ai poussé un long hurlement qui n’a cessé pendant toute la durée de l’incision. […] Je sentais le couteau frotter contre l’os du sein, le racler tandis que je restais sous la torture. ») Si Dieu est devenu l’opium du peuple, c’est parce que beaucoup avaient besoin d’une drogue.
Les revenus augmentent, les églises se vident. L’Atelier rouge de Matisse représente peut-être la pièce où l’artiste se retire après la fermeture des églises, mais c’est aussi un endroit agréable pour passer le temps, avec un tapis oriental, le chauffage central et de l’espace pour travailler. Le bonheur arrive et Dieu s’en va. « Le bonheur ! s’écriera le surnaturaliste. Il ne peut se réduire au bonheur animal consistant à accumuler toujours plus de choses ! » Mais par bonheur il faut seulement entendre moins de souffrances. Il est vain de rechercher le bonheur ; c’est une qualité soustractive. Quiconque a eu une migraine, un calcul rénal ou une rage de dents et en a ensuite été délivré sait ce qu’est le bonheur. Le monde a eu mal au crâne, aux dents et aux reins pendant des millénaires. Ne plus en souffrir est un sentiment très agréable. Sur une grande partie de la planète, nous n’avons plus besoin qu’une entité invisible nous tienne la main pour nous en sortir.
Pourtant, l’interrogation ne prend jamais vraiment fin. Les chiffres semblent indiquer que, dans les sociétés relativement pacifiques et prospères, la foi a tendance à décliner. Mais est-ce parce que nous avons renoncé à Dieu que nous sommes devenus calmes et riches ? Ou plutôt parce que nous sommes devenus calmes et riches que nous avons renoncé à Dieu ? À de telles questions personne ne peut répondre avec certitude. Seul quelqu’un observant tout depuis le ciel pourrait le faire. 

— Adam Gopnik est un essayiste, contributeur régulier au New Yorker. On lui doit une dizaine de livres, dont l’un a été traduit en français, Hiver. Cinq fenêtres sur une saison (Lux, 2019). — Cet article est paru dans The New Yorker le 17 février 2014. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

[post_title] => L’athéisme l’a-t-il emporté ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => latheisme-la-t-il-emporte%e2%80%89 [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:19:39 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:39 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108300 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 108310
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_date_gmt] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_content] => 

J’avais 9 ou 10 ans quand mes parents ont quitté leur austère paroisse anglicane pour intégrer une autre église en plein « renouveau charismatique », comme on disait alors. C’était dans le milieu des années 1970, à Durham, dans le nord de l’Angleterre, mais l’élan était résolument américain. Les jeunes paroissiens (notre église était particulièrement appréciée des étudiants de l’université locale) jouaient de la guitare, témoignaient, chantaient en levant les mains et « dansaient avec l’Esprit » dans les allées de l’église. Parfois, bien que rarement, certains « parlaient en langues », et cette glossolalie endiablée me fascinait. Il y avait un orchestre composé de guitares à douze cordes, de tambourins, d’une trompette et d’une flûte. Nous chantions des cantiques américains, qui me semblaient vaguement « californiens ». Je me mis à redouter l’un des plus populaires, Je suis le pain de vie, dont le refrain clamait : « Et Il ressuscitera. » À ces mots, les ­fidèles enfiévrés levaient les mains vers le ciel, y compris mes parents, que cette chanson émouvait toujours au point de leur faire oublier leur retenue habituelle. Je leur jetais un rapide coup d’œil puis détournais le regard, comme si je venais de les surprendre dans l’émoi de quelque scène primitive. L’intensité des émotions qui circulaient dans cette église chaque dimanche m’inquiétait. J’en vins à la considérer comme l’endroit où les adultes pleurent.
Les églises charismatiques ou évangéliques sont le théâtre d’une catharsis spirituelle. On y vient pour déposer son fardeau aux pieds du Seigneur, ouvrir son cœur à l’Esprit-Saint et « expulser le mal et la tristesse » (pour reprendre l’expression de ma mère). Cette démarche était souvent pénible physiquement. Les gens tremblaient et leurs yeux s’emplissaient de larmes, tandis que ceux qui avaient déjà vécu de telles expériences levaient les mains au-dessus de leur tête en psalmodiant des prières. La « prière libre » était encouragée : les fidèles évoquaient parfois à voix haute leurs espoirs, leurs secrets ou leurs prophéties. L’ordre naturel des choses était inversé : c’était comme si des adultes, secoués par l’émotion, avaient besoin de l’intervention apaisante d’un enfant impassible. L’église était l’endroit où des Anglais tout ce qu’il y a de plus banals semblaient mener une sorte de double vie. Une existence si étrange et anormale dans son abandon qu’elle me semblait d’une intensité presque criminelle.
Ce qui troublait l’enfant que j’étais, en d’autres termes, était sans doute ce qui plaisait tant à l’adulte converti : un théâtral transfert d’autorité. Le croyant adulte, attiré par le Christ impérieux, ressentait la puissance divine de Son appel et se soumettait aux pasteurs et aux fidèles inspirés par Dieu qui lui ordonnaient : Tu dois changer de vie. Mais l’enfant non croyant ou sceptique, ne souhaitant pas particulièrement changer de vie, se sentait abandonné par ceux qui auraient dû le protéger et s’interrogeait secrètement sur le bien-fondé de cette autorité divine. Qui était ce Dieu, ce ­Jésus, ce Saint-Esprit ? S’Il n’existait pas, alors l’office du dimanche matin était un moment d’hystérie collective, rien de plus qu’une hallucination contagieuse. Cette idée me semblait particulièrement préoccupante. Mais le scénario alternatif n’était pas plus rassurant. La doctrine évangélique présume l’existence d’un Jésus extrêmement interventionniste, d’un Dieu très porté sur la surveillance qui non seulement connaît le nombre exact de cheveux que vous avez sur la tête mais se soucie également de votre entretien d’embauche, de vos fréquentations ou de votre projet immobilier. Quand un jour ma mère a dit au pasteur que j’avais eu une bonne note à un contrôle, il m’a serré dans ses bras en me gratifiant d’un « Dieu soit loué ! » plein d’entrain. Je me disais que ce Dieu n’existait sans doute pas, mais que, s’Il existait, Il avait tout d’un proviseur indiscret qui espionne le moindre de mes échecs et de mes succès.
Je sais que mon point de vue n’est pas objectif. Il y avait chez ces gens beaucoup de bonté et de bienveillance, j’aurais sans doute dû m’en rendre compte. Si je mentionne cette histoire, c’est simplement pour expliquer mon intérêt – tout aussi subjectif – pour les travaux de l’anthropologue Tanya Luhrmann, qui étudie le christianisme évangélique aux États-Unis depuis plus de vingt ans. En 2012, elle a publié « Quand Dieu répond »1, un compte rendu de son enquête de terrain au sein des églises charismatiques de Chicago et de la région de San Francisco. Ces dernières font partie de l’association Vineyard Christian Fellowship, un réseau de congrégations fondé en Californie dans les années 1970. Armée d’une curiosité insatiable, d’une patience sans faille et d’un très bon sens de l’observation, Luhrmann s’est immergée dans ce milieu à la manière d’un correspondant de guerre. Au fil de son enquête longue de plusieurs années, elle a interviewé une cinquantaine de fidèles, pris part à leurs rites, prié avec eux, participé aux groupes d’étude de la Bible et consigné, avec une neutralité scrupuleuse, leurs pratiques spirituelles quotidiennes.
Son nouveau livre, How God Becomes Real, est un condensé de ce travail de fond sur l’évangélisme américain. Luhr­mann étend sa brillante analyse des pratiques religieuses à d’autres formes de dévotion telles qu’elle a pu en observer au cours de sa carrière : le culte chrétien charismatique au Ghana et en Inde, la santería (« un mélange entre la transe yoruba et le catholicisme apparu chez les esclaves d’Afrique de l’Ouest aux Caraïbes ») et la sorcellerie au Royaume-Uni (le premier livre de Luhrmann, « L’art persuasif de la sorcellerie »2, était le fruit d’un travail de terrain parmi des Londoniens apparemment ordinaires qui pratiquent la magie et la sorcellerie).
Ce cadre comparatif convient à Tanya Luhr­mann, précisément parce qu’elle ne s’intéresse pas aux questions qui me préoccupaient tant dans mon enfance : qu’est-ce que Dieu, ou qui est-Il, et comment savoir s’Il existe vraiment ? Luhrmann élude la question des croyances au profit de la pratique : elle se focalise sur la prière dans ses aspects techniques. Elle veut savoir comment les fidèles s’ouvrent à l’expérience de Dieu, comment ils communiquent avec les divinités et les esprits et entendent ces derniers leur répondre à leur tour. Elle s’intéresse également aux effets thérapeutiques que ce genre de prière conversationnelle peut avoir sur les fidèles, une activité qu’elle baptise le « rendre-réel ». Luhrmann ajoute que son livre n’adopte ni la perspective du croyant, ni celle de l’athée, mais celle de l’anthropologue. « Plutôt que de partir du principe que les gens pratiquent parce qu’ils croient, nous nous demanderons s’ils croient parce qu’ils pratiquent », écrit-elle. Ainsi, « l’énigme de la religion », comme elle la désigne, « n’est pas de savoir si une croyance est fausse ou non, mais de comprendre comment les dieux et les esprits deviennent et demeurent bien réels pour les fidèles et ce que ce sentiment de présence réelle du divin leur fait ». Que l’on puisse séparer la pratique de la croyance religieuse aussi facilement qu’elle le souhaite est sans aucun doute la véritable « énigme » qui hante son travail.

Les lecteurs qui n’ont jamais fréquenté de communautés évangéliques seront probablement surpris par certains détails de la vie quotidienne relatés dans « Quand Dieu répond ». Dans les églises du groupe Vineyard, écrit Luhrmann, on s’adresse à Dieu de façon extrêmement décontractée, un peu comme on le ferait avec un ami intime. Elle prépare le terrain en nous prévenant que les chrétiens évangéliques conçoivent le rapport à Dieu d’une manière qui pourrait sembler « vulgaire, trop émotive voire psychotique » à des croyants traditionnels. Parmi les gens qu’elle interviewe, il y a Elaine, qui prie le Seigneur pour qu’Il lui indique si elle doit prendre un colocataire ou changer d’appartement. Ou Kate, qui se fâche contre Dieu et « lui crie dessus quand tout va mal, par exemple lorsqu’elle organise un voyage pour l’église et que le loueur de cars lui fait faux bond ou qu’il pleut ». Stacy, elle, prie pour que le coiffeur lui fasse une bonne coupe. Hannah interroge Dieu pour savoir avec qui elle devrait sortir, et se demande parfois s’Il ne lui jouerait pas quelques tours : « Il m’arrive de trébucher et de tomber, et moi je fais, genre : “­Merci, Dieu.” » Rachel lui demande de l’aide pour choisir sa tenue : « “Mon Dieu, comment je devrais m’habiller ?”, je lui dis. Je pense que Dieu se soucie des plus petits détails de ma vie. » D’autres femmes racontent qu’elles se réservent un soir dans la semaine pour avoir un « rendez-vous galant » avec le Seigneur (les hommes parlent, eux, d’un « moment de calme » avec Dieu, explique Luhrmann). Peut-être sont-elles encouragées dans cette voie par leur pasteur puisqu’il suggère à ses ouailles de préparer une tasse de café pour Dieu le matin : « Remplissez vraiment une tasse de café bien chaud pour Dieu, posez-la vraiment sur la table, asseyez-vous […] et parlez-Lui de ce qui vous tracasse. »
Ces croyants parlent à leur créateur, et à leur tour l’entendent leur parler. Dans la majorité des cas, la voix de Dieu n’est pas audible – une simple manifestation mentale de ce qu’on attendrait d’une réponse divine. Mais, parfois, les sujets de Luhrmann affirment avoir réellement entendu une voix. Elaine, l’une des figures centrales du livre et qui dirige le groupe d’étude de la Bible auquel l’anthropologue participe, raconte qu’elle était en train de prier quand elle a entendu le Seigneur lui dire très clairement « Ouvre une école. » Mais ce que les croyants entendent, comme le montre Luhrmann, dépend de l’endroit d’où ils viennent. Dans How God ­Becomes Real, elle souligne ainsi que Dieu semble parler plus distinctement en Inde ou au Ghana qu’en Amérique : « Les fidèles disent avoir expérimenté la parole de Dieu de manière plus palpable – comme s’Il leur parlait en dehors de leur propre tête – qu’aux États-Unis. » Le scepticisme prôné par la culture occi­dentale et, peut-être, la crainte d’avoir l’air bizarre ou fou poussent les fidèles américains à se montrer quelque peu méfiants face à ces manifestations auditives, estime-t-elle.
Luhrmann insiste sur le fait qu’avoir ce genre de conversation directe avec le Seigneur requiert un certain talent. Elle remarque combien ses sujets travaillent à entretenir leur relation avec Dieu. Entendre Sa voix, dit-elle, exige « une compétence riche et complexe » que ses sujets disent avoir acquise comme n’importe quel autre savoir-faire. Ils pensent que « l’exposition répétée et la concentration, doublées d’un entraînement spécifique, permettent au croyant averti de voir des choses qui sont réellement présentes mais échappent à l’observateur inexpérimenté ». Luhrmann compare souvent la façon dont les interviewés voient cette aptitude à la prière communicationnelle au savoir-faire d’un œnologue, d’un échographiste ou d’un tennisman. Les membres de Vineyard lui parlent de l’importance du « discernement », un mot que saint Paul utilise dans la première Épître aux Corinthiens, où il énumère différents « dons » du Saint-Esprit : le don de prophétie, celui de faire des miracles, de parler en langues et enfin de « discerner les esprits ». Je me souviens à quel point cette formule quasi magique, « les dons de l’Esprit saint », comptait pour notre congrégation, parce qu’elle différenciait les églises assez chanceuses pour avoir ce genre de pouvoirs charismatiques des autres.
Luhrmann explique que les fidèles ne mentionnaient jamais de règles explicites au sujet du discernement, mais que, quand elle leur demandait comment ils savaient que c’était bien Dieu qui leur parlait, ils revenaient toujours à quatre « tests ». Le premier : est-ce que la suggestion me semble spontanée, inhabituelle, pas le genre de chose que je pourrais dire ou imaginer en temps normal ? Le deuxième : est-ce que ce que j’entends est le genre de chose que Dieu pourrait dire ; est-ce que ça ne va pas à l’encontre d’exemples ou d’enseignements bibliques ? (Luhrmann souligne que le Dieu de Vineyard n’est pas le Dieu sévère de la Bible hébraïque – celui qui ordonne, par exemple, à Abraham de tuer son fils – mais le Dieu aimant du Nouveau Testament). Le troisième : est-ce que je peux vérifier cette révélation en demandant à d’autres personnes qui prient pour la même chose s’ils ont entendu un message similaire ? Le quatrième : est-ce qu’entendre la voix de Dieu m’a apaisé ? « Si ce que vous avez entendu (ou vu) ne vous a pas apaisé, c’est que cela ne venait pas de Dieu. »
J’ai un prospectus des Témoins de Jého­vah où figure cette question : « Peut-on vraiment croire ce que nous dit la Bible ? » Trois raisons d’y croire sont citées, la dernière étant : « Dieu ne peut pas mentir. La Bible nous dit clairement : “Il est impossible à Dieu de mentir” (Hébreux 6, 18). » Sous cette phrase, un ami à moi a écrit au stylo : « CQFD. » Les quatre tests de Vineyard présentent le même genre de logique circulaire, et, à leur décharge, on ne sait trop quel prétendu test théologique y échapperait. Chez les évangéliques, la relation à Dieu est si possessive, si proche de l’idolâtrie qu’il est difficile d’imaginer qu’on puisse s’en abstraire pour effectuer les « vérifications » nécessaires. Proche de l’idolâtrie, car un Dieu qui s’intéresse à la chemise que vous portez ressemble beaucoup à un Dieu que vous auriez inventé pour vos petits besoins personnels. Sans relâche, les fidèles évangéliques semblent utiliser Dieu pour valider le plus grand luxe du capitalisme : leurs choix. Dois-je choisir Denver ou Chicago ? Cet emploi-ci ou cet emploi-là ? Ce petit copain ou non ? (La formule habituelle pour confirmer votre décision est « Je sens que Dieu m’appelle à faire ceci ou cela. »)
On raconte que sur son lit de mort, en 1856, le sympathique poète allemand Heinrich Heine (juif converti au christianisme) aurait prononcé calmement ces mots, à propos de la miséricorde ­divine : « Dieu me pardonnera ! C’est son métier. » Heine, on peut l’imaginer, se moquait ici du tintouin des repentirs de dernière minute. Plus subtilement, il se moquait de l’idée que nous puissions exercer un contrôle sur Dieu, que nous sachions quels tours de passe-passe cette petite effigie de fer-blanc que nous avons fabriquée à notre image va effectuer pour nous. Les évangéliques sont très forts pour comprendre en quoi consiste le métier de Dieu. Les mots de Heine rappellent ceux de Ludwig Feuerbach, qui, quinze ans avant la mort du poète, dans L’Essence du christianisme (Gallimard, 1992), avançait que nous fabriquons le Dieu dont nous avons besoin, projetant sur lui nos plus grands désirs et nos plus grandes angoisses.
Les chrétiens occidentaux d’aujourd’hui aiment à se penser en croyants désintéressés, chez qui la foi n’a rien d’instrumental. Une part non négligeable d’entre eux éprouvent probablement un dédain particulier pour l’évangélisme américain, sa doctrine de prospérité et son côté clinquant. Si l’on classait les croyances, on trouverait sans doute à une extrémité du spectre le Dieu austère et indicible des juifs et des musul­mans (« Le silence est ta louange », écrivait Maïmonide) et à l’autre bout le Dieu tapageur et un poil intrusif de la pratique charismatique, heureux qu’on lui parle et apparemment tout aussi heureux de répondre.
Mais il ne s’agit que d’un spectre, et, de fait, toute supplique présume l’existence d’un Dieu à qui l’on attribue des qualités humaines. En ce sens, on pourrait dire que le christianisme est une sorte d’idolâtrie. Le Dieu compliqué et ineffable des juifs s’incarne en Jésus, un Dieu fait de chair qui a vécu parmi nous et nous ressemble. Theodor Adorno et Max Horkheimer expliquaient l’antisémitisme des chrétiens justement par l’idolâtrie envers ce Dieu fait homme : « Le Christ, incarnation de Dieu, est un sorcier déifié. » Ils appelaient cela « la spiritualisation de la magie ». Les évangéliques ne sont pas les seuls chrétiens à tenter de s’attirer les bonnes grâces de Jésus, ce sorcier déifié. C’est ce qui m’apparaît à chaque fois que je vois des joueurs de football professionnels faire le signe de croix en entrant sur le terrain, comme si Dieu se souciait vraiment qu’Arsenal batte Manchester United.
Luhrmann dirait, assez justement, que dans ces cas-là, nous devrions nous concentrer sur la pratique et non sur les croyances. Faire le signe de croix est une sorte de rituel – l’anthropologue ajouterait probablement que le joueur de foot se comporte ensuite sur le terrain comme si seuls lui et son équipe maîtrisaient l’issue du match, ce qui revient à dire (dans un sens) qu’il se comporte in fine comme si Dieu n’existait pas. Dans How God Becomes Real, Luhrmann appelle cela l’art d’avoir « des doctrines à géométrie variable » parce que « les gens parlent peut-être comme si les dieux existaient vraiment, mais ils ne se comportent pas comme si c’était le cas ». Un conducteur qui prierait pour que sa voiture s’arrête sans qu’il ait à freiner « aurait l’air d’un fou, pas d’un croyant ». Le monde réel, qui repose sur des lois physiques, peut facilement cohabiter avec un monde imaginaire structuré autour de croyances extrêmement élaborées, qui partagent les caractéristiques de la fiction, celle qu’on crée et celle qu’on lit.
Les croyants de Vineyard, comme l’a découvert Luhrmann, apprennent à « faire semblant que Dieu soit là et qu’il leur réponde comme un bon copain ». À l’instar d’un personnage de fiction, ce Dieu est à la fois absolument réel, et pas tout à fait. Luhrmann compare ce travail de l’imagination à ce qui se passe quand « nous sommes absorbés par la lecture d’un roman fantastique du genre Harry Potter ». L’un des manuels de prière qu’elle consulte suggère aux fidèles de considérer Dieu non pas comme un « auteur » – une telle chose les rendrait « fous ou malheureux » –, mais comme un « personnage ». Cette opération, en personnalisant l’autorité divine, abolit de fait tout potentiel d’hérésie ou de doute, écrit-elle. La sempiternelle « question du Mal », qui rend les gens fous ou malheureux (pourquoi le monde est-il accablé par tant d’événements tragiques s’il a été créé par un auteur aimant et providentiel ?) devient une question thérapeutique beaucoup plus simple : pourquoi ma vie est-elle telle qu’elle est, et comment Jésus peut-il m’aider à l’améliorer ? Luhrmann omet de dire que cette conception d’un Dieu interventionniste devrait pousser encore davantage les évangéliques à s’interroger sur la question du Mal, puisqu’on peut supputer qu’une divinité assez proche de nous pour s’intéresser à l’issue d’un entretien d’embauche a pu avoir un petit rôle à jouer dans un événement comme, disons, l’Holocauste.
Tanya Luhrmann met magistralement en lumière le synchronisme magique qui constitue une grande partie de la croyance évangélique charismatique. Mais son travail, pour un sceptique du moins, est habité par une tension presque intenable. Luhrmann demeure, la plupart du temps, extrêmement neutre quant à la question de l’existence de Dieu – mais semble plutôt ouverte à l’idée. Quand elle parle des aspects ludiques et inventés de la croyance charismatique, elle rappelle à ses lecteurs que, bien sûr, il ne s’agit pas seulement d’inventions, que ces fidèles proposent « une vraie conception du monde, qu’ils affirment la réalité objective du Saint-Esprit et la présence surnaturelle de Dieu ».
Dans How God Becomes Real, quand elle met en avant tout l’entraînement et la technique qu’il faut déployer pour atteindre la spiritualité et communiquer avec Dieu par la prière, elle concède qu’un tel argument pourrait sembler être une manière de « prouver que les dieux et les esprits n’existent pas, comme si l’expérience d’un dieu n’en était que le produit accidentel ». Ce n’est pas ce qu’elle pense, s’empresse-t-elle d’ajouter, sans nous dire pourquoi. À d’autres moments, elle semble s’adonner elle-même au rendre-réel, par exemple lorsqu’elle devient un membre à part entière du groupe de prière d’Elaine : « J’étais sa partenaire pour les sessions à domicile, et, semaine après semaine, nous avons prié pour des entretiens d’embauche à venir. »
On ne nous dit pas à qui ou à quoi Luhrmann adressait ses prières. Mon hypothèse est qu’elle n’en est pas sûre (une position tout à fait respectable), ce qui explique pourquoi, quand elle se trouve en passe de décider, pour ainsi dire, pour quel bord voter, elle opère des glissements argumentatifs pour le moins étranges. Son refuge principal est une sorte de pragmatisme thérapeutique. Elle adore le verbe « fonctionner ». La prière fonctionne, la croyance fonctionne, le rendre-réel fonctionne, dit-elle, dans le sens où, pour les croyants, Dieu est bien réel. Et cette façon de prier a des vertus thérapeutiques chez les gens qui la pratiquent.
Mais, plus important, est-ce que la prière « fonctionne » au sens strict ? Réussit-elle à faire ce qu’elle entend faire, à savoir communiquer avec un Dieu qui existe vraiment ? Luhrmann ne se laisse pas embarquer par ces questions, car elle est fermement attachée à une anthropologie religieuse à la Feuerbach, pour qui Dieu n’est rien d’autre que le réel que nous invoquons et créons à travers nos actes, nos pensées et nos aspirations. « Ces pratiques fonctionnent, écrit-elle au début de “Quand Dieu répond”. Elles transforment les gens. C’est-à-dire qu’elles induisent des états mentaux qui les aident à ressentir réellement la présence de Dieu. » Une page plus loin, elle écrit que le problème le plus difficile que rencontre « toute personne qui croit ou veut croire en Dieu » n’est « pas de savoir si Dieu existe d’une manière abstraite, théorique ou en dehors de ce monde, mais comment le trouver dans le quotidien et comment savoir que c’est bien Dieu que l’on a trouvé et non les affabulations de quelqu’un d’autre, ou le fruit égoïste de notre imagination ». Voilà une réserve en apparence fort raisonnable, mais on peut y voir une forme d’esquive. Peut-on séparer si facilement la pratique visant à trouver Dieu de la question pourtant cruciale de savoir s’il y a bel et bien un Dieu à trouver ? Il est vraisemblable que, une fois convaincu que le Dieu que l’on a trouvé n’est pas une « affabulation », on croira aussi que ce Dieu existe, comme proposition abstraite et comme présence concrète.
Luhrmann conclut « Quand Dieu répond » en nous disant qu’elle « ne prétend pas avoir toutes les réponses » mais admet qu’elle a « appris à connaître Dieu ». Elle ne se considère pas comme chrétienne mais se retrouve à défendre le christianisme. (Luhrmann a grandi dans une famille unitarienne, une confession que la plupart des évangéliques considéreraient comme proche de l’athéisme). À la fin de How God Becomes Real, elle déclare ne pas croire à l’existence de Dieu si par « Dieu » on entend « un être invisible qui serait là quelque part et sans plus d’explications, en dehors du monde, un barbu dans les nuages ». D’un autre côté, elle trouve « gênant de dire de ceux que l’on appelle “croyants” que ce qu’ils croient est faux ». Elle se trouve donc prise en étau entre deux options : rejeter l’idée que Dieu est bien réel et présent au monde comme le seraient « une table et des chaises » et réduire les paroles des croyants qu’elle a interviewés au rang de simples « métaphores » (ce qui reviendrait à considérer leurs croyances comme fausses).
Il y a là quelque chose : mais qu’est-ce que c’est ? En réalité, le récit de Luhrmann déconstruit de façon silencieuse, insidieuse, voire involontaire, la notion que ce « quelque chose » existe indépendamment de ces « simples métaphores » dont ses sujets usent pour décrire leurs visions mystiques. En particulier, son travail sur l’entraînement et l’apprentissage de la technique de la prière, comme elle le reconnaît, met nécessairement en évidence l’existence d’un savoir-faire à acquérir pour rendre réel l’objet de ces visions. Tchekhov décrit en plaisantant cet exterminateur de nuisibles qui, lisant Les Cosaques, de Tolstoï, décrète que le livre ne vaut rien parce qu’il ne parle pas des poux et autres insectes. On cherche ce que l’on souhaite trouver, mais qu’on le trouve ne garantit pas son existence. Les œnologues goûtent du vrai vin et les obstétriciens cherchent de vrais bébés quand ils font une échographie, mais on pourrait penser que les chasseurs de fantômes et les médiums se sont « entraînés » à chercher de pures fictions. Les analogies de Luhrmann et ses axes de recherche (chercher Dieu c’est comme lire Harry Potter, etc.) placent souvent les croyants évangéliques dans la dernière catégorie.

Dans son nouveau livre, elle évoque nos facultés d’absorption par l’imagination3. Apparemment, les personnes qui ont les scores les plus élevés aux tests d’absorption « ont plus de chances de dire que Dieu leur parle ». « Plus les manifestations physiques (comme pleurer ou parler en langues) sont valorisées au sein d’une communauté de croyants, plus elles auront tendance à se produire », ajoute-t-elle. Elle estime posséder elle-même ce talent d’imagination : elle nous apprend qu’enfant elle adorait Tolkien et fournit un compte rendu fascinant de ces années où, jeune ethnographe, elle enquêtait à Londres sur les pratiques des sorcières britanniques. Comme les évangéliques, ces sorcières apprenaient à utiliser leurs pouvoirs magiques. Luhrmann a suivi un cours pendant neuf mois pour développer ces pouvoirs, à grand renfort de méditation et de visualisation. « Mon imagerie mentale s’est effectivement clarifiée », écrit-elle. Elle s’est mise à vivre plus d’expériences « anormales » : « avoir des visions, entendre des voix, ressentir une présence, avoir la sensation de flotter hors de mon corps ». On voit donc l’analyste douée d’une propension à vivre des expériences métaphysiques faire un rapport sur cette même propension, laquelle semble prédisposer certains adeptes à avoir ce genre d’expériences : cela fait beaucoup d’insectes à gérer, pour le coup. Or on ne saurait étudier la prière seulement comme une technique ou une pratique. Une prière est aussi un postulat. Elle implique que Dieu existe et qu’on peut communiquer avec lui. Et la prière évangélique, fondée sur la foi en un Dieu interventionniste, va plus loin : elle suggère qu’en priant on peut obtenir des miracles. Luhrmann prend peut-être ses distances quant à la réalité concrète de Dieu, mais ce n’est certainement pas le cas des évangéliques qu’elle interviewe. Dieu, pour eux, est ­encore plus réel qu’une table et des chaises, et, quand cela lui plaît, ce vrai Dieu peut à son tour faire des miracles avec des tables et des chaises.
Il n’y a aucune malhonnêteté intellectuelle dans l’agnosticisme omnivore de Luhrmann, évidemment, et seul un lecteur aussi dérangé que l’auteur de ces lignes, avec ses vieux rouages théologiques rouillés, oserait réclamer que ses livres soient autre chose que ce qu’ils sont déjà avec leurs indéniables qualités. En outre, même quand on a décidé que Dieu n’existe pas, on peut hésiter à conclure que la pratique religieuse, avec ses splendeurs et ses misères, n’est qu’une histoire sans fin d’illusions et d’hallucinations. Quand j’étais enfant, l’église évangélique que je ­fréquentais n’était pas mon seul modèle pour ­penser la religion. Durham est dominé par une belle cathédrale, un magnifique exemple d’architecture ­romane. J’ai passé de longues heures dans cet édifice en tant qu’enfant de chœur, j’ai appris à apprécier son silence minéral, sa nef calme et massive, le poids de siècles de dévotion. Parfois, je pouvais presque sentir la présence des bâtisseurs qui, au xiie siècle, avaient péniblement posé une pierre après l’autre. Plus tard, un ami avec qui j’avais d’interminables ­« batailles sur Dieu » (moi contre, lui pour) m’a un jour taquiné en me posant cette question : si, comme je le prétendais, la religion n’était qu’une vaste illusion, la cathédrale de Durham était-elle « une simple ­erreur » ? Non, pas une erreur, bien sûr que non, répondis-je. ­« D’accord, alors un grand temple, érigé pour honorer une illusion ? Un gros canular de pierre ? » Oui, ­peut-être. 

— James Wood est un critique littéraire et romancier britannique. Il a notamment publié How Fiction Works (Farrar, Straus and Giroux, 2008). — Cet article est paru dans The New Yorker le 2 novembre 2020. Il a été traduit par Lucile Pouthier.

[post_title] => L’endroit où les adultes pleurent [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => lendroit-ou-les-adultes-pleurent [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:19:39 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:39 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108310 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 108343
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_date_gmt] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_content] => 

C’est un épisode de sa vie que Romain Gary aimait visiblement beaucoup raconter. Il date de ses débuts dans la diplomatie, lorsqu’il était deuxième ­secrétaire à l’ambassade de France en Bulgarie, de 1946 à 1948. Après avoir rejoint le général de Gaulle à Londres, combattu pour la France libre en tant que pilote de chasse et publié son premier roman1, le jeune Gary – il a 32 ans – se retrouve aux premières loges pour voir comment un petit pays des Balkans va basculer en l’espace de quelques mois dans le camp soviétique. « C’était passionnant et triste de voir le passage d’un État, d’une pseudo-démocratie monarchiste, à une dictature totalitaire de type stalinien », dit-il dans son dernier entretien, accordé à Radio-­Canada quelques mois avant son suicide, en ­décembre 19802. À Sofia, c’est le ­début de la chasse aux sorcières contre les ­tenants de l’ancien régime. L’opposition est progressivement muselée avant d’être physiquement éliminée, et les représentants des ex-alliés occidentaux se retrouvent en ligne de mire des services secrets communistes. Dans ce bras de fer qui se joue dans les coulisses de la confrontation entre l’Est et l’Ouest, que l’on n’appelle pas encore « guerre froide », tous les coups sont permis.
Or, dans ce domaine, Gary a « quelque chose de très amusant et d’atypique » à raconter, une histoire qui peut de surcroît « fournir un enseignement à [ses] jeunes collègues diplomates ». Et de narrer comment il a fait l’objet d’une tentative de chantage à Sofia et failli être recruté comme espion par le camp adverse. Un jour, le voilà abordé dans la rue par deux Bulgares, « du genre vachard à moustache », qui l’entraînent dans un café. Ils ont quelque chose à lui montrer : un jeu de photos au contenu très explicite, prises à son insu alors qu’il se trouvait en compagnie d’une jeune femme. Ils lui proposent un « arrangement » – lui rendre les négatifs en échange de « certains services », à commencer par le code qu’utilise l’ambassade de France pour communiquer avec Paris. Sauf qu’à Gary, 32 ans ou pas, on ne la lui fait pas. Voici ce qu’il leur répond : « Écoutez, messieurs, on pourrait peut-être s’entendre mais je vais vous dire quelque chose. Vous m’avez photographié là à la fin – si vous voyez ce que je veux dire. Et sur la photo, je n’ai pas l’air avantageux, j’ai vraiment l’air, sur le plan de la virilité, très piètre. Si vous diffusez cette photo, on ne saura pas que c’est la fin, on croira peut-être que c’est au commencement et l’on croira que je ne défends pas très bien l’image du Français, du représentant de la France à l’étranger, même dans ce domaine-là. On va donc peut-être s’entendre. Vous allez me donner une deuxième chance, nous ­allons choisir une deuxième jeune femme, de préférence la fille de votre ministre de l’Intérieur, on recommence le tout, vous êtes dans la chambre, vous me photographiez entièrement. Ces photos-là ne me font pas honneur, je ne suis pas à la hauteur, est-ce que vous êtes d’accord pour recommencer ? » Résultat, poursuit-il, les deux sbires « se liquéfient » devant tant d’audace et bégaient quelques mots avant de tourner les talons, en lui laissant néanmoins l’addition.
Cet épisode figurait déjà en bonne place dans La nuit sera calme, ses pseudo-entretiens avec son ami d’enfance François Bondy parus en 19743. On y découvre un Gary très en verve qui, dans un langage cru, ajoute à l’histoire une multitude de détails cocasses. Seule différence, il décide cette fois-ci d’attribuer à la jeune femme les raisons de sa défaillance : « La personne en question ne faisait absolument rien pour me faire paraître sous mon meilleur jour : dans le genre viande froide, on ne faisait pas mieux […]. Je ne cherche pas à m’excuser, car il n’y a pas d’excuses, il faut toujours faire de son mieux, “vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage”, et cætera… Mais le métier, c’était du bois, mon vieux, du bois mort, j’étais tout seul, quoi. » Il donne aussi quelques précisions sur le contenu de ces clichés : « Elle se tenait là, à quatre pattes, la tête légèrement tournée vers moi, avec l’air de se demander : “Mais qu’est-ce qu’il fait, celui-là ?” Quant à moi, on aurait dit que je poussais une charrette. » Pour conclure, Gary dit qu’il n’a plus jamais entendu parler de cette histoire, ni revu les photos, dont les négatifs doivent dormir quelque part dans un carton d’archives. Il ajoute même qu’il aimerait bien les retrouver, ne serait-ce que d’un « point de vue ­nostalgique »…
En Bulgarie, Romain Gary n’est pas seulement connu comme romancier. On s’en souvient aussi comme d’un diplomate averti, d’un observateur fin et engagé de ces années si particulières d’après-guerre. « Il était perspicace et particulièrement bien informé sur les premiers pas du nouveau régime à Sofia », estime par exemple Tony Nikolov, rédacteur en chef du prestigieux magazine bulgare Kultura4. Tellement perspicace que l’universitaire Raïna Kartcheva, qui a aussi officié dans les années 1990 comme conseillère du premier président démocratiquement élu du pays, a récemment jugé bon de faire traduire tous ses câbles sur la Bulgarie et de les publier. Ce fut un succès de librairie.

Mais, si perspicace fût-il, Romain Gary ne se doutait probablement pas, au moment où il racontait l’histoire de son chantage sexuel, qu’à peine une dizaine d’années plus tard les régimes communistes s’effondreraient. Aurait-il pu imaginer qu’un jour les ­archives ­allaient s’ouvrir et que n’importe qui, y compris le citoyen Gary, pourrait consulter son dossier à la Sécurité d’État (DS), les ­redoutables services secrets de la Bulgarie communiste ?
C’est en 2014, lors de la sortie en France du documentaire Le Libraire, de Catherine Bernstein et Assen Vladimirov, qu’on entend pour la première fois parler de l’existence d’un « dossier Gary » dans les archives de Sofia. Les deux réa­lisateurs font interpréter Romain Gary et son épouse Lesley Blanch par des acteurs5 ; leur vie à Sofia est une reconstitution assez romancée, filmée en noir et blanc et s’inspirant largement des écrits de Gary lui-même. Mais aucune mention des fameuses photos. Existent-elles seulement ?
Pour en avoir le cœur net, il faut s’adresser à la Comdos, ou « commission des dossiers », un organisme bulgare créé peu avant l’entrée du pays dans l’Union européenne en 2007. Le rôle de la Comdos est justement de gérer les archives de l’ancienne Sécurité d’État communiste. Il s’agit de kilomètres de dossiers, plus ou moins bien conservés (les anciens services ont à plusieurs reprises tenté de purger ces documents des preuves les plus acca­blantes de leur activité), que chacun peut consulter à condition de respecter un protocole très précis – et de savoir ce qu’il cherche. Ainsi, on peut demander à voir son propre dossier, si un tel dossier existe, ou celui d’un tiers (avec son accord, s’il ne s’agit pas d’une personnalité publique). Mais il est interdit de divulguer l’identité des collaborateurs de la police secrète : seule la Comdos est habilitée à le faire. C’est ce qu’on appelle le processus de « lustration », un terme d’origine religieuse qui veut littéralement dire « purification », pratiqué à divers degrés par les anciens pays du bloc communiste et visant à faire la lumière sur les compromissions du ­passé. S’agissant d’un écrivain français, la procédure est a priori plus simple – mais pas moins bureaucratique. Il faut déposer une demande comme s’il était un citoyen lambda, puis attendre plusieurs semaines avant de recevoir une invitation à venir « prendre connaissance des documents en possession de la Comdos ». Il faut aussi signer plusieurs documents stipulant que l’on s’expose à des poursuites pénales en cas d’infraction au règlement. Et ce n’est qu’alors qu’un appariteur vous conduit dans une petite salle de lecture spécialement aménagée et vous remet les documents retrouvés dans les archives.
Le dossier Gary existe donc bel et bien : 161 pages, très exactement, avec son nom orthographié en gros caractères cyrilliques sur la chemise en carton. Archivé en 1951, il est en très mauvais état : certains feuillets tombent littéralement en lambeaux. On comprend néanmoins qu’en 1962 quelqu’un l’a attentivement compulsé : il s’agit d’un officier supérieur de la Sécurité d’État, un certain capitaine Dimitrov, qui affirme dans une note qu’il n’y a trouvé « aucun document à détruire ». Ce qui laisse supposer que le dossier Gary n’a pas été, comme tant d’autres, expurgé de certains éléments compromettants pour les services communistes. Une information d’autant plus importante qu’on a beau l’éplucher, le parcourir dans tous les sens, on n’y trouve pas les fameuses photos évoquées par Romain Gary. Plus surprenant encore : ce dossier de police ne comporte aucune trace écrite d’une tentative de chantage et de recrutement qui, selon tous les standards en la matière, aurait dû être dûment documentée. Non, le dossier Gary ne raconte pas l’histoire que ­Romain Gary se plaisait tant à répé­ter. Ces feuillets jaunis par le temps racontent néanmoins une histoire, une autre histoire, qui, n’en déplaise à ses biographes et exégètes, est restée à ce jour totalement inédite.
Romain Gary arrive à Sofia le 10 février 1946, après un voyage particulièrement éprouvant de près d’une semaine. Après avoir rallié Marseille par avion depuis Paris, il se rend au Caire par bateau, via Alger et Benghazi. Là, il ­attend trois jours avant de pouvoir monter dans un autre avion en direction d’Istanbul, où il prendra le train pour la capitale bulgare. Il y trouve, comme il l’écrit dans La nuit sera calme, « un pays enneigé jusqu’à l’âme ». La Bulgarie est déjà sous la férule de l’URSS, mais conserve encore « une reine et un petit roi cloîtrés dans leur palais » et des diplomates tsaristes « à titre de trompe-l’œil ». C’est dans ce pays qui en train de sombrer lentement mais sûrement dans la dictature, tout en essayant de sauver les apparences face aux Alliés, que Romain Gary prend ses fonctions de deuxième secrétaire de la légation française (qui n’a pas encore le statut d’ambassade). Il loge tout d’abord dans le mythique hôtel Bulgaria (Albert Londres en avait fait son QG pendant les guerres balkaniques), puis rue Khan-Kroum, dans le studio d’un diplomate italien récemment expulsé du pays, avant de s’installer pour les deux années à venir dans un vaste appartement au 11, rue Charles-de-Suède (qui deviendra plus tard le boulevard Kniaz-Aleksandar-Dondukov). Il y est bientôt rejoint par son épouse, l’écrivaine et journaliste britannique ­Lesley Blanch6.
Tout porte à croire que, lorsque ­Romain Gary arrive en Bulgarie, les nouveaux maîtres du pays en savent très peu sur lui. Le peu qu’ils connaissent, ils l’apprennent par la presse locale – et cela semble plutôt les rassurer sur le profil du nouveau diplomate français. En effet, en cet hiver 1946, le capitaine Romain Gary est déjà une célébrité : ses faits d’armes dans l’aviation des Forces françaises libres, ses nombreuses décorations ainsi que ses liens avec le général de Gaulle sont connus. Son premier roman, Éducation européenne, publié en 1945, lui a valu le prix des Critiques et des commentaires élogieux à travers le monde. En Bulgarie, des extraits en ont été publiés dans Narodno Zemedelsko Zname, le quotidien du puissant parti agraire, l’Union nationale agraire bulgare. La presse bulgare lui réserve donc un accueil enthousiaste, lui attribuant parfois des exploits qu’il n’a pas commis (il n’a jamais été membre, par exemple, de l’escadrille Normandie-Niémen…). Une coupure de presse, conservée dans son dossier, nous apprend qu’il a même été reçu dans les salons de la Société de l’amitié bulgaro-soviétique, où l’on salue l’arrivée d’« un écrivain, un citoyen et un combattant du fascisme ».

On peut raisonnablement imaginer que, dans les premiers mois de son mandat, le jeune diplomate gaulliste qui se pique de littérature n’attire pas outre mesure l’attention des « services ». La ­police politique se contente de documenter ses allées et venues dans le pays : Gary fait du ski dans les montagnes autour de Sofia, découvre la ville de Varna, au bord de la mer Noire, et se rend dans le cadre de ses fonctions à Paris, à Belgrade ou à Istanbul. Il n’y a guère que ses escapades en voiture qui donnent un peu de fil à retordre aux autorités bulgares : l’ancien pilote de chasse se plaît à conduire pied au plancher dans les rues de Sofia… Gary roule d’abord au volant d’une Lancia Ardea prêtée par un homme d’affaires belge, puis acquiert une DKW sport. La paperasse liée à ces transactions occupe une bonne partie du dossier.
Puis arrive le mois de septembre 1946 et avec lui un groupe de journalistes français, « de gauche et progressistes », invités par les nouvelles autorités communistes de la Bulgarie pour ce qu’on appellerait aujourd’hui un « voyage de presse ». C’est en tout cas une opération de communication, le régime étant soucieux d’améliorer son image après la vague d’indignation qu’a suscitée, en Occident, la répression de l’opposition. Les représentants de la presse française sont notamment conduits dans un des nombreux « camps de rééducation par le travail », Rossitsa, où on leur montre le terrain de sport et les dortoirs des geôliers pendant que les prisonniers politiques sont tenus à l’écart. Certains arrivent néanmoins à interpeller – en français – les visiteurs, et la visite est rapidement écourtée. Ce qui n’empêche pas le correspondant de L’Humanité d’écrire un article « dithyrambique sur le nouveau régime qui combat avec tant de détermination les relents du fascisme », rappelle Tony Nikolov, de Kultura.
Dans un livre recueillant ses souvenirs de cette époque [voir note 6], ­Lesley Blanch raconte, quant à elle, combien cette opération de propagande avait affecté ­Romain Gary. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les journalistes français disent aussi à leurs aimables hôtes bulgares tout le mal qu’ils pensent du nouveau secrétaire de la légation française. Selon eux, Romain Gary passe en France pour un « réactionnaire », et son roman Éducation européenne ne reflète « pas de façon objective la vérité et les luttes de la Résistance française ». « Ils l’ont également décrit comme une personne fourbe et hypocrite, à qui on ne peut accorder aucun crédit », raconte l’un des informateurs de la police. « Devant eux, Romain Gary a parlé en très mauvais termes de la Bulgarie nouvelle », conclut l’agent de la Sécurité d’État.
On ne saura probablement jamais qui, de ce groupe de journalistes (est-ce le correspondant de L’Humanité, de France-Soir, de Libération ou de Front national ?), s’est employé à enfoncer avec une telle force le jeune Gary, ni pourquoi. Mais toujours est-il qu’à partir de cette note la tonalité du dossier change du tout au tout. Dès lors, la Sécurité d’État voit Gary comme un « réactionnaire », un « fourbe » et un piètre écrivain. Ces qualificatifs accompagnent désormais tous les rapports sur lui, à quoi s’ajoute une forte méfiance à l’égard de sa compagne, la « journaliste » Lesley Blanch. Le couple de « doux rêveurs », tel que l’avait décrit l’un des informateurs de la police peu après leur arrivée à Sofia, devient tout à coup extrêmement suspect. Circonstance aggravante : tous les deux parlent russe (Gary, « sans accent »), fréquentent des diplomates anglo-américains et évitent les écrivains communistes au profit d’auteurs « réactionnaires ».
À partir de 1947, Romain Gary ­acquiert ainsi son nom de code – pour les services secrets de la Bulgarie communiste, il est désormais « le Libraire ». Son dossier est scandé par plusieurs « mesures actives » (infiltrations, filatures, écoutes, recrutement de sources…) ; ses voisins sont passés au crible, ses contacts aussi. Au moins trois officiers traitants dirigent l’opération de surveillance dont il fait l’objet ; ils disposent d’une dizaine d’indics dans l’entourage de Gary. Ces derniers ont pour alias « Korso », « Pelikan », « Kolitch », « Schwantz », « Andreï », « Sotirov », « Hidalgo », « Maritza » Ils sont employés de la légation française, barmans, chauf­feurs, professeurs de sport. Parmi eux, la cuisinière du couple : une recrue de choix pour la police, car elle voit tout – mais, malheureusement, elle ne comprend pas grand-chose aux conversations de Romain et Lesley, surtout lorsqu’elles se tiennent en anglais. « Pelikan » et « Andreï », deux serveurs francophones de la légation à qui les Gary font appel pour leurs réceptions, ignorent également la langue de Shakespeare. Ils se contentent de faire des croquis du plan de table, qu’ils remettent scrupuleusement à leurs supérieurs. Le dossier du Libraire s’ouvre d’ailleurs sur un plan très précis, fait à la main, de son appartement, au 3e étage de l’immeuble du 11, rue Charles-de-Suède : un double salon, une cuisine, une chambre à coucher, une chambre d’enfant, une pour la bonne, deux W-C, une salle de bains et de larges fenêtres donnant sur l’avenue…
Espionné de l’intérieur comme de l’extérieur, l’appartement de Romain Gary devient une véritable maison de verre. Qu’est-ce qui intéresse la police ­secrète ? Tout. Qui il rencontre, de quoi ils parlent, où il va en dehors de l’ambassade, ce qu’il fait de son temps libre… et, de plus en plus, ce qu’il écrit à longueur de journée. « Romain Gary est un écrivain. Discret, modeste, mais un peu bohème. Comme beaucoup de gens comme lui, il peut passer des heures sans rien faire, couché ou assis, à rêvasser ou à réfléchir », témoigne l’un des indics. « Andreï » remet à la police le 9 septembre 1947 un long portrait du couple Gary-Blanch qu’il compare à celui, emblématique des lettres françaises, formé par Louis Aragon et Elsa Triolet. « Sauf que, dans notre cas, le couple ne travaille pas dans la même langue. Mais Lesley Blanch inspire Gary et traduit ses œuvres en anglais. » L’écrivain a déjà publié deux romans, Éducation européenne et Tulipe, rappelle l’indic, et « travaille actuellement à un troisième ». Et Lesley Blanch ? insistent ses officiers traitants. Il n’en sait trop rien, se justifie-t-il, car celle-ci ne parle pas beaucoup. Du reste, il ne comprend pas l’anglais. Mais elle reçoit régulièrement New Statesman et The Observer, qui « ne sont pas des magazines illustrés ni de mode, mais bien des journaux d’actualité », note-t-il. Donc, prudence.
« Andreï » est certainement le plus prolifique des indics déployés autour de Romain Gary, le plus futé aussi, comparé aux autres qui ne brillent pas par leur intelligence. La cuisinière, par exemple, se révèle « une femme bête, quasi analphabète ». Elle est, de surcroît, fidèle à ses maîtres, qui lui « offrent régulièrement de la nourriture et des habits », regrette son officier traitant. Et elle n’a pu être recrutée que parce que son permis de rési­dence à Sofia avait expiré. D’autres s’il­lustrent par leur méchanceté : ainsi, « Korso » traite Gary d’écrivain « plus que médiocre, qui ne doit sa place qu’à ses faits d’armes dans la Résistance » ; et « Hidalgo » le déclare « atteint d’épi­lepsie ». Tous soulignent combien il est distrait, désorganisé. « Il a tout le temps la tête dans les nuages, au point où sa secrétaire est chargée tous les jours de vérifier s’il n’a pas oublié quelque chose sur son bureau », lit-on.
Deux autres agents, qui émargent à la Sécurité d’État sous les noms de code FL-4 et FL-7, sont, eux, chargés des filatures : ils ne lâchent pas leur cible d’une semelle, la suivent à pied ou en voiture, dans le petit périmètre entre son domicile et l’ambassade de France, ou font le pied de grue devant son immeuble. Voici comment l’un d’eux décrit Romain Gary : « De taille moyenne, voire inférieure. Un peu gras, fait plus jeune que son âge, avec une belle moustache, de grands yeux ronds et les cheveux longs, bien coupés. Lorsqu’il marche, il se dandine de gauche à droite. Il a toujours les mains dans les poches et une cigarette à la bouche. Porte un pardessus noir ou une veste fourrée en cuir, un chapeau mou de couleur beige ou un kalpak marron, parfois même une casquette. »

Dans l’entourage proche de l’écrivain, il y a aussi Nadejda – ou « Nedy ». Cette ravissante jeune femme est d’une grande famille bourgeoise de Sofia. Son père, Petar Traïanov, a notamment été ambassadeur à Varsovie avant de tomber en disgrâce auprès des nouvelles autorités communistes. Parfaitement francophone, Nedy gravite autour de l’ambassade de France et se retrouve rapidement embauchée par Gary comme secrétaire particulière. « Elle est, avec la cuisinière, souligne la Sécurité d’État, la seule Bulgare à avoir accès à son domicile. » Et à son intimité aussi : selon de nombreuses sources, Nedy et Gary devien­nent rapidement amants.
« Leur relation est tolérée par Lesley qui, elle, vit une histoire d’amour tumul­tueuse avec un marchand de pierres précieuses rencontré à Istanbul », affirme Tony Niko­lov. Nedy serait-elle la jeune femme des photos dont parle Gary, cette « môme » qui lui avait « parlé d’amour avec tant de conviction qu’elle devait vraiment aimer quelqu’un, quelqu’un d’autre, peut-être ses parents qu’elle essayait de sauver » ? Dans leur documentaire, Cathe­rine Bernstein et Assen Vladimirov lui font bien jouer ce rôle. Tony Nikolov affirme que Nedy est, elle aussi, une recrue de la Sécurité d’État. « Ils l’obligeaient à jouer de ses charmes auprès de ­diplomates ­occidentaux en lui promettant en échange d’épargner sa famille », raconte-t-il.
Pourtant, même s’il est souvent question de Nedy dans le dossier, nulle part on ne peut lire noir sur blanc qu’elle et Gary sont amants. « Établir quel est le statut exact de Nedy auprès de la cible », insiste même l’un des officiers traitants. Ce qu’on trouve, en revanche, ce sont les preuves d’une grande compassion des Gary pour la jeune femme, qui est couverte de cadeaux par Lesley, nourrie, voire logée à leur domicile. La famille Traïanov, qui s’est vu confisquer sa belle maison, prête au couple son argenterie et sa vaisselle et dîne souvent à leur table. Lorsque Nedy est menacée d’internement dans un camp de travail en vertu d’une nouvelle loi sur la « répression de l’oisiveté », Romain Gary prend sa plume pour protester auprès du secrétaire géné­ral du ministère de l’Intérieur, Ivan-Assen Gueorguiev (ironie du sort, ce dernier sera plus tard accusé d’espionnage pour les Américains et fusillé). On retrouve dans le dossier le brouillon de cette lettre en français, tout comme une attestation en bulgare que l’écrivain avait établie pour certifier que Nedy travaillait bien chez lui comme « traductrice ». Ces deux documents arborent l’écriture ronde et soignée de la jeune femme ; le second est signé de la main de Gary.
On découvre aussi l’hostilité grandissante des indics de la police à l’égard de la jeune Bulgare, une hostilité qui se transforme au fil des pages en une véritable « haine de classe » contre cette représentante du monde d’avant : on spécule sur les richesses de sa famille (tapis, argenterie et or planqués dans les caves…), on l’accuse d’être « réactionnaire », « germa­nophile » et « servile » avec les Occidentaux. Mais, contre toute attente, la requête de Gary est acceptée : Nadejda Traïanova est autorisée à rester à Sofia. Le couple envisage même de l’emmener en France. Fin 1947, Romain Gary se voit proposer un poste à l’ambassade à Moscou, qu’il décline. Résultat, il est rappelé à Paris, à son grand désespoir, car « il craint de vivre dans la misère d’une chambre d’hôtel », lit-on dans le dossier.
Mais Nedy ne sera pas autorisée à quitter le pays et continuera à graviter autour de l’ambassade, preuve supplémentaire, estime Tony Nikolov, du marché qu’elle aurait conclu avec la police secrète. Ses sbires, eux, ne lâcheront pas Gary jusqu’au jour de son départ de Sofia. Le 21 février 1948, ils notent qu’il arrive à la gare ivre mort – lui qui affirme ne pas supporter l’alcool – pour prendre l’Orient-Express en direction de la France. L’indic « Pelikan » prétend que Romain Gary s’est saoulé avec l’ambassadeur, Jacques-Émile Paris, pour « noyer son chagrin de devoir quitter précipitamment la Bulgarie »… Ou de ne pas avoir pu sauver Nedy des griffes de la Sécurité d’État ?
Jusqu’à la fin de ses jours, Romain Gary gardera en tout cas un souvenir ému de ces deux années passées à Sofia. Ses exégètes bulgares en retrouveront des traces dans son œuvre romanesque, ­notamment dans Le Grand Vestiaire (1948) – écrit presque entièrement à Sofia – et, surtout, dans Adieu Gary Cooper (1965), où le personnage de l’ambassadeur écrasé par les remords est directement inspiré du ministre plénipotentiaire des États-Unis en Bulgarie, Maynard Barnes, avec qui l’écrivain polémiquait régulièrement dans les salons de l’Union Club de la capitale bulgare. À la différence de Gary, ce dernier croyait, en bon Américain, que le bien allait triompher du mal et que les Bulgares allaient s’en tirer. Il a eu tort : les opposants au régime ont été pour la plupart envoyés au Goulag, certains se sont jetés par les fenêtres de ce même Union Club et d’autres, comme l’ami de Gary Nikola Petkov, leader du parti agraire et président de l’Alliance française, ont été pendus lors des procès staliniens dans les années qui suivirent.
Quant à l’épisode des photos, il est à la fois vraisemblable et… peu réaliste : il n’est même pas certain qu’à cette époque la Sécurité d’État bulgare, qui ne cessa par la suite de peaufiner ses méthodes de surveillance, ait disposé des moyens techniques nécessaires à ce genre d’opération. Mais peu importe car, dans la bouche de Gary, cette histoire sonne juste ; elle est l’un de ces « petits arrangements avec la vérité » (l’expression est de son ami Roger Grenier, éditeur chez Gallimard) qui émaillent son œuvre. À commencer par la mort de sa mère, en 1941, qu’il n’aurait apprise qu’après la guerre parce que celle-ci aurait chargé une amie de continuer à lui envoyer des lettres signées de sa main – cette histoire fait encore pleurer aujourd’hui les lycéens qui lisent La Promesse de l’aube7. Une « autobiographie authentique et nullement romancée », insiste Gary, et dans laquelle apparaît aussi ce voisin de palier de Vilnius, un certain M. Piekielny, petit homme « à la barbiche roussie par le tabac » qui périt dans les camps comme la quasi-totalité des juifs de la ville natale du romancier. Le malheureux eut juste le temps de demander au jeune Gary, qui s’appelait alors Roman Kacew, de mentionner son nom à tous les grands de ce monde qu’il aurait l’occasion de croiser. Promesse tenue, mais qui était ce M. Piekielny ? Romain Gary, qui deviendra quelques années plus tard Émile Ajar, n’est pas à une mystification près. Un jeune écrivain français, François-­Henri Désérable, a ­remué ciel et terre pour retrouver la trace de ce mystérieux voisin, avant de conclure que ce dernier n’avait probablement jamais existé. De cette enquête il a tiré un beau roman, Un certain M. Piekielny, publié en 2017. Le roman de Gary à Sofia reste, lui, à écrire. 

— Alexandre Lévy est journaliste. Il a publié notamment Carnets de la Strandja. 1989-2019 d’un mur l’autre (Buchet-Chastel, 2019) et
Le Gang des barbares. Chronique d’un fiasco policier (Hachette Littératures, 2009).

[post_title] => En Bulgarie, dans le labyrinthe du « dossier Gary » [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => en-bulgarie-dans-le-labyrinthe-du-%e2%80%89dossier-gary [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:19:39 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:39 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108343 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 108623
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_date_gmt] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_content] => 

Pandémie ou non, certaines choses ne changent pas. Il en va ainsi du mois de septembre, de ses derniers rayons de soleil et de sa jungle éditoriale. Or voici que s’immisce cette année chez nos libraires un événement aussi ­immuable que la rentrée littéraire, et qui rappelle qu’aucun répit ne nous sera déci­dément accordé en 2021 : la campagne présidentielle.
Entre les quelques auteurs-stars annoncés et les centaines d’écrivaillons tentant de se faire un nom, on retrouve ainsi à l’affiche cette année Anne Hidalgo, qui s’inscrit dans un calendrier serré. La paru­tion de son livre suit en effet celle des ouvrages d’Édouard Philippe, de Manuel Valls ou d’Arnaud Montebourg, au printemps dernier, et précède ceux de Yannick Jadot, de Jean-Luc Mélenchon ou encore de Clémentine Autain1. Comme tous les cinq ans, nous voilà submergés par une vague de « livres électoraux », objets éditoriaux mal identifiés qui vont du programme flou au mémoire ronflant en passant par le récit de coulisses plus ou moins truculent. En réalité, ni leur style ni leur fond ne méritent d’être questionnés autant que leur existence même – et, si l’on suit la courbe de ces dernières décennies, leur multiplication. De fait, il y a peu de chances qu’aucun d’eux ait le pouvoir de remplir les urnes, voire de faire basculer le destin politique (ou littéraire) de notre pays. D’où cette question : pourquoi diable continuer à rédiger ces textes qui finissent le plus souvent par être des fours éditoriaux ?
Trois pistes peuvent être envisagées pour comprendre cette production massive de cale-portes – et, disons-le tout de go, aucune ne tient la route. Il y a d’abord la volonté de s’inscrire dans la lignée des politiques lettrés, mythologie française nourrie par d’imposantes figures passées. À défaut d’effleurer les lauriers du pouvoir, certains candidats malheureux caressent ainsi le rêve d’une postérité d’homme ou de femme de lettres. Or n’est pas Malraux ou Mitterrand qui veut, a fortiori quand la somme imprimée résulte d’heures de concertation avec une équipe de communication chargée d’y intégrer les bons éléments de langage. Vient ensuite l’idée illusoire qu’il s’agit d’une façon de convaincre, voire de conqué­rir un électorat. Faute d’y parvenir, l’auteur pourra s’offrir une tournée des librairies afin de panser les plaies d’un ego souvent malmené sur le ring politique – confer Édouard Philippe et sa tournée hallydesque de 41 dates dans tout l’Hexagone au cours de l’année écoulée. Il faut enfin considérer l’argument, parfois avancé, selon lequel un livre donnerait à ces personnalités l’occasion de s’extraire du temps de l’actualité immédiate. Naïveté ou mauvaise foi ? Toujours est-il que, dans un environnement médiatique de plus en plus saturé, ces textes ne visent pas beaucoup plus loin que l’intégration à un calendrier rigide et de court terme, qui peut être résumé à une idée simple : faire la tournée des plateaux et occuper le terrain.
Malgré un tirage à 200 000 exemplaires qui l’impose comme une exception, qui se souvient aujourd’hui des propositions du candidat Emmanuel Macron étirées sur les quelque 270 pages de son livre au titre improbable, Révolution ? Comme les écrits de ses adversaires, de ses subordonnés ou de ceux qui espèrent un jour se rapprocher de l’Élysée, son ouvrage a rejoint cette montagne de bouquins un peu vains qui ont pour point commun d’être probablement moins utiles aux ­citoyens d’aujourd’hui qu’aux historiens de demain – sous réserve qu’ils ne soient pas passés au pilon entre-temps. Les futurs chercheurs qui se pencheront sur cette production y découvriront des sources pour comprendre notre époque. Un temps tristement marqué par la multiplication d’offres politiques faites d’éléments de langage, de petites querelles et de peu d’idées. 

— Floriane Zaslavsky est sociologue.
Elle a publié avec la journaliste Célia Héron
Dernier Brunch avant la fin du monde
(Arkhê Éditions, 2020).

[post_title] => Rentrée en campagne [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => rentree-en-campagne [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:19:39 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:39 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108623 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 108172
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_date_gmt] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_content] => 

Les effectifs des évangéliques seraient passés de 500 millions à 665 millions en dix ans.

À l’époque romaine, les « Germains » ne se désignaient jamais comme tels.

La portée des arcs utilisés par les Huns atteignait 400 mètres.

La part des enfants nés de parents musulmans devrait dépasser celle des enfants nés de parents chrétiens dans le monde vers 2035.

En France, 45 % des 18-25 ans disent croire en Dieu.

39 % des millennials américains prient quotidiennement.

La guerre civile colombienne a fait plus de 300 000 morts.

Le bilan de l’épidémie de Covid-19 en Suède est proche de celui de la grippe de 1993.

Deux fois plus de Norvégiens que de Français ont émigré outre-mer entre 1815 et 1930.

Pendant 160 millions d’années, les mammifères n’ont joué qu’un rôle anecdotique dans la biosphère.

Quand la société est plus riche, les tableaux sont moins beaux.

[post_title] => 11 faits & idées à glaner dans ce numéro [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => 11-faits-idees-a-glaner-dans-ce-numero [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:19:39 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:39 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108172 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 108353
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_date_gmt] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_content] => 

Brian Welsh était un Américain sans histoires. Il a grandi dans le Midwest, où il était un lycéen plutôt extraverti et apprécié. Adulte, il a commencé à travailler dans une scierie, puis comme technicien médical. Il s’est marié, s’est installé dans une petite maison. Il avait la plaisanterie facile. Sa vie roulait… jusqu’à ce qu’elle déraille.
Du jour au lendemain – c’est du moins son impression a posteriori –, il s’est ­trouvé comme éjecté de son existence par l’irruption de symptômes incompréhensibles. D’abord, ce sont des vapeurs de peinture qui ont commencé à lui faire tourner la tête, puis divers parfums se sont mis à lui donner des palpitations. Ensuite il n’a plus sup­porté certains aliments, dont la liste n’a fait que s’allonger. Il était perpétuellement fatigué et avait l’impression de tomber dans un puits sans fond saturé d’invisibles menaces toxiques. Il était devenu, en quelque sorte, allergique à ce qui fait l’essence du monde moderne : solvants, poudres, solutions, carburants, vapeurs. Ses angoisses se multiplièrent, il se mit à se comporter bizarrement. Sa femme demanda le divorce.
Dans son livre The Sensitives, Oliver Broudy décrit « l’implacable anéantissement » de Brian. Sa sensibilité aux produits chimiques de synthèse « lui a tout pris », écrit-il, y compris « certaines facultés conceptuelles comme la conscience du danger ou la connaissance de son propre corps » et « les relations qui donnaient du sens à sa vie. » 
Brian vit aujourd’hui reclus dans une forêt de haute altitude en Arizona, où l’air est le plus pur qu’il ait pu trouver. Il dort à même le sol, changeant chaque soir d’emplacement pour éviter de s’autocontaminer (il craint que son corps ne contienne encore des toxines chimiques) tout en essayant de trouver des raisons de rester en vie. Ses posts Facebook, envoyés depuis la forêt, tissent une sorte de « longue mélopée sur la ­nature de la ­souffrance ».
C’est par ce biais qu’Oliver Broudy, journaliste à New York, a découvert que Brian était le porte-parole d’une communauté d’individus sensibles aux produits chimiques, qui lisent et commentent ses messages avec ferveur. Dans son livre, Broudy parle de personnes comme Brian qui, dans leur jeunesse ou au début de la quarantaine, se sont mises à souffrir de ce qu’on qualifie désormais d’« hypersensibilité chimique multiple »1 ou de « maladies environnementales ». Leur nombre n’a cessé d’augmenter au cours des décennies précédentes ; il a triplé ces dix dernières années. Broudy les appelle les « sensibles » – eux-mêmes se désignent d’ailleurs ainsi, par opposition aux « normaux ». À l’instar de l’expression « flocon de neige »2 , le terme « sensible » est souvent connoté de façon péjorative aux États-Unis, certains allant jusqu’à suggérer qu’être sensible est antiaméricain. Broudy décrit comment, en devenant « sensible », Brian a été pour ainsi dire « excommunié » par ses proches. Ses amis et sa famille ne le comprenaient plus.
Les groupes Facebook ont permis aux sensibles de surmonter leur isolement. Ils s’échangent des tuyaux, par exemple comment se faire tatouer sans métaux lourds et où acheter les meilleurs filtres contre les composés organiques volatils (COV), ces substances relâchées ou « dégazées » par les produits utilisés dans le bâtiment (peintures, vernis, solvants, etc.) et que l’on considère de plus en plus comme nocives pour la santé. Ils débattent aussi avec passion du fonctionnement des maladies environnementales. Beaucoup changent de lieu de vie, se mettent en quête du Graal – l’air pur – qui pourrait les ramener à cet état de béatitude où il n’est pas nécessaire de s’auto-ausculter en permanence. Certains se sentent mieux près des glaciers, d’autres dans le désert, d’autres encore au-delà de 1 800 mètres d’altitude, au-dessus de ce qu’ils appellent la « ligne de fièvre ».
À quelques centaines de kilo­mètres de la forêt où vit Brian, sur une lande brûlée par le soleil de l’est de l’Arizona, se trouve la communauté de Snowflake (« flocon de neige »). L’air y est sec et la végétation rare. « Snowflake » est un nom dû au hasard (ses deux fondateurs s’appelaient E. Snow et W. Flake !), mais il n’est sûrement pas pour rien dans la réputation du lieu. Cette petite ville sert de refuge aux plus sensibles des sensibles et applique des normes de construction rigoureuses – seule la peinture à l’argile y est autorisée, par exemple. Les suicides y sont pourtant fréquents : on ne se rend à Snowflake que lorsque l’on a épuisé toutes les autres options.

D’après les chiffres cités par Broudy, 12,8 % des Américains souffrent d’une hypersensibilité chimique multiple altérant leur qualité de vie (et quelque 15 % supplémentaires sont affectés par des formes plus légères). Les composés chimiques déclenchent chez eux une multitude de symptômes : maux de tête, confusion mentale, troubles de la mémoire, inflammations, gonflement des doigts, sensation d’étouffement, nervosité. Plusieurs décrivent le sentiment étrange d’une « panne » cérébrale, un peu comme si leur cerveau avait disjoncté.
Oliver Broudy pense que le sujet mérite qu’on s’y intéresse pour toutes sortes de raisons, dont l’une est de nature épistémologique : la sensibilité met à mal le dualisme cartésien. Elle désintègre les corps et les vies, elle transforme les personnalités. Ce qui intrigue particulièrement le journaliste, c’est le peu de connaissances disponibles sur le sujet. On connaît bien la maladie de Parkinson ou certains cancers causés par la flopée de nouveaux produits chimiques présents dans notre environnement. On peut poser un diagnostic sur ces pathologies parce qu’elles sont associées à des symptômes bien spécifiques. Ce n’est pas le cas de la sensibilité, qui, de fait, passe parfois pour une faiblesse de caractère. Les personnes concernées l’appellent, à juste titre, la maladie du divorce. Gravitant dans une zone mal définie entre la santé et la maladie, elle défie les lois de la causalité et de l’uniformité. Un déclencheur A, mettons le pesticide DDT ou l’un de ses avatars, n’entraîne pas toujours le symptôme B – des maux de tête, par exemple – chez une même personne. Et encore moins au sein d’une large population de sensibles.
À cela s’ajoute un étrange phénomène de « dissémination » : la réaction à un produit chimique particulier semble déclencher une sensibilité à d’autres substances, voire à des types de « menaces » différents, comme les ondes électromagnétiques. Dans quelle mesure la peur joue-t-elle un rôle dans cette « dissémination » ? Difficile à dire, répond Broudy, qui pointe qu’être atteint d’une maladie environnementale peut pousser l’individu le plus raisonnable à voir des déclencheurs partout. Les sensibles ont par ailleurs tendance à se tourner vers des remèdes douteux, voire absurdes, dès lors qu’ils offrent un espoir.
Broudy n’est pas sensible lui-même, mais il partage depuis longtemps le genre de sourde inquiétude qui pousse nombre d’entre nous à acheter bio autant que possible ou à choisir des produits dont les étiquettes arborent les mots « pur » ou « vert ». Devenu père, il s’est mis à penser au perchlorate dans le lait maternel, au glyphosate dans les petits pots, à l’amiante dans les crayons de couleur ou au formaldéhyde dans le mobilier pour enfant. Il considère le foie comme notre organe majeur, et la santé comme une question de filtration : il y a ceux qui peuvent filtrer et expulser les détritus chimiques et ceux qui ne le peuvent pas.
Broudy aime donner des chiffres. Par exemple, le nombre de produits chimiques de synthèse présents aujourd’hui dans un foyer américain moyen : 85 000. Dans le cordon ombilical des mères canadiennes, d’après une étude de 2013, on en trouve 137 (dont du DDT, des PCB, un composé chimique servant d’isolant électrique, et des retardateurs de flamme) ; et dans l’odeur si singulière qui flotte dans l’habitacle d’une voiture neuve, on compte quelque 275 COV. Mais le plus éloquent, ce sont les comparaisons : aujourd’hui, aux États-Unis, on dénombre en moyenne 9 000 additifs de synthèse dans la nourriture. En 1970, il y en avait 900.
Le but de ce livre est de donner de la visibilité aux sensibles. Pas seulement pour des raisons épistémologiques, mais aussi parce qu’ils jouent le rôle de lanceurs d’alerte : canaris piégés dans les galeries d’une mine toxique créée par notre consumérisme, ils pépient ­faiblement pour nous avertir d’une menace que la plupart d’entre nous préfèrent ignorer. Sur un ton sérieux teinté d’un soupçon d’alarmisme, Broudy expose la tragédie de leur bioaliénation. Les maladies environnementales, nous dit-il, s’apparentent à un « frisson collectif de résistance somatique » touchant 12,8 % de la population américaine.
Lorsque les sensibles racontent l’histoire de leur maladie, on constate qu’il y a deux cas de figure. Certains sont tombés malades après un seul incident, par exemple l’installation d’une nouvelle moquette « relâchant des COV », la pulvérisation d’un insecticide sur leur lieu de travail ou l’exposition accidentelle à un produit chimique ; d’autres, comme Brian, ont été sensibilisés à plusieurs produits chimiques à la fois. Exemple typique de cette première catégorie, un résident de Snowflake raconte comment il a été « brisé » en 1998, alors qu’il avait 27 ans : son bureau a été traité contre les termites avec du Dursban (ce produit fut interdit à l’usage domestique deux ans plus tard). L’autre groupe décrit une dégradation « à petit feu ». Les symptômes apparaissent après des années passées à cueillir des fraises gorgées de pesticides ou à travailler dans une usine de plastique. Les ouvriers agricoles et les Afro-Américains font partie des populations les plus à risque, parce qu’ils sont plus susceptibles de vivre près de raffineries ou d’usines produisant des déchets toxiques. Le livre de Broudy n’est pas centré sur ces communautés marginalisées, mais elles en hantent les pages. De fait, l’épigénétique montre que l’expression de certains gènes peut être modifiée de manière transmissible, et donc fragiliser gravement certaines catégories de population sur plusieurs générations.
Dans l’un des chapitres, Broudy remonte aux origines de la révolution chimique du xixe siècle, puis à la naissance des grands groupes de l’industrie chimique (Monsanto, Shell, Bayer, ­Procter & Gamble…) qui sont devenus des piliers du monde moderne. Il n’est pas le premier à raconter cette histoire, mais il le fait avec panache. Il décrit par exemple l’heureux hasard qui, en 1856, fit apparaître un précipité violet se déployant comme une pieuvre dans le bécher d’un étudiant de 18 ans, un certain William Henry Perkins, après qu’il eut plongé du goudron dans de l’alcool3. Le jeune homme fila déposer un brevet. Sa découverte entraîna la production de colorants de synthèse toujours plus nombreux et, plus important encore, de leurs dérivés, qui donnèrent par la suite les poisons et les parfums (et tout ce qu’il y a entre les deux) du XXe siècle.
Retracer cette histoire permet à ­Broudy de signaler que certains individus ont dès l’origine réagi aux colorants synthétiques par des éruptions cutanées. Un médecin allemand a d’ailleurs très tôt remarqué une nette augmentation des cas de cancer des testicules chez les ­ouvriers qui distillaient du goudron. Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’industrie a pris « la pleine mesure de l’importance du visuel dans les choix des consom­mateurs », les colorants ont été introduits directement dans les aliments : des cas d’allergies alimentaires ont fait leur ­apparition.

Ce que Broudy cherche à démontrer de manière plus globale, c’est que le monde enchanté de la consommation offrait bien trop de délices et d’avantages pour que l’on songe à ralentir la cadence. Les entreprises ont évidemment bénéficié du fait que, dans la plupart des cas, les symptômes mettaient des années à apparaître. L’auteur estime que la FDA [Food and Drug Administration, l’agence américaine des aliments et des médicaments] et les autres organismes de surveillance « n’étaient pas plus équipés pour contrôler un aussi large éventail de produits chimiques que la SEC [Securities and Exchange Commission, l’organe de régulation des marchés financiers] ne l’était pour surveiller Wall Street. » Des efforts ont été déployés pour réglementer les retardateurs de flamme présents dans les matelas, le mobilier et les appareils électroniques, en vain. Lorsqu’un produit chimique dangereux est retiré du marché, les entreprises modifient légèrement sa formule chimique et l’y réintroduisent sous un autre nom.
Un chapitre retrace comment le risque s’est politisé : l’accepter revient à affirmer son américanité. C’est aussi une manière d’embrasser le capitalisme, et, pour ce faire, il faut en ignorer les victimes : chaque avantage de la vie moderne occasionne « un certain nombre de morts, qui en paient le prix. » Broudy montre comment la « gestion du risque » est devenue, dans les années 1970, une question de « liberté » et de « responsabilité individuelle ». Et, accessoirement, une incitation au consumérisme : si quelqu’un s’inquiète des toxines, libre à lui d’acheter encore plus de produits – compléments alimentaires, déter­gents, détecteurs de fumée, et ainsi de suite.
Broudy ne prétend pas offrir de solution au problème. On ne peut pas faire machine arrière ; les pesticides et les ­engrais qui empoisonnent des millions de personnes et menacent les écosystèmes permettent aussi de nourrir une bonne partie de la population mondiale. Le journaliste se méfie des réponses faciles et préfère se concentrer sur son objectif : nous inciter à prêter davantage attention aux sensibles. Le voilà donc qui s’embarque dans un road-trip à travers le sud-ouest des États-Unis en compagnie de l’un d’eux, un entrepreneur prénommé James, encore à peu près apte à mener une vie normale. Broudy compare ce voyage au mouvement que l’on fait lorsqu’on approche sa chaise du lit d’un patient affaibli pour mieux l’entendre. Il se demande si la sensibilité s’apparente à la tuberculose avant la découverte du bacille de Koch (autrement dit, un problème dont on n’a pas la clé) ou si elle ressemble plutôt à la neurasthénie, une maladie nerveuse tout aussi répandue que la tuberculose au XIXe siècle, qualifiée à l’époque de maladie imaginaire par le corps médical.
Broudy apprend à cerner la personnalité de James au fil de leur voyage. Ce dernier est doté d’un physique impressionnant mais souffre continuellement de maux de tête lancinants et de douleurs diffuses – un joueur de tennis professionnel qui aurait la gueule de bois. Pour se libérer des toxines et reprendre espoir, James est prêt à essayer les ­remèdes les plus conventionnels comme les plus abracadabrants. Sur le chemin de Snowflake, les deux hommes rendent visite à des spécialistes des maladies envi­ronnementales, écoutent des podcasts sur la façon de doper son système immunitaire et dorment dans des motels miteux dont les couvre-lits imprégnés de produits chimiques rendent James malade. Ils se mettent en tête de débusquer Brian Welsh dans la forêt nationale de Kaibab, où il a trouvé refuge. Leur chemin est semé d’embûches : ici, des feux de forêt éteints à grand renfort de retardateurs de flamme (ce qui conduit Broudy à disserter sur leur histoire alarmante) ; là, l’air terriblement pollué entre Tucson et Phoenix.
Cette partie du livre évoque un peu Sur la route, de Jack Kerouac. La plume de Broudy y est lyrique et nerveuse, témoignant à la fois de son scepticisme et de son empathie. Pour combattre sa ­fatigue, James ingère une curieuse potion magique composée d’une kyrielle de compléments alimentaires et d’amphétamines. Broudy s’administre le même traitement afin de mieux comprendre ce qu’éprouve le jeune homme et explique que c’est comme si on « essayait de réveiller sa conscience à coups de poing ». Un arrière-goût chimique désagréable lui reste longtemps en bouche. Le journaliste s’aligne également sur le régime alimentaire de James : barres d’agneau séché et chips de chou frisé. Il ne va pas jusqu’à dire que James est difficile à suivre, mais souligne qu’il ne finit jamais ses phrases et semble « coincé à un stade préémotionnel », comme s’il ne s’autorisait pas à ressentir de la colère, du désespoir ou n’importe quelle autre émotion humaine. Il n’y a que lorsqu’il conduit qu’il se laisse aller. Il a vécu de graves traumatismes dans son enfance. Son père, qui le maltraitait, lui enjoignait de serrer les dents face aux difficultés de la vie. Broudy se demande si cela a pu avoir des effets au niveau immunitaire, préparer le terrain pour les maladies environnementales. Mais il en vient à douter du rôle des traumatismes psychologiques lorsqu’il rencontre David Reeves, un personnage haut en couleur. Autrefois new-yorkais, il vit aujourd’hui dans une tente plantée dans le jardin de sa maison, non loin de Snowflake. Son système immunitaire a « pété un câble », dit-il, quand on a traité son appartement contre les punaises de lit. Il ne laisse pas la maladie contrôler sa vie, se réjouit Broudy. Il travaille dans l’édition, écoute Schubert et lit des romans de George Gissing. David n’a pas vécu de traumatismes dans son enfance.

Les médecins spécialistes des maladies environnementales qu’ils rencontrent ou interrogent par téléphone n’écoutent James que d’une oreille et préfèrent disserter sur leurs propres théories. Au fil des consultations, données et hypothèses s’accumulent mais aucune ne paraît satisfaisante. Beaucoup de théories reposent sur l’idée selon ­laquelle la machine cellulaire des malades aurait implosé sous l’assaut des produits chimiques. C’est la métaphore du « tilt » au flipper : la machine se coupe lorsqu’on la secoue trop. Les toxines déclenchent une réponse immunitaire, et elles sont si nombreuses que notre corps ne parvient pas à les éliminer. L’une des thèses avance que ces maladies auraient une origine génétique : un quart d’entre nous ne posséderait pas certains éléments essentiels à la détoxification de l’organisme à cause de la mutation d’un gène particulier, le MTHFR. D’autres incriminent un dérèglement de l’amygdale, et d’autres encore prétendent que « c’est dans la tête ». Chacune de ces ­explications est sans doute en partie vraie, mais aucune ne l’est entièrement, estime Broudy. Ou plutôt, les maladies environnementales relèvent tout autant de la tuberculose que de la neurasthénie. Son analogie préférée : elles sont à la fois une particule et une onde.
Le problème des paradigmes médicaux actuels, explique Broudy, c’est que toute preuve venant remettre en question le dualisme cartésien est systématiquement reléguée au rang d’effet placebo. Selon lui, la biochimie et la psychologie sont les deux faces d’une même médaille : si la sensibilité affecte l’une, elle affectera l’autre. Il critique la méde­cine ­moderne, qui préfère extrapoler les résultats des ­essais cliniques plutôt qu’écouter le témoignage du patient, surtout lorsqu’il s’agit de maladies environnementales. Mais le patient n’est ni un cerveau dans un bocal, ni une souris de laboratoire dans une cage stérile. C’est un être singulier doté d’un corps qui baigne dans une soupe d’éléments chimiques. Et, aujourd’hui, cette soupe contient des dizaines de milliers de nouveaux ingrédients, dont beaucoup sont toxiques pour une partie de l’espèce qui les a fabriqués.
Le voyage s’achève à Santa Monica, en Californie – un endroit où James se sent à peu près bien et où les placebos pullulent. Ils s’arrêtent au Bulletproof Café, un établissement très prisé dont les clients luttent contre les toxines et veillent avec acharnement sur leur ­santé. Dave ­Asprey, le propriétaire, a su exploiter leurs peurs avec brio en leur proposant son « café pare-balles », du café noir addi­tionné de beurre et d’huile. Pour les consommateurs, c’est l’invincibilité assurée. James et Broudy se rendent ensuite chez un dernier médecin, un chirurgien spécialiste du pancréas devenu expert des maladies environnementales (après avoir été lui-même terrassé par une hypersensibilité chimique multiple). L’homme de l’art injecte à James son remède miracle contenant quelque 450 allergènes, lesquels devraient achever de le rendre ­invincible. Entre 80 et 90 % de chances, affirme-t-il. 

— Michele Pridmore-Brown est chercheuse associée au Centre de la science, de la technologie, de la médecine et de la société à l’Université de Californie à Berkeley et rédactrice en chef sciences de la Los Angeles Review of Books.
— Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 29 janvier 2021. Il a été traduit par Lucile Pouthier.

[post_title] => Trop sensibles pour ce monde toxique [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => trop-sensibles-pour-ce-monde-toxique [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:19:39 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:39 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108353 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 108631
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_date_gmt] => 2021-08-26 10:19:39
    [post_content] => 

Au XVIIe, le mal du siècle ne s’appelait pas encore « dépression ». On ne parlait alors que de « mélancolie », et celle-ci avait un chroniqueur attitré, l’essayiste anglais ­Robert Burton, qui avait consacré presque cinquante ans à l’anatomie de ce « mal anglais ». Or la somme qu’il a écrite sur ce sujet a priori pas bien gai constitue non seulement « l’un des documents fondamentaux de la culture européenne », comme l’affirme Dustin Illingworth dans The Paris Review, mais aussi une lecture formidablement réjouissante. L’écrivain Samuel Johnson disait devoir se lever deux heures plus tôt chaque jour pour en lire quelques pages ; Samuel Beckett s’en inspirera ; quant à Borges, certains distinguent l’influence du travail de Burton dans le fond comme dans la forme de presque toutes ses œuvres.
Le titre complet est aussi prolixe que l’ouvrage lui-même : « Anatomie de la mélancolie. Ce qu’elle est, avec tous ses ­aspects, ses causes, ses symptômes, ses pronostics et les différents moyens de la soigner. […] Philosophiquement, médicalement, historiquement abordée et disséquée. » Robert Burton examine en effet cette pandémie ancestrale sous tous les angles, en disséquant des livres allègrement pillés. Il puise à toutes les sources : ouvrages médicaux et anatomiques, auteurs classiques, récits, recueils d’anecdotes, racontars, et on en passe. On le traitera de vulgarisateur, de ventriloque recyclant le savoir d’autrui, de charlatan multidisciplinaire. Pourtant « ce chef-d’œuvre répétitif, bavard et souvent exaspérant est étrangement ensorcelant », écrit Robert McCrum dans The Guardian. À condition, bien entendu, de ne pas le lire de bout en bout mais de le butiner, sachant que chaque page apportera son lot de trouvailles.
Quant aux mélancoliques eux-mêmes, ils pourront tirer un certain bénéfice de la lecture de ce traité. Robert Burton ne prétend pourtant pas régler son compte à l’incompréhensible fléau. « La tour de Babel n’a jamais produit autant de confusion des langues que le chaos de la mélancolie de variétés de symptômes […] qui se manifestent par des actes extrêmes, des contrariétés, des contradictions en infinie variété […]. On ne voit pas deux fois sur deux mille les mêmes symptômes se conjuguer », se lamente-t-il. « Ce trouble complexe et étrangement prémoderne », confirme Michael Edwards dans la revue scientifique Brain, possède une infinité de causes et génère une infinité d’effets. Mais Robert Burton, praticien assidu de toutes les sciences, s’inscrit dans la droite ligne d’Hippocrate et de la sacro-­sainte théorie des quatre humeurs (le sang, chaud et humide ; la lymphe, humide et froide ; la bile jaune, sèche et chaude ; et la bile noire, l’« atrabile » alias la « mélancolie », sèche et froide). En principe, ces humeurs coexistent dans un équilibre stable, mais bien sûr ce n’est jamais le cas.
Jusqu’au XVIIIe siècle, les spécialistes étudieront l’omniscient Robert Burton pour ses suggestions de remèdes ou de thérapies et, surtout, pour sa nomenclature des symptômes mélancoliques, aussi variés qu’étranges : se croire fait de beurre et craindre de fondre au soleil ; se prendre pour une outre en cuir emplie de vent (la mélancolie stimule les flatulences) ; trouver, comme Louis XI, que tout et tous autour de soi empestent.
Les lecteurs moins atteints peuvent se distraire de leur mélancolie tout en apprenant à la contenir, grâce aux conseils d’un irrécusable bon sens que prodigue l’auteur : travailler, pratiquer une activité physique, fuir la solitude, éviter l’autosuggestion et l’amour, jouer aux échecs, écouter de la musique gaie… En même temps, Robert Burton prône une certaine résignation, écrivant que « nul vivant n’est à l’abri de ces dispositions à la mélancolie, nul assez stoïque, assez sage, nul ­assez heureux, assez patient, assez géné­reux, assez pieux et religieux pour s’en défendre. La mélancolie, prise en ce sens, est le propre de l’homme mortel. » Mais, lecteurs, n’abandonnez pas tout espoir. Si la lecture soulage, il existe encore une autre parade dont Burton a vérifié sur lui-même l’efficacité : l’écriture. « J’écris sur la mélancolie pour éviter la mélancolie. […] Quand j’entrepris ce travail, […] mon but était de soulager mon esprit, […] car j’avais le cœur lourd et la tête infectée, une sorte de tumeur dans la tête dont j’étais très désireux de me décharger, et je ne pouvais pas imaginer meilleure façon de le faire. […] Le doigt va chercher le point de la douleur, celui à qui la peau démange, il faut qu’il se gratte. » Autrement dit, Burton est un protopromoteur de la bibliothérapie et surtout de la scriptothérapie [lire « Lire, écrire, se relire », Books n° 113]. C’est sans doute pourquoi, loin de se décou­rager devant l’ampleur et la complexité de son propos, il ne cessera sa vie durant d’enrichir son unique ouvrage – qui, au fil de six éditions, s’épaissira de 350 000 à plus de 500 000 mots. Le résultat final sera à l’image de l’affliction décrite : « un modèle d’incohérence, qui donne autant dans la rigueur que dans l’absurdité, la science que la superstition, l’ascétisme que la sensualité. Burton s’excuse de ses longues digressions pour s’y replonger aussitôt. Il accumule conjectures, preuves, rumeurs, hérésies », écrit encore Dustin Illingworth, qui salue néanmoins « cette méditation encyclopédique et décalée sur les mystères de l’existence ».
Robert Burton est lui-même à l’image de son ouvrage, sérieux et sombre mais aussi sarcastique et rigolard. L’un de ses plus célèbres portraits le dépeint sous les traits d’une sorte de Schtroumpf jaunâtre et sinistre, mais avec une lueur goguenarde dans l’œil et un sourire ambigu façon Joconde. Ce clergyman confiné avec ses bouquins dans ses cellules d’Oxford, célibataire par obligation, aime se tenir les côtes en écoutant du haut d’un pont les engueulades et les obscénités des bateliers, et fréquente aussi certains lieux de perdition. Toute cette ambivalence imprègne les 1 400 pages de son pavé, où – entre quelque 13 000 citations latines et sentences sombres et doctes – viennent inéluctablement se glisser impertinences ou cocasseries, voire une pensée carrément iconoclaste. ­Robert Burton est en fait un vrai successeur de Montaigne, dont l’influence en Angleterre était alors au moins aussi grande qu’en France. Comme Montaigne, il parle de lui pour parler de nous : « Ce que d’autres connaissent par ouï-dire ou par leurs lectures, je l’ai senti et pratiqué personnellement ; leur savoir vient des livres, le mien de ma mélancolie. » Comme Montaigne, Burton se veut un écrivain « délié, simple, sans apprêt » qui, toujours comme Montaigne, cache volontiers ses propos scabreux sous une formule latine. Comme Montaigne encore, il procède « à sauts et à gambades » (soit, dans son cas, à la manière d’un « épagneul qui dans sa course abandonne sa proie pour aboyer après chaque oiseau qui passe »). Enfin, comme le Gascon, il imite les abeilles en pillotant chez les autres, mais le miel final est bien le sien : « Tout est mien, rien n’est mien. Comme une bonne ménagère tisse une pièce de tissu à partir de diverses toisons, […] j’ai à grand-peine ­recueilli ce centon d’auteurs divers […]. La matière est en grande partie leur, et pourtant mienne. […] J’emprunte, je remodèle ce que je prends aux auteurs, […] seule la méthode est mienne. »
Étrange et saugrenu, Robert Burton le restera jusqu’à sa mort, laquelle conjuguera les trois piliers de sa personnalité – mélancolie, cocasserie et amour de la science. Il se serait en effet suicidé en 1640 à la date prédite par les astres, pour conforter la science astrologique. Et il s’offrira même un clin d’œil post mortem en faisant graver sur sa pierre tombale : « La mélancolie est source de vie et de mort. » Un ultime hommage à cette affliction qui lui aura procuré à la fois souffrance, aisance et notoriété. 

— J.-L. M.

Extrait : « Abrégé de la mélancolie par l’auteur »

« Quand je vais rêver solitaire
Aux pensées des choses futures
Et bâtis des châteaux en l’air
Sans crainte et sans amertume,
Livré au plaisir de mes doux fantasmes,
Le temps me semble courir vite.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est plus doux que la mélancolie.
Quand seul, éveillé, je repose,
Recomptant mes actions mauvaises,
Penser devient ma tyrannie,
Peur et tristesse m’envahissent,
Que je m’attarde ou que je parte,
Le temps m’est devenu si lent.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus triste que la mélancolie.
Quand, solitaire, je me souris,
Le temps se passe en gais pensers,
Près d’un ruisseau, ou dans le bois si vert,
Dans ma retraite, invisible, en silence,
Mille plaisirs bénis me viennent,
De bonheur couronnant mon âme.
En comparaison, mes joies sont folie,
Nulle plus douce que la mélancolie.
Quand, assis, couché, marchant seul,
Je suis chagrin, je soupire et je geins,
Sans une forêt sombre ou un vallon aride,
De déplaisirs et d’assauts des Furies.
Mille malheurs au même instant
Mon âme et mon cœur assombrissent.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Nul plus amer que la mélancolie.
Il me semble entendre, il me semble voir,
La douce musique, mélodie magique,
Villes et palais, et cités superbes ;
Par ici, par là, le monde est à moi,
Rares beautés et gentes dames y brillent
De charme ou d’amour divin.
En comparaison, toutes joies sont folie,
Nulle plus douce que la mélancolie.
[…]
Il me semble cajoler, il me semble baiser,
Il me semble embrasser ma mie.
Ô jours bénis, ô douce jouissance,
Je vis mes jours en paradis.
Puissent ces images rester en mes pensées
Puissé-je pour toujours aimer.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est plus doux que la mélancolie.
Quand j’énumère les frayeurs de l’amour,
Mes soupirs, mes larmes et mes veilles,
Mes crises jalouses, ô mon dur destin,
Je me repens, mais il est bien trop tard.
Nul tourment plus cruel que l’amour,
Nul ne fut plus amer à mon âme.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus dur que la mélancolie.
Amis et compagnons, partez,
Je voudrais me retrouver seul.
Il faut à mes pensées, à moi, pour aller bien,
Que nous soyons seuls face à face.
Joyau ni trésor n’en approchent,
Délice et sommet de ma félicité.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est plus doux que la mélancolie.
La peste que la solitude !
Je deviens bête, puis monstre,
Refuse lumière et compagnie,
Car je n’en reçois que douleur.
Le décor change, ma joie s’en va,
La peur, le déplaisir, la tristesse sont là.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus âpre comme mélancolie.
Ma vie vaut celle de tous les rois,
J’en suis ravi : le monde peut-il donner
De joie plus grande que rire et sourire,
Et passer le temps en de si doux loisirs ?
Non, surtout, non, pas d’importun,
Tant j’ai plaisir à voir et à sentir.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est divin comme mélancolie.
Ma vie ne vaut pas celle du pauvre gueux
Que tu sors du cachot ou d’un tas de fumier ;
Douleur incurable, tu m’entraînes en enfer,
Je ne saurais durer dans un tel tourment !
Je suis désespéré, je déteste ma vie,
Donnez-moi une corde, un couteau ;
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus damné comme mélancolie. »

[post_title] => Portrait du spleen en antidépresseur [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => portrait-du-spleen-en-antidepresseur [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:19:39 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:39 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108631 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )