Le style, rien que le style
A chaque saison des prix littéraires, c’est la même question : pourquoi ce livre plutôt que cet autre ? Le thème ? L’histoire ? Les soutiens de son éditeur ? La construction de la narration ? Un peu de tout cela, souvent. Or seul devrait compter le style, si l’on en croit Rémy de Gourmont. Le reste est superflu. Dans La Culture des idées, il rappelle que c’est le maniement virtuose des mots qui distingue le véritable écrivain.
Déprécier « l’écriture », c’est une précaution que prennent de temps à autre les écrivains nuls ; ils la croient bonne ; elle est le signe de leur médiocrité et l’aveu d’une tristesse. Ce n’est pas sans dépit que l’impuissant renonce à la jolie femme aux yeux trop limpides ; il doit y avoir de l’amertume dans le dédain public d’un homme qui confesse l’ignorance première de son métier ou l’absence du don sans lequel l’exercice de ce métier est une imposture. Cependant quelques-uns de ces pauvres se glorifient de leur indigence ; ils déclarent que leurs idées sont assez belles pour se passer de vêtement, que les images les plus neuves et les plus riches ne sont que des voiles de vanité jetés sur le néant de la pensée, que ce qui importe, après tout, c’est le fond et non la forme, l’esprit et non la lettre, la chose et non le mot, et ils peuvent parler ainsi très longtemps, car ils possèdent une meute de clichés nombreuse et docile, mais pas méchante. Il faut plaindre les premiers et mépriser les seconds et ne leur rien répondre, sinon ceci : qu’il y a deux littératures et qu’ils font partie de l’autre.
Deux littératures : c’est une manière de dire provisoire et de prudence, afin que la meute nous oublie, ayant sa part du paysage et la vue du jardin où elle n’entrera pas. S’il n’y avait pas deux littératures et deux provinces, il faudrait égorger immédiatement presque tous les écrivains français ; cela serait une besogne bien malpropre et de laquelle, pour ma part, je rougirais de me mêler. Laissons donc ; la frontière est tracée ; il y a deux sortes d’écrivains : les écrivains qui écrivent et les écrivains qui n’écrivent pas, — comme il y a les chanteurs aphones et les chanteurs qui ont de la voix.
Il semble que le dédain du style soit une des conquêtes de quatre-vingt-neuf. Du moins, avant l’ère démocratique, il n’avait jamais été question que pour les bafouer des écrivains qui n’écrivent pas. Depuis Pisistrate jusqu’à Louis XVI, le monde civilisé est unanime sur ce point : un écrivain doit savoir écrire. Les Grecs pensaient ainsi ; les Romains aimaient tant le beau style qu’ils finirent par écrire très mal, voulant écrire trop bien. S. Ambroise estimait l’éloquence au point de la considérer comme un des dons du Paraclet, vox donus Spiritus, et S. Hilaire de Poitiers, au chapitre treize de son Traité des Psaumes, n’hésite pas à dire que le mauvais style est un péché. Ce n’est donc pas du christianisme romain qu’a pu nous venir notre indulgence présente pour la littérature informe ; mais comme le christianisme est nécessairement responsable de toutes les agressions modernes contre la beauté extérieure, on pourrait supposer que le goût du mauvais style est une de ces importations protestantes dont fut, au dix-huitième siècle, souillée la terre de France : le mépris du style et l’hypocrisie des mœurs sont des vices anglicans.
Cependant si le dix-huitième siècle écrit mal, c’est sans le savoir ; il trouve que Voltaire écrit bien, surtout en vers ; il ne reproche à Ducis que la barbarie de ses modèles ; il a un idéal ; il n’admet pas que la philosophie soit une excuse de la grossièreté littéraire ; on versifie les traités d’Isaac Newton et jusqu’aux recettes de jardinage et jusqu’aux manuels de cuisine. Ce besoin de mettre où il n’en faut pas de l’art et du beau langage le conduisit à adopter un style moyen, propre à rehausser tous les sujets vulgaires et à humilier tous les autres. Avec de bonnes intentions, le dix-huitième siècle finit par écrire comme le peuple du monde le plus réfractaire à l’art : l’Angleterre et la France signèrent à ce moment une entente littéraire qui devait durer jusqu’à la venue de Chateaubriand et dont le Génie du Christianisme fut la dénonciation solennelle. A partir de ce livre, qui ouvre le siècle, il n’y a plus qu’une manière d’avoir du talent, c’est de savoir écrire, et non plus à la mode de la Harpe, mais selon les exemples d’une tradition invaincue, aussi vieille que le premier éveil du sens de la beauté dans l’intelligence humaine.
Mais la manière du dix-huitième siècle répondait trop bien aux tendances naturelles d’une civilisation démocratique ; ni Chateaubriand, ni Victor Hugo ne purent rompre la loi organique qui précipite le troupeau vers la plaine verte où il y a de l’herbe et où il n’y aura plus que de la poussière quand le troupeau aura passé. On jugea inutile bientôt de cultiver un paysage destiné aux dévastations populaires ; il y eut une littérature sans style comme il y a des grandes routes sans herbe, sans ombre et sans fontaines.
Le métier d’écrire est un métier, et j’aimerais mieux qu’on le mît à son ordre vocabulaire, entre la cordonnerie et la menuiserie, que tout seul à part des autres manifestations de l’activité des hommes. A part, il peut être nié, sous prétexte d’honneurs, et tellement éloigné de tout ce qui est vivant qu’il meure de son isolement ; à son rang dans une des niches symboliques le long de la grande galerie, il suggère des idées d’apprentissage et d’outillage ; il éloigne de lui les vocations impromptues ; il est sévère et décourageant.
Le métier d’écrire est un métier ; mais le style n’est pas une science. Le style est l’homme même et l’autre formule, de Hello, le style est inviolable, disent une seule chose : le style est aussi personnel que la couleur des yeux ou le son de la voix. On peut apprendre le métier d’écrire ; on ne peut apprendre à avoir un style ; on ne peut teindre son style comme on teint ses cheveux, mais il faut recommencer tous les matins et n’avoir pas de distractions. On apprend si peu à avoir un style qu’au cours de la vie souvent on désapprend ; quand la force vitale est moindre on écrit moins bien ; l’exercice, qui améliore d’autres dons, gâte parfois celui-là.
Écrire, c’est très différent de peindre ou de modeler ; écrire ou parler, c’est user d’une faculté nécessairement commune à tous les hommes, d’une faculté primordiale et inconsciente. On ne peut l’analyser sans faire toute l’anatomie de l’intelligence ; c’est pourquoi, qu’ils aient dix ou dix mille pages, tous les traités de l’art d’écrire sont de vaines esquisses. La question est si complexe qu’on ne sait par où l’aborder ; elle a tant de pointes et c’est un tel buisson de ronces et d’épines qu’au lieu de s’y jeter on en fait le tour ; et c’est prudent.
Ecrire, mais alors au sens de Flaubert et de Goncourt, c’est exister, c’est se différencier. Avoir un style, c’est parler au milieu de la langue commune un dialecte particulier, unique et inimitable et cependant que cela soit à la fois le langage de tous et le langage d’un seul. Le style se constate ; en étudier le mécanisme est inutile au point où l’inutile devient dangereux ; ce que l’on peut recomposer avec les produits de la distillation d’un style ressemble au style comme une rose en papier parfumé ressemble à la rose.
Quelle que soit l’importance fondamentale d’une œuvre « écrite », la mise en œuvre par le style accroît son importance. C’était l’opinion de Buffon, que toutes les beautés qui se trouvent dans un ouvrage bien écrit, « tous les rapports dont le style est composé sent autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet ». Et c’est aussi, malgré le dédain commun, l’opinion commune, puisque les livres de jadis qui vivent encore ne vivent que par le style. Si le contraire était possible, tel contemporain de Buffon, Boulanger, l’auteur de l’Antiquité dévoilée, ne serait pas inconnu aujourd’hui, car il n’y avait de médiocre en lui que sa manière d’écrire ; et n’est-ce point parce qu’il manqua presque toujours de style que tel autre, comme Diderot, n’a jamais eu que des heures de réputation et que sitôt qu’on ne parle plus de lui, il est oublié ?
Cette prépondérance incontestée du style fait que l’invention des thèmes n’a pas un grand intérêt en littérature. Pour écrire un bon roman ou quelque drame viable, il faut ou élire un sujet si banal qu’il en soit nul ou en imaginer un si nouveau qu’il faille du génie pour en tirer parti, Roméo et Juliette ou Don Quichotte. La plupart des tragédies de Shakespeare ne sont qu’une suite de métaphores brodées sur le canevas de la première histoire venue. Shakespeare n’a inventé que ses vers et ses phrases : comme les images en étaient nouvelles, cette nouveauté a nécessairement conféré la vie aux personnages du drame. Si Hamlet, idée pour idée, avait été versifié par Christophe Marlowe, ce ne serait qu’une obscure et maladroite tragédie que l’on citerait comme une ébauche intéressante. M. de Maupassant, qui inventa la plupart de ses thèmes, est un moindre conteur que Boccace, qui n’inventa aucun des siens. L’invention des sujets est d’ailleurs limitée, encore que flexible à l’infini ; mais, autre siècle, autre histoire. M. Aicard, s’il avait du génie, n’eût pas traduit Othello, il l’eût refait, comme l’ingénu Racine refaisait les tragédies d’Euripide. Tout aurait été dit dans les cent premières années des littératures si l’homme n’avait le style pour se varier lui-même. Je veux bien qu’il y ait trente-six situations dramatiques ou romanesques, mais une théorie plus générale n’en peut, en somme, reconnaître que quatre. L’homme étant pris pour centre, il a des rapports : avec lui-même, avec les autres hommes, avec l’autre sexe, avec l’infini, Dieu ou Nature. Une œuvre de littérature rentre nécessairement dans un de ces quatre modes. Mais n’y aurait-il au monde qu’un seul et unique thème, et que cela fût Daphnis et Chloé, il suffirait.
Une des excuses des écrivains qui ne savent pas écrire est la diversité des genres. Ils croient qu’à celui-ci convient le style et à celui-là, rien. Il ne faut pas, disent-ils, écrire un roman du même ton qu’un poème. Sans doute ; mais l’absence de style fait aussi l’absence de ton et quand un livre manque d’écriture, il manque de tout : il est invisible ou, comme on dit, il passe inaperçu. Cela convient. Au fond, il n’y a qu’un genre : le poème ; et peut-être qu’un mode, le vers, car la belle prose doit avoir un rythme qui fera douter si elle n’est que de la prose. Buffon n’a écrit que des poèmes, et Bossuet et Chateaubriand et Flaubert. Les Époques de la Nature, si elles émeuvent les savants et les philosophes, n’en sont pas moins une somptueuse épopée. M. Brunetière a parlé avec une ingénieuse hardiesse de l’évolution des genres ; il a montré que la prose de Bossuet n’est qu’une des coupes de la grande forêt lyrique où Victor Hugo plus tard se fit bûcheron. Mais je préfère l’idée qu’il n’y a pas de genres ou qu’il n’y a qu’un genre ; cela est d’ailleurs plus conforme aux dernières philosophies et à la dernière science : l’idée d’évolution va disparaître devant celle de permanence, de perpétuité.
Si on peut apprendre à écrire ? Il s’agit du style : c’est demander si M. Zola avec de l’application aurait pu devenir Chateaubriand, ou si M. Quesnay de Beaurepaire avec des soins aurait pu devenir Rabelais ; si l’homme qui imite les marbres précieux en secouant d’un coup vif son pinceau vers les panneaux de sapin aurait pu, bien conduit, peindre le Pauvre Pêcheur, ou si le ravaleur qui taille dans le genre corinthien les tristes façades des maisons parisiennes ne pourrait pas, après vingt leçons, sculpter par hasard la Porte de l’Enfer ou le tombeau de Philippe Pot ?
Si on peut apprendre à écrire ? Il s’agit des éléments d’un métier, de ce qui s’enseigne aux peintres dans les académies : on peut apprendre cela ; on peut apprendre à écrire correctement à la manière neutre, comme on grava à la manière noire. On peut apprendre à écrire mal, c’est-à-dire proprement et de manière à mériter un prix de vertu littéraire. On peut apprendre à écrire très bien, ce qui est une autre façon d’écrire très mal. Qu’ils sont mélancoliques, ces livres qui sont très bien ; et puis, c’est tout.