Portrait de Derrida en surréaliste
Publié dans le magazine Books n° 26, octobre 2011.
La vogue de la déconstruction en philosophie a généré une « guerre de trente ans », commencée en 1977 avec l’attaque lancée par l’Américain John Searle contre « le désolant penchant de Derrida pour dire des choses manifestement fausses ». L’Allemand Habermas reprit l’oriflamme des mains de Searle en 1985, attaquant l’obscurité des textes de Derrida et autres Lacan au nom d’une modernité rationnelle, d’une « communauté de discours visant constamment à la compréhension mutuelle », écrit George Steiner…
La vogue de la déconstruction en philosophie a généré une « guerre de trente ans », commencée en 1977 avec l’attaque lancée par l’Américain John Searle contre « le désolant penchant de Derrida pour dire des choses manifestement fausses ». L’Allemand Habermas reprit l’oriflamme des mains de Searle en 1985, attaquant l’obscurité des textes de Derrida et autres Lacan au nom d’une modernité rationnelle, d’une « communauté de discours visant constamment à la compréhension mutuelle », écrit George Steiner en rendant compte du livre de Pierre Bouretz dans le Times Literary Supplement. Ce faisant, Habermas renouait avec le combat de Kant contre les « mystagogues » et exprimait sa méfiance à l’égard de la part d’irrationnel qui imprègne la pensée de Heidegger et de ses épigones.
Steiner est plus intéressé par le soupçon, formulé par Habermas, que le projet caché de la déconstruction était de « faire renaître un dialogue avec Dieu “sans exprimer d’obligations théologiques” ». Habermas voyait en Derrida un « “crypto-talmudiste” opposant à l’autorité de l’Écriture celle du Logos oral ». Bouretz n’est pas de cet avis, mais Steiner y voit du grain à moudre. « Cela souligne le sujet très complexe de la judaïté de Derrida et la forte possibilité que la déconstruction est une forme de révolte œdipienne contre l’attachement millénaire des Juifs à la textualité. » Steiner évoque ensuite le point de vue iconoclaste du philosophe américain Richard Rorty pour qui les prétentions de Derrida à dépasser les catégories philosophiques traditionnelles ne doivent pas être prises trop au sérieux. Rorty, mort en 2007, voyait dans le philosophe français un « comédien » inspiré.
« Un satyre libérateur »
« La révérence que Bouretz éprouve à l’égard de Derrida l’empêche de suivre cette piste, écrit Steiner, mais les jeux de mots qui saturent ses textes, la virtuosité grammaticale, la quasi-glossolalie » lui rappellent fortement le mouvement Dada et le surréalisme. « Avec le recul du temps, la déconstruction derridienne peut être vue comme le fait d’un satyre libérateur s’exprimant après le destin tragique de la frustration philosophique et la barbarie politique du XXe siècle. » Comme d’autres, Steiner voit dans l’incroyable fortune de la « French theory » aux États-Unis l’occasion rêvée donnée aux départements des humanités dans les universités américaines, dont l’aura était obscurcie par le succès des départements de sciences, de se parer des oripeaux d’une « théorie ». « Lévi-Strauss n’avait-il pas endossé la blouse blanche et appelé ses bureaux un laboratoire ? » (Lire à ce sujet l’article de Michel André, « Derrida superstar ».) Steiner suggère aussi une explication politique : « Il y avait dans la pratique derridienne, dans la critique par Foucault de l’identité classique, une puissante remise en cause de la catégorie du “grand écrivain”, à vrai dire de toute autorité sur le Parnasse. » Derrida et Foucault ont plaidé pour « l’anonymat et la démocratie du texte », ce qui rencontrait à point nommé « la sensibilité sociale et politique américaine ». La question demeure ouverte, écrit Steiner, et il regrette que Bouretz n’ait pas profité de son livre pour la tirer au clair.
Steiner termine son article en évoquant la complicité et l’amitié qui se sont nouées à la fin de leur vie entre Derrida et Habermas. À la mort du premier, en 2004, le second fit l’éloge de ce suprême « lecteur micrologique » aux profondes racines juives.