Penser ou agir ? L’histoire d’un malentendu

Lancée dans une quête éperdue de certitude, la philosophie classique a systématiquement dénigré la matière, le corps et l’action, leur préférant l’idée, l’esprit et la contemplation. Ce faisant, elle a méconnu la dimension fondamentalement pratique de la connaissance, et s’est condamnée à ne jamais atteindre le seul genre de certitude auquel nous puissions prétendre.

Les philosophes ont cultivé la dépréciation de l’action, de l’agir et du faire. Mais s’ils ont perpétué ce dénigrement en lui donnant forme et justification, ils n’en sont pas pour autant les précurseurs. Sans doute glorifiaient-ils leur propre vocation en plaçant la théorie à ce point au-dessus de la pratique. Mais indépendamment de leur attitude, bien des éléments conduisaient dans cette direction. On a jugé que le travail était pénible, exténuant, signe d’une malédiction primitive, imposé par la contrainte et les pressions de la nécessité, tandis que l’on associait l’activité intellectuelle au loisir. Jugée répugnante, l’activité pratique a été autant que possible imposée aux esclaves et aux serfs. Ainsi l’indignité sociale qui frappait cette classe était-elle étendue à leur travail. Il faut encore penser à l’immémoriale association de la connaissance et de la pensée avec les principes immatériels et spirituels, d’une part, et des arts, ainsi que de toute activité pratique consistant à agir et à faire, avec la matière, d’autre part. Car c’est avec le corps que l’on travaille, en recourant à des moyens mécaniques appliqués à des choses matérielles. Le discrédit affectant la pensée des choses matérielles en comparaison de la pensée immatérielle a atteint tout ce qui est associé à la pratique. Nous pourrions poursuivre ainsi. L’histoire naturelle des conceptions du travail et des arts, à travers la succession des peuples et des cultures, serait instructive. Mais tout ce qui, pour notre propos, importe se résume à cette question : pourquoi cette discrimination préjudiciable ? Une réflexion rapide montre que les explications avancées ont elles-mêmes besoin d’éclaircissements. Les idées associées aux castes sociales et aux aversions émotionnelles peuvent difficilement justifier une croyance, bien qu’elles puissent avoir contribué à la causer. Le mépris pour la matière et pour les corps, la glorification de l’immatériel ne s’expliquent pas d’eux-mêmes. Et, comme nous nous appliquerons non sans peine à le montrer plus tard dans la discussion, l’idée qui relie le penser et le connaître à quelque principe ou force entièrement séparé de tout rapport à des choses physiques ne résistera pas à l’examen, en particulier depuis l’adoption sans réserve de la méthode expérimentale dans les sciences de la nature. Les questions ainsi suggérées ont une portée très grande. Quelles sont la cause et la teneur de la division nette entre théorie et pratique ? Pourquoi cette dernière devrait-elle être sujette au mépris, à l’instar de la matière et du corps ? Quelle conséquence sur les diverses manières dont l’action s’est manifestée – industrie, politique, les beaux-arts – et sur les mœurs conçues non en tant qu’attitude personnelle intérieure, mais en tant qu’activité manifeste ? Quel impact la séparation de l’intellect et de l’action a-t-elle eu sur la théorie de la connaissance ? Quel a été, en particulier, l’effet produit sur la conception et le cours de la philosophie ? Quelles sont à l’œuvre les forces susceptibles de briser cette partition ? Que résulterait-il de l’annulation de ce divorce et de la mise en relation intrinsèque du connaître et de l’agir ? Quelles corrections faudrait-il apporter à la théorie traditionnelle de l’esprit, de la pensée et du connaître et quel changement introduire dans l’idée que nous nous faisons des tâches de la philosophie ? Quelles évolutions cela entraînerait-il au sein des disciplines s’intéressant aux diverses dimensions de l’activité humaine ? Ces questions forment le sujet de ce livre et indiquent la nature des problèmes qu’il nous faut aborder. Dans ce chapitre introductif, nous considérerons en particulier quelques-unes des raisons qui, dans l’histoire, ont contribué à élever la connaissance au-dessus des actes tournés vers le faire et l’agir. Ce moment de la discussion révélera que l’exaltation du pur intellect et de son activité au-dessus des affaires pratiques est fondamentalement liée à la quête d’une certitude qui soit absolue et inébranlable. Le caractère spécifique de l’activité pratique, qui lui appartient au point de ne pouvoir lui être retiré, est l’incertitude qui l’accompagne. Cette propriété intrinsèque nous fait dire : agis, mais à tes risques et périls. Le jugement que l’on porte sur les actions à engager et les croyances que l’on nourrit à leur propos ne peuvent jamais prétendre qu’à une probabilité précaire. On a cru toutefois que, par la pensée, les hommes pourraient échapper aux périls de l’incertitude. L’activité pratique renvoie à des situations individualisées et uniques qui ne sont jamais exactement reproductibles et qui, dès lors, ne peuvent faire l’objet d’une garantie totale. Toute activité implique en outre le changement. Si l’on en croit la doctrine traditionnelle, l’intellect, en revanche, peut saisir l’Être universel, un Être qui est universel, fixe et immuable. Dès qu’il y a activité pratique, nous, êtres humains, nous trouvons embarqués. Toutes les craintes, le mépris et le manque de confiance qui grèvent l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes s’attachent aux actions auxquelles nous prenons part. La défiance que l’homme éprouve à l’égard de lui-même l’a conduit à désirer se porter au-delà et au-dessus de lui-même ; c’est dans la pure connaissance qu’il a pensé pouvoir accéder à cette auto-transcendance. Nul besoin de discourir sur les risques attachés à l’action manifeste. Proverbes et maximes s’entendent à considérer que les plans les mieux préparés, des hommes comme des souris, s’égarent souvent (1). La fortune, bien plus que nos propres intentions et les actes que nous posons, décide du succès et de l’échec de nos entreprises. Le pathos des espérances trahies, la tragédie des fins et des idéaux vaincus, les catastrophes accidentelles sont des lieux communs que l’on rencontre dans tout commentaire portant sur le théâtre de la vie humaine : nous examinons les circonstances, faisons le choix le plus sage que nous puissions ; nous agissons et, pour le reste, nous devons nous en remettre au sort, à la fortune ou à la providence. Les moralistes nous invitent à porter nos regards vers la fin lorsque nous agissons, pour nous dire ensuite que celle-ci est toujours incertaine. Le jugement, la planification, le choix, quel que soit le soin que l’on y apporte, l’action, aussi prudemment soit-elle accomplie, ne déterminent jamais seuls le résultat. Des forces naturelles étrangères et indifférentes, des circonstances imprévisibles s’en mêlent et y prennent une part décisive. Plus le problème est important, plus elles pèsent sur la suite des événements. Les hommes n’ont eu de cesse, par conséquent, de découvrir un domaine où puisse se déployer une activité qui ne soit pas ostensible et ne possède aucune conséquence extérieure. « Sécurité d’abord », voilà qui a joué un grand rôle dans la primauté accordée à la connaissance sur l’agir et le faire. Ceux qui ont une inclination pour la pure pensée et disposent du loisir et de l’aptitude pour s’y employer prennent à celle-ci un plaisir sans mélange, que n’entachent pas les risques auxquels l’action ostensible ne peut échapper. On a dit de la pensée que c’était une activité purement intérieure, intrinsèque à l’esprit seul ; et la doctrine classique traditionnelle enseigne que l’« esprit » est, en lui-même, complet et autosuffisant. L’action ostensible peut certes se produire dans le droit-fil de ses opérations mais de manière toujours extérieure, non intrinsèque à sa réalisation. Dans la mesure où l’activité rationnelle est en elle-même complète, elle ne requiert pas de se manifester extérieurement. L’échec et la frustration sont imputés à des accidents propres à un domaine de l’existence étranger, rétif et inférieur. La part externe de la pensée est rejetée dans un monde qui lui est extérieur, mais qui ne porte en rien atteinte à la suprématie et à la réalisation de la pensée et de la connaissance dans leur nature intrinsèque. Ainsi, l’on en vient à regarder de haut les arts par lesquels l’homme obtient la seule sûreté pratique possible. Une sûreté relative, toujours incomplète et tributaire de circonstances fâcheuses. On peut même blâmer la multiplication des arts comme source de nouveaux dangers, car chacun d’entre eux appelle ses propres mesures de protection. Leur déploiement entraîne, en effet, des conséquences nouvelles et inattendues dont procèdent des périls auxquels nous ne sommes pas préparés. La quête de certitude est la quête d’une paix garantie, d’un objet que n’affecte nul risque et sur lequel ne s’étend pas l’effrayante ombre portée de l’action. Car ce n’est pas l’incertitude en tant que telle que réprouvent les hommes, mais le fait que l’incertitude nous expose au risque de souffrir mille maux. Nous ne craindrions pas l’incertitude attachée aux conséquences à venir si nous étions assurés d’en apprécier la teneur. Elles donneraient à nos vies un goût d’aventure et le sel du changement. La quête d’une certitude complète ne peut être satisfaite pleinement que dans la pure connaissance : tel est le verdict que prononce notre tradition philosophique la plus durable. La tradition, comme nous le verrons plus loin, s’est imposée sur tous les thèmes et tous les sujets et a déterminé jusqu’à la forme à travers laquelle nous parviennent encore aujourd’hui nos problèmes et conclusions concernant l’esprit et la connaissance. Si nous devions réussir à nous libérer soudainement du fardeau de cette tradition, il est peu probable que, jugeant à partir de notre expérience présente, nous ferions nôtre cette conception méprisante de la pratique et cette vision exaltée d’une connaissance séparée de l’action que dicte la tradition. Car l’homme, en dépit des périls inédits auxquels l’expose la machinerie propre à ces arts nouveaux, a appris à jouer avec le danger. Il le recherche même, lassé par la routine d’une vie trop protégée. L’importante évolution que connaît la position de la femme, par exemple, témoigne elle-même qu’un changement d’attitude est en train de se produire à l’égard de la valeur de protection en tant que fin en soi. Nous avons acquis, au moins inconsciemment, un certain sentiment de confiance ; le sentiment que le contrôle des principales conditions de la fortune est en train de passer, à un degré non négligeable, entre nos mains. Nous vivons entourés de la protection que nous apportent des arts par milliers et nous avons élaboré des dispositifs de protection qui atténuent et répartissent les maux qui nous menacent. Il n’est pas déraisonnable de penser – en laissant de côté les craintes que la guerre entraîne dans son sillage – que, si l’homme occidental contemporain ne conservait aucune des anciennes croyances relatives à la connaissance et à l’action (2), il concevrait, avec un degré appréciable de confiance, qu’il est en son pouvoir de parvenir à un niveau raisonnable de sûreté dans la vie. Cette suggestion est d’ordre spéculatif. Mon propos ne requiert pas que l’on y consente. Elle vaut comme un signe de ce qu’était la situation à l’époque où le besoin d’assurance était l’émotion dominante. Les hommes primitifs ne disposaient d’aucun des arts sophistiqués de protection et d’usage dont nous jouissons désormais et n’avaient que peu de confiance en leurs propres pouvoirs lorsque ceux-ci étaient renforcés par les applications de l’art. Ils vivaient dans des conditions soumises à d’extraordinaires périls, sans les moyens de défense qui vont aujourd’hui de soi. La plupart de nos outils et instruments les plus simples n’existaient pas ; la capacité de prédiction précise était inexistante ; les hommes faisaient face aux forces de la nature dans un état de dénuement qui n’était pas d’ordre simplement physique ; certaines circonstances pouvaient à l’occasion se révéler favorables mais, en dehors de ces quelques cas, le danger les assiégeait sans relâche. Un mystère entourait les expériences du bien et du mal ; celles-ci n’étant pas rapportées à leurs causes naturelles, elles paraissaient produites, octroyées ou infligées par des pouvoirs échappant à toute possibilité de contrôle. Ces moments critiques que sont la naissance, la puberté, la maladie, la mort, la guerre, la famine, la peste, les incertitudes de la chasse, les vicissitudes du climat et les grands changements saisonniers étaient tous vécus sous le signe de l’incertain. Toute situation ou tout objet impliqué dans quelque tragédie ou triomphe notable, que cette implication soit accidentelle ou non, se voyait doté d’une importance particulière. On en faisait un signe avant-coureur du bien ou un mauvais présage. Il en résultait que l’on chérissait certaines choses auxquelles on prêtait le pouvoir de garantir une sécurité totale ; on veillait sur elles comme un bon artisan prend soin de ses outils, tandis que l’on en craignait et que l’on en évitait d’autres en raison de leur capacité de nuisance supposée. De même que l’on dit d’un homme en train de se noyer qu’il est prêt à s’accrocher au premier fétu de paille venu, les hommes ne possédant pas encore les instruments et compétences qui ne seront développés que plus tard se sont saisis de tout ce qui, par un effort d’imagination, pouvait leur sembler un recours en temps de crise. L’attention, l’intérêt et le soin que l’on met désormais à l’acquisition des compétences requises pour le maniement des appareillages et pour l’invention de moyens mieux adaptés aux fins que l’on se propose étaient mobilisés hors de propos pour la détection de présages, la formulation de prédictions, la conduite de cérémonies rituelles et la manipulation d’objets auxquels on attribuait un pouvoir magique sur le cours naturel des choses. Dans un tel environnement, la religion primitive naquit et s’épanouit. Cet environnement était en fait la disposition religieuse.   Ce texte est extrait de La Quête de certitude, de John Dewey. Il a été traduit par Patrick Savidan.

Notes

1| Nous traduisons ainsi « The best laid plans of men as of mice gang agley », phrase tirée du poème de Robert Burns (1759-1796), « To a Mouse », et devenue depuis une formule idiomatique. Dewey reprend les termes de l’original écossais. (N.d.T.)

2| « Action » est au pluriel dans l’édition originale. Nous retenons la correction voulue semble-t-il par Dewey lui-même pour d’autres occurrences similaires. (N.d.T.)

LE LIVRE
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La Quête de certitude de Penser ou agir ? L’histoire d’un malentendu, Gallimard

ARTICLE ISSU DU N°60

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