Nés à dix ans de distance, mais morts tous deux à 46 ans, dans la force de l’âge, George Orwell et Albert Camus ont plus d’un trait commun. Le lien colonial, d’abord. Le premier est né en Inde, puis a servi dans la police en Birmanie. Le second passa son enfance et sa jeunesse en Algérie. À l’adolescence, l’un et l’autre se sont sentis en porte-à-faux. Devenus journalistes, passés par l’extrême gauche (le socialisme révolutionnaire pour Orwell, le communisme pour Camus), ils ont précocement compris et dénoncé l’« inhumanité répressive de la gauche totalitaire », écrit un vétéran du
Times de Londres, Ian Brunskill, dans un article intitulé « L’Orwell gaulois (1) ». Si l’un et l’autre avaient un faible pour les idées abstraites, ils ont aussi risqué leur vie pour une cause, l’un dans la guerre civile espagnole, l’autre dans la Résistance. Ils ont été marqués par la tuberculose (Orwell en est mort).
Là s’arrête le parallélisme, cependant. La famille de Camus était très pauvre, celle d’Orwell appartenait à la classe moyenne aisée. Elle put l’envoyer à Eton, le plus sélect des collèges anglais. Si tous deux nourrirent du ressentiment à l’égard de leur milieu, il n’était pas de même nature et l’on ne pourrait dire d’Orwell qu’il vécut ce « sentiment profond de l’exil intérieur » que décrit Alain Vircondelet dans l’une des biographies récemment consacrées à Camus (2). L’écrivain britannique laisse l’image carrée d’un esprit aux idées claires et nettes, un héraut de la lutte contre l’impérialisme et l’injustice sous toutes ses formes, partisan d’un socialisme antitotalitaire. Camus se fit des ennemis de toutes parts, en cherchant à promouvoir une troisième voie entre la droite et la gauche, en refusant d’adhérer au caractère inéluctable de l’indépendance algérienne et en affirmant, selon les propos fameux recueillis lors de sa réception du prix Nobel : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » Sa conviction que l’instruction républicaine et le savoir-faire de l’État-providence auraient finalement raison des passions sectaires et ethniques le fit accuser de naïveté. Il a sous-estimé la distance qui séparait colons et colonisés, même lorsqu’ils se côtoyaient et partageaient une même pauvreté, estime Brunskill.
L’un des livres les plus curieux publiés sur Camus à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, l’année dernière, est celui d’Elizabeth Hawes. Spécialiste de la littérature française, elle tomba amoureuse de l’écrivain en rédigeant sa thèse sur lui, à la fin des années 1950. « Après des décennies de dévotion, j’ai voulu comprendre pourquoi il m’importait si passionnément », écrit-elle. L’attrait qu’il exerçait venait pour une part du « message de base qu’il incarnait, explique-t-elle. Dans un monde absurde, la seule issue est la conscience politique et l’action ». Mais avec une candeur rafraîchissante, elle met aussi en avant le Camus de carte postale, le séducteur à la Humphrey Bogart, saisi par Cartier-Bresson avec son trench-coat et sa Gauloise, conscient de son charme et de son pouvoir sur les femmes. De quoi obscurcir le jugement des meilleurs, suggère Brunskill à demi-mot. Et une différence de plus avec Orwell.
Notes
1| The American Interest, septembre-octobre 2010.
2| Albert Camus, fils d’Alger, Fayard, 2010.