Le monde entier est proustologue
Gustave Caillebotte, Portraits à la campagne
Le 14 novembre 1913 était publié Du côté de chez Swann. Marcel Proust a essuyé le refus de bien des éditeurs avant d’obtenir l’aval de Grasset, et uniquement à compte d’auteur ! Depuis, son œuvre s’est enrichie de milliers de pages et s’est attirée autant de commentaires acerbes (D. H. Lawrence la qualifie de « gelée aqueuse ») que de louanges. Dans cet article écrit en janvier 2014 pour Books, Michel André nous rappelle que l’écrivain français figure parmi les plus étudiés à travers le monde. La proustologie touche aussi bien le Japon que l’Allemagne, pourtant bien loin de Combray.
Marcel Proust est aujourd’hui l’un des écrivains les plus étudiés, commentés et cités dans le monde entier. On peut s’en étonner. Dans À la recherche du temps perdu, l’analyse psychologique, la réflexion philosophique et les considérations esthétiques prennent une place considérable. Et il y a ce style pour lequel Proust est fameux, ces longues phrases sinueuses, serpentines, bourgeonnantes, gonflées d’incises et de parenthèses, épousant fidèlement les méandres d’une pensée infiniment nuancée, qui rendent l’ouvrage difficile à traduire dans les langues qui ne font pas le même usage des conjonctions et des subordonnées que le français.
D’un autre côté, La Recherche contient une analyse du snobisme et de l’hypocrisie sociale – la plus précise, complète, drôle et cruelle jamais proposée – qui transcende les frontières. Proust y parle avec une finesse et une clairvoyance inégalées de sujets d’intérêt universel comme la passion amoureuse, l’émotion artistique, la mémoire, le souvenir et l’inexorable passage du temps. Comment pourrait-il ne pas être lu hors de France ? Par son ampleur et son ancienneté (elle s’est manifestée dès la publication des premiers volumes de La Recherche), la curiosité internationale pour Proust soulève cependant des questions : pour quelle raison est-il à ce point étudié dans les universités de nombreux pays ? Quelle influence a-t-il réellement exercée sur les écrivains s’exprimant dans d’autres langues que la nôtre ?
Si Proust est devenu un objet d’élection des chercheurs du monde entier, c’est tout d’abord parce que son œuvre et les circonstances dans lesquelles elle fut écrite fournissent au travail érudit un matériau extraordinairement abondant. À la recherche du temps perdu est un univers d’une richesse presque inépuisable. C’est « un livre qui conduit partout », explique le critique australien Clive James, un « bâtiment fait de corridors, et les murs des corridors sont faits de portes ». Dans sa cocasserie d’inventaire à la Prévert, la liste des sujets de thèses et d’ouvrages savants consacrés à Proust illustre les infinies possibilités qu’offre un roman où se reflète une bonne partie de la société et du savoir de son temps : Proust était un homme bien plus instruit que la moyenne et les multiples comparaisons, aussi insolites qu’éclairantes, dont il use constamment témoignent des connaissances précises et sûres qu’il possédait dans une étonnante multitude de domaines, de la médecine à l’art militaire en passant par la botanique et l’économie.
On peut aussi s’interroger sur les individus ayant servi de modèle aux personnages de La Recherche, Albertine, Swann, Odette, Charlus, Saint-Loup (chacun d’entre eux condensant comme on le sait plusieurs personnes réelles), les œuvres d’art dont Proust s’est inspiré pour imaginer la sonate de Vinteuil et les toiles d’Elstir, les épineux problèmes que pose la traduction du roman dans les langues les plus exotiques, le calendrier compliqué de composition d’une œuvre à laquelle son auteur n’a cessé de faire des ajouts jusqu’à sa mort.
À côté d’un pur et simple effet de mode, des facteurs liés à certaines particularités locales ont joué dans l’inflation des travaux universitaires : en Allemagne, l’existence d’une forte tradition d’études romanes, qui l’a élu comme objet d’investigation dans le sillage des travaux pionniers de Leo Spitzer, Ernst Robert Curtius et Erich Auerbach ; en Grande-Bretagne et aux États-Unis, l’essor des « cultural studies » et des « gender studies », auxquelles La Recherche a fourni un terrain exceptionnellement propice, du fait de l’importance qu’y revêtent les questions sociales et politiques (l’affaire Dreyfus, les conséquences de la Première Guerre mondiale sur la vie des faubourgs Saint-Germain et Saint-Honoré, les rapports entre la bourgeoise, l’aristocratie et les classes populaires), et en raison de la richesse des réflexions sur l’homosexualité et l’identité sexuelle dans un récit fondé, à cet égard, sur un vertigineux jeu de miroirs et de transpositions.
Quant à la surprenante passion des Japonais pour cette œuvre (c’est aux Presses universitaires de Tokyo qu’est paru l’index de sa volumineuse correspondance, éditée par l’Américain Philip Kolb), elle tient à plusieurs raisons enchevêtrées. Jean-Yves Tadié, le biographe français de Proust et l’éditeur de La Recherche dans la Pléiade, y voit « la marque d’une société très lettrée habituée à la culture du manuscrit ». Jo Yoshida, l’un des meilleurs spécialistes nippons, mentionne la parenté, sur le plan de la thématique et de la structure, entre La Recherche et l’ouvrage médiéval japonais Le Dit du Genji, œuvre classique considérée comme le premier roman psychologique au monde ; sans oublier la grande sensibilité des Japonais à beauté de la nature, évoquée par Proust, dit-il, d’une manière inspirée par l’impressionnisme, « que [le] goût de la nature relie […] à l’art japonais ». L’attention au détail qui caractérise l’esthétique nipponne y est sans doute aussi pour quelque chose, ainsi qu’en témoigne ce passage d’une lettre de l’écrivain Yukio Mishima à son aîné Yasunari Kawabata : « [En vous lisant], je me suis souvenu de cette peinture que fait Proust d’une cuisine, vous savez : ce passage où il décrit dans les moindres détails un couteau dont la partie exposée aux rayons du soleil a l’air doublée de velours, ou encore des pointes d’asperges qui, avec leurs teintes irisées, semblent se fondre dans l’air. »
Bien avant de devenir un « réservoir de sujets universitaires » (Dominique Fernandez), Proust avait retenu l’attention des critiques littéraires du monde entier. On souligne souvent la rapidité avec laquelle son œuvre s’est fait connaître dans les pays anglophones, et l’intérêt qu’elle n’a jamais cessé d’y susciter. Deux éléments ont joué un rôle important à cet égard. Tout d’abord, la qualité de la première traduction anglaise de La Recherche, réalisée par Charles Kenneth Scott Moncrieff et parue sous le titre d’origine shakespearienne Remembrance of Things Past. Revue à deux reprises, par Terence Kilmartin puis par D. J. Enright, qui la publia sous le titre plus conforme à l’original français In Search of Lost Time, elle reste la version préférée de nombreux lecteurs anglophones. Le second élément, ce sont les excellentes analyses offertes au public anglo-saxon par les grands critiques et écrivains britanniques (Clive Bell, E. M. Foster) et américains : Edith Wharton, par exemple, ou Edmund Wilson, dans plusieurs articles remarquables de clairvoyance, dont l’un présente toutefois curieusement Proust comme un auteur symboliste. Cette tradition d’intérêt admiratif s’est perpétuée chez les critiques postérieurs, George Steiner, Harold Bloom et Joseph Epstein, pour ne citer qu’eux.
Le regard anglo-saxon se porte volontiers sur la vie sentimentale (très remplie) et sexuelle (assez triste) de Proust, bien documentée dans les deux monumentales biographies de l’Anglais George Painter et de l’Américain William Carter (elle l’est cependant aussi dans celle, encore plus volumineuse, de Jean-Yves Tadié). Sous le titre Proust in Love, Carter a d’ailleurs publié un livre entièrement consacré à ce sujet. Dans sa courte et brillante monographie rédigée à l’attention du grand public, Edmund White met en avant son homosexualité, dans des termes très contemporains qui ne convaincront pas nécessairement tout le monde : Proust était un homme d’une autre époque et, sur ce plan, d’une complexité extrême.
Un dîner avec Joyce
La littérature de langue anglaise sur l’écrivain français s’est spécialisée dans certains types d’ouvrages à son sujet : des livres d’introduction souvent composés dans un esprit pédagogique, comme ceux de Roger Shattuck ; et des ouvrages hybrides mélangeant aperçus biographiques, réflexions plus ou moins pertinentes sur l’œuvre et anecdotes à propos de celle-ci et de son auteur. On trouve notamment dans cette catégorie : Comment Proust peut changer votre vie d’Alain de Botton ; La Bibliothèque de Proust, ouvrage érudit d’Anka Muhlstein (1), sur les livres et la lecture dans La Recherche et la vie de l’écrivain ; et l’étincelant Proust au Majestic de Richard Davenport-Hines, qui, sous couvert de raconter un dîner fameux organisé par le riche rentier lettré Sydney Schiff et auquel participèrent Joyce, Proust, Picasso, Stravinsky et Diaghilev, brosse un portrait saisissant de l’écrivain (2). (Ce dîner fut l’occasion d’une unique rencontre entre Joyce et Proust dont il existe plusieurs versions. Toutes soulignent le caractère laconique et peu chaleureux de leur conversation et la banalité des propos échangés.) Cette approche a aujourd’hui fait école, et des livres du même style paraissent à présent dans d’autres langues. En italien (Le Manteau de Proust de Lorenza Foschini), mais aussi en français, avec le récent Dictionnaire amoureux de Proust de Jean-Paul et Raphaël Enthoven.
Certains textes sur Proust forment un genre à eux seuls : le beau portait psychologique de l’écrivain par Stefan Zweig, qui a contribué à nourrir son image de martyr de la littérature ; La Colombe poignardée de Pietro Citati, essai biographique intimiste et impressionniste de grande qualité, dans le style très personnel du critique italien ; l’extraordinaire Proust contre la déchéance de Joseph Czapski, émanation d’une série de conférences données par l’artiste polonais à ses compagnons officiers enfermés comme lui dans un camp de prisonniers soviétique durant la Seconde Guerre mondiale, préparées sans autres ressources que des souvenirs de lecture et pourtant d’une merveilleuse richesse (dans les Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov évoque le réconfort qu’il tirait de la lecture de Proust, à peu près à la même époque, dans un camp du goulag).
Nombreux sont les philosophes à s’être également nourris de son œuvre, tout en lisant celle-ci à la lumière de leur propre pensée. On l’a vu en France avec le Proust et les signes de Gilles Deleuze, à la réputation non usurpée, ou les fines analyses de la jalousie chez l’écrivain par Nicolas Grimaldi. Le même phénomène est observé ailleurs. Le philosophe espagnol José Ortega y Gasset compte ainsi parmi ceux qui ont introduit le romancier dans le monde hispanophone. Proust était aussi une référence fondamentale pour les philosophes de l’école de Francfort. Theodor Adorno n’hésitait pas à déclarer que son œuvre avait été « un élément central de son existence intellectuelle », formule qui laisse songeur compte tenu de l’aridité de sa pensée. À côté de Baudelaire, Goethe et Kafka, Proust était aussi l’un des auteurs du panthéon personnel de Walter Benjamin, qui a traduit une partie de La Recherche en allemand et se sentait bien des affinités avec cet homme qui vivait comme lui dans un « univers fait de modernité et de mythologie mêlées » (Jean Lacoste). Amie et admiratrice de Benjamin, Hannah Arendt a loué Proust pour la façon dont il dépeint la condition des Juifs assimilés à l’époque de l’affaire Dreyfus. Aux États-Unis, Richard Rorty voyait en lui une figure majeure de la pensée ironique, et Martha Nussbaum l’a enrôlé au service d’une philosophie de l’amour qui l’aurait sans doute laissé un peu perplexe.
Une précision de scalpel
Sur la base de ressemblances limitées et superficielles, des romanciers de divers pays ont régulièrement été comparés à Proust. Henry James, par exemple, dont le style maniéré, tout en ellipses et en allusions, est pourtant aux antipodes de la langue de l’auteur de La Recherche, toujours claire et d’une précision de scalpel, si complexe que soit la construction de ses phrases. Ou Anthony Powell, systématiquement présenté comme « le Proust anglais », et Lawrence Durrell, au motif apparent qu’ils ont écrit des romans-fleuves, en dépit des protestations des intéressés, admirateurs avoués de Proust mais qui n’en trouvaient pas moins saugrenu et injustifié le rapprochement de leurs œuvres avec la sienne. De la même façon, Italo Svevo, décrit par Benjamin Crémieux comme « le second Proust » et souvent surnommé « le Proust italien », jugeait sans pertinence le parallèle fait entre lui et l’écrivain français. À juste titre : s’il est beaucoup question de la mémoire et du passé dans ses romans, c’est dans une perspective très différente et une tout autre atmosphère psychologique.
En vertu du principe qui veut qu’on ne prête qu’aux riches, on a exagéré l’influence directe exercée par Proust sur les écrivains non français. Francis Scott Fitzgerald, par exemple, parfois cité à ce titre, n’était pas très familier de son œuvre. Henry Miller mentionne À la recherche du temps perdu parmi les cent livres qui ont le plus compté dans sa vie, et, comme beaucoup de lecteurs, se projetait dans le roman, identifiant sa dévorante jalousie envers sa femme June à celle qu’éprouve le narrateur à l’égard d’Albertine ; mais les auteurs français qui ont été déterminants pour lui sont plutôt Rimbaud, Céline, Giono et Blaise Cendrars. Faulkner a, certes, affirmé s’être dit après avoir lu La Recherche : « J’aurais aimé l’avoir écrit » ; mais son inspiration se nourrissait essentiellement de la Bible et de la littérature anglaise et américaine. Philip Roth, enfin, ne cache pas renâcler à lire Proust.
Chez les Italiens, si Alberto Moravia y fait souvent référence, c’est Dostoïevski qui l’a le plus marqué, comme il l’a souvent répété. Cesare Pavese considérait Proust avec circonspection. Italo Calvino l’évoque dans ses Leçons américaines, mais rien dans son œuvre ne trahit une influence décisive de l’auteur de La Recherche. Boris Pasternak, également rapproché par certains de Proust, a découvert celui-ci après avoir rédigé Le Docteur Jivago. La romancière brésilienne Clarisse Lispector, que les critiques de Rio et São Paulo ont comparée à l’écrivain français, ne l’a jamais lu. Mario Vargas Llosa a écrit de belles pages à son endroit, mais aucune des grandes figures du « boom latino-américain », quoi qu’on prétende parfois, n’a été durablement influencée par lui.
Une « laborieuse culture du détail »
Des écrivains de premier plan comme Primo Levi, Thomas Mann et George Orwell l’ont passablement ou totalement ignoré. D’autres se sont exprimés à son sujet de manière plutôt négative : Borges, Octavio Paz, Arnold Bennett lorsqu’il stigmatisait ses « phrases interminables rampant aussi maladroitement qu’un mille-pattes », ou Joseph Conrad, qui déplorait bizarrement l’absence, chez Proust, « de rêverie et d’émotion ». D’autres ont tenu sur lui des propos ouvertement empreints d’hostilité et de mépris. D. H. Lawrence jugeait La Recherche « faite de gelée aqueuse ». Aldous Huxley, pourtant élogieusement mentionné dans Sodome et Gomorrhe, accusait Proust d’« avoir limité son ambition à se connaître lui-même » et prête à l’un de ses personnages, qui peut être considéré comme son porte-parole, des propos exhalant un si puissant dégoût qu’on ne peut lire sans malaise : « [Proust], chercheur asthmatique du temps perdu […] affreusement pâle et flasque […] accroupi à jamais dans le bain tiède de son temps retrouvé ». Un sentiment du même type est exprimé dans son Journal par Witold Gombrowicz. Avant de dénoncer les analyses psychologiques de Proust comme « une broderie d’observations, sans invention », la « perversion » de ses métaphores et la « laborieuse culture du détail » de La Recherche, il ne peut s’empêcher de faire part de l’agacement que lui inspire « ce monstre… d’une délicatesse excessive à force de rester toujours au lit à étouffer, moite et visqueux, épuisé et emmitouflé, nageant dans ses potions ». Dans une lettre au poète John Betjeman, Evelyn Waugh définit À la recherche du temps perdu comme « une œuvre médiocre [remplie] d’absurdités » et qualifie Proust de « mentalement déficient » en raison de son traitement singulier de la chronologie. Et dans un article au ton plein d’animosité publié à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de l’écrivain, le romancier et essayiste américain William H. Gass dénonce sa prose « négligente et complaisante ».
Les auteurs chez qui Proust a réellement laissé une empreinte profonde et positive sont notamment Virginia Woolf, qui l’admirait au point de douter qu’il fût possible d’écrire après lui ; Samuel Beckett, qui lui a consacré un ouvrage de jeunesse dans lequel il est l’un des premiers à mettre en évidence le caractère très organisé et structuré de La Recherche, tout en soulignant une vision désenchantée des rapports humains en des termes qui annoncent ses propres œuvres ; Vladimir Nabokov, qui traite brillamment de Proust aux côtés de Joyce et Kafka dans ses célèbres leçons de Cornell et dont les romans, en premier lieu Ada ou l’ardeur, résonnent d’échos proustiens ; John Updike, qui a écrit de nombreux articles critiques enthousiastes sur lui ; Jack Kerouac, qui le mentionne très souvent avec admiration ; plus près de nous, le Nobel turc Orhan Pamuk, dont Le Livre noir a entre autres fils rouges une méditation sur le personnage d’Albertine.
Proust est bien trop présent dans le paysage mental de la plupart des écrivains pour n’avoir pas exercé une très grande influence sur la littérature mondiale. Mais celle-ci a le plus souvent agi de manière limitée, indirecte, oblique et souterraine. Souvent, on en trouve trace sous la seule forme d’une idée, d’une image ou d’une tournure de phrase. Parfois, son emprise est si forte qu’elle contraint un auteur à s’arracher à elle et se déprendre de l’effet d’envoûtement qu’avait sur lui la voix de Proust pour trouver la sienne propre. Ce fut par exemple le cas chez le Britannique Cyril Connolly, « intoxiqué » par À la recherche du temps perdu durant de longues années au cours desquelles il s’évertuait de son propre aveu à « parler comme Proust, penser comme Proust, écrire comme Proust ».
Tous les génies littéraires ne sont pas également exportables. Shakespeare, par exemple, voyage très bien, Goethe et Dante moins aisément. Proust fait partie de ceux qui n’ont aucune difficulté à toucher des lecteurs de toute nationalité. En réalité, le plus remarquable à son sujet n’est pas qu’un esprit si français à bien des égards soit devenu un auteur célébré dans le monde entier. C’est qu’une œuvre de portée tellement universelle fasse toujours l’objet d’une expérience de nature tellement personnelle. Lire Proust, relève après bien d’autres le critique américain Michael Dirda, est « une surprenante aventure personnelle ». À côté de la nécessité de lire À la recherche du temps perdu à plusieurs reprises dans sa vie (au moins quatre fois selon Jean-Paul et Raphaël Enthoven), un des leitmotive des réflexions au sujet de Proust, on trouve l’évocation des circonstances dans lesquelles celui qui s’exprime a découvert cette œuvre, presque tout le monde se souvenant du moment précis de sa vie où il en a entamé la lecture et de l’endroit où il trouvait alors.
Ceci n’est pas surprenant. L’ouvrage à propos duquel s’applique le mieux la célèbre affirmation du Temps retrouvé « chaque lecteur, quand il lit, est le propre lecteur de soi-même », c’est celui dans lequel elle figure. Nombreux sont ceux qui, à l’instar de la romancière sud-africaine Nadine Gordimer, pourraient dire de La Recherche : « [Sa lecture] m’a introduit(e) à moi-même. » Plus que n’importe quel autre auteur, Proust donne à chacun l’impression qu’il écrivait pour lui en particulier. Dans une société à la fois individualiste et mondialisée, ne faut-il pas voir là une raison supplémentaire de son succès planétaire ?
Notes
1| Lire « Proust, dis-moi comment tu lis… », Books, février 2013.
2| Lire « Les derniers jours de Marcel Proust », Books, février 2012.