La malédiction du savant total
Publié le 9 octobre 2020. Par Amandine Meunier.
La curiosité de Léonard de Vinci est aussi légendaire que son habilité à la mettre en pratique de manières variées. Peintre, scientifique, ingénieur, architecte, musicien, le Florentin, archétype de l’homme d’esprit universel, avait pourtant un défaut : il menait rarement ses recherches à leur terme. Il a abandonné ou laissé inachevé nombre de projets, sa soif d’apprendre se doublant d’une sérieuse impatience et d’un manque de concentration. « Le syndrome Leonardo » est une des « malédictions » que l’historien Peter Burke associe à la polymathie.
De Léonard de Vinci à Susan Sontag
Dans son livre consacré à cette forme particulière d’érudition, Burke passe en revue 500 savants (dont Filippo Brunelleschi, Nicolas de Cues, Umberto Eco, Susan Sontag et Tzvetan Todorov…), et s’essaie à diverses typologies. Il différencie polymathes actifs et passifs (ceux qui produisent les connaissances et ceux qui les absorbent), simultanés et successifs (ceux qui travaillent sur plusieurs sujets à la fois, et ceux qui les abordent l’un après l’autre), centrifuges et centripètes (ceux qui placent toutes leurs découvertes dans un système pré-existant et ceux qui ne cherchent pas de lien entre eux)…
Les polymathes et les spécialistes
Beaucoup des penseurs cités par Burke « ont été traités de charlatans par des spécialistes. Buckminster Fuller, Foucault, Derrida, Marshall McLuhan et Lacan ont régulièrement été dénoncés comme tels, et Kenneth Boulding, dit-on, était admiré en tant qu’économiste par les non-économistes », souligne Philip Hensher dans The Spectator. Héraclite, déjà, se moquait du polymathe Pythagore, relève le philosophe Costica Bradatan dans The Times Literary Supplement, et ce alors que les Grecs révéraient une muse du nom de Polymathie. « Ce débat » entre spécialistes et généralistes « a perduré, car autant l’Occident a typiquement valorisé la rigueur et l’expertise, autant il est subjugué par un idéal de savoir universel », souligne Bradatan.
Et malgré une tendance à spécialisation amorcée au XIXe siècle, « les polymathes restent indispensables à la science », assure Andrew Robinson dans le magazine Science. Qu’on pense à Charles Darwin et Alan Turing. Mais aussi à Linus Pauling (biologiste, chimiste, et double prix Nobel), qui manqua de peu de découvrir la structure de l’ADN dans les années 1950 « peut-être parce qu’il était distrait par ses autres intérêts », écrit Burke.
À lire aussi dans Books : La révolution des gentilshommes savants, mai 2014.