Les meilleures ventes d’essais en Allemagne : l’empire des émotions
Publié dans le magazine Books n° 19, février 2011. Par Jean-Louis Schlegel.
Les recettes du succès outre-Rhin semblent assez simples : inquiéter le lecteur sur l’avenir du pays, le rassurer par des conseils de sagesse pratique.
1 - Deutschland schafft sich ab (« L’Allemagne court à sa perte »), par Thilo Sarrazin, DVA.
2 - Life, par Keith Richards, Heyne.
3 - Auf dem roten Teppich (« Sur le tapis rouge »), par Loki Schmidt, HoCa.
4 - Robert Enke, par Ronald Reng, Piper.
5 - Die Kunst, kein Egoist zu sein (« L’art de ne pas être égoïste »), par Richard D. Precht, Goldmann.
6 - Das Amt und die Vergangenheit (« Les Affaires étrangères et leur passé »), par Eckart Conze, Blessing.
7 - Die Essensfälscher (« Les faussaires de la nourriture »), par Thilo Bode, S. Fischer.
8 - Wofür stehst du ? (« Pour quoi es-tu là ? »), par Axel Hacke et Giovanni Di Lorenzo, Kiepenheuer & Witsch.
9 - Das Ende der Geduld (« La fin de la patience »), par Kirsten Heisig, Herder.
10 - Die Enden der Welt (« Les bouts du monde »), par Roger Willemsen, S. Fischer.
Der Spiegel, le 22 novembre 2010.
À l’exception de l’autobiographie de Keith Richards, bestseller planétaire, tous les livres de cette liste sont allemands. Ce qui ne les empêche pas d’être désespérément conformes à une certaine actualité politique et à la platitude des intérêts culturels et des émotions qui parcourent les classes moyennes européennes.
En tête du palmarès, un ancien sénateur social-démocrate, personnalité de la ville de Berlin, dénonce avec des mots crus, dignes d’une conversation de comptoir, les méfaits de l’immigration en général, de l’immigration musulmane turque en particulier. Il porte un nom prédestiné – Sarrazin – et prétend démasquer les leurres humanistes, dire tout haut ce que le peuple réel pense tout bas… Autre manifestation d’une certaine frilosité de la société allemande : la neuvième place de Das Ende der Geduld (« La fin de la patience »), qui traite des questions sécuritaires et attirerait peut-être moins si son auteure, juge pour enfants, ne s’était suicidée en juin dernier (lire Books, n° 17, p. 13).
On n’est pas étonné de trouver en troisième position Loki Schmidt, épouse de l’ancien chancelier Helmut Schmidt : la passion des citoyens pour la vie privée de leurs dirigeants est connue, et le livre bénéficie de l’émotion suscitée en octobre par le décès de la grande dame, à 91 ans. Pas de surprise non plus, mais dans un tout autre genre, pour Robert Enke (au quatrième rang) : footballeur, gardien de but de l’équipe d’Allemagne, il s’est suicidé en 2009 en se jetant sous un train. Publier un livre dans la foulée immédiate d’événements dramatiques fait aujourd’hui partie du b.a.-ba du métier d’éditeur : c’est à qui sera le premier en librairie.
Avec Die Kunst, kein Egoist zu sein (« L’art de ne pas être égoïste ») et Wofür stehst du ? (« Pour quoi es-tu là ? »), on change complètement de registre. Ces ouvrages s’apparentent à un genre littéraire qui connaît depuis deux décennies un succès considérable outre-Rhin : la sagesse pratique, à la portée de tous, hors philosophie universitaire et religions constituées. Tandis que Die Essensfälscher (« Les faussaires de la nourriture ») rejoint la dénonciation écologiste de l’assiette polluée par les industriels de l’alimentation, et que Die Enden der Welt (« Les bouts du monde ») – à la fois récit de voyage et réflexion sur le voyage – nous rappelle le goût des Allemands pour le nomadisme.
Une exception enfin : le succès du livre collectif Das Amt und die Vergangenheit (« Les Affaires étrangères et leur passé »), qui apporte des révélations sur le rôle, plus important qu’on ne pensait, du ministère des Affaires étrangères dans les crimes nazis. Il atteste à sa manière que la mémoire allemande, si douloureuse soit-elle, reste vive, et c’est une bonne nouvelle.