Le premier « Archipel du goulag »
Publié dans le magazine Books n° 18, décembre 2010 - janvier 2011.
Il est presque inconnu en Russie et, pourtant, Julius Margolin, écrivain juif né en Biélorussie, fut le premier à témoigner de la réalité des camps de travail soviétiques. Bien avant Alexandre Soljenitsyne et L’Archipel du goulag. « Le destin m’a mis un stylo entre les mains et je ne le poserai pas tant que je n’aurai pas dit tout ce que je peux », écrit-il en 1946, sur le bateau qui le mène vers sa terre d’adoption en Palestine, après six ans passés dans un camp au nord du lac Onega. « Je n’ai pas d’ambitions littéraires. Mon rôle est de dire une vérité que beaucoup de gens n’osent pas ou ne veulent pas dire […]. J’écris comme quelqu’un qui n’a plus qu’un jour à vivre et qui doit dire le plus urgent, le plus important, parce que, le lendemain, il sera peut-être trop tard. » L’année suivante, Voyage au pays des Ze-Ka est achevé.
Le livre ne paraît pas en Russie. « L’Union soviétique qui venait d’anéantir le monstre nazi dans une guerre sanglante était au sommet de sa gloire, explique Yevsey Zeldin dans le New Times de Moscou. La vérité sur les camps de travail forcé en URSS aurait rappelé à la population ce qu’elle savait sur les camps de la mort nazis. Un tel livre aurait créé un scandale. » C’est en France qu’il paraît pour la première fois en 1949, quand Le Figaro en publie des extraits sous forme de série, sous le titre « La condition inhumaine ». Les États-Unis suivront en 1952.
Avec d’autres « éléments sociaux dangereux » (Juifs et Polonais), Julius Margolin fut arrêté en 1939 à Pinsk lors de l’invasion soviétique, alors que cet intellectuel qui avait émigré en Palestine était en visite chez ses parents. À l’époque où Soljenitsyne était encore prisonnier, c’est lui qui révéla au monde la réalité du goulag : la déportation, les humiliations, la brutalité des chefs de camp et des criminels incarcérés aux côtés des détenus politiques, le quotidien dans les baraquements, les vols généralisés, le froid, le travail éreintant dans la taïga, les nuits au milieu des rats affamés, les poux, la faim, le désespoir. Selon ses calculs, plusieurs millions de personnes étaient emprisonnées simultanément dans les camps. Mille à deux mille mouraient chaque jour.
« En vrai philosophe, Margolin réfléchit aussi à l’essence du système soviétique et aux racines de sa stabilité économique et politique, au rôle des camps dans le système, à la propagande, à la nature humaine, et à beaucoup d’autres sujets », souligne Yevsey Zeldin, qui salue le style « brillant » et « clair » de l’auteur. D’ailleurs, « nombre de ses prévisions, notamment sur l’effondrement inévitable de la dictature et l’éclatement de l’URSS, se sont réalisées », rappelle-t-il.
Dans sa préface, Julius Margolin doutait pourtant d’une telle issue : « Je n’ai pas d’illusions : j’ai vu la Russie de l’intérieur. Je l’ai vue. Que ceux qui mettent leurs espoirs en l’URSS prennent aussi en considération ce “matériau” et l’accordent comme ils peuvent avec leur conscience. » Julius Margolin est mort en 1971, bien avant l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir et la fermeture des derniers camps.