Parmi les livres publiés à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort d’Albert Camus, il y a deux ans (l’an prochain, on célébrera le centenaire de sa naissance), le plus original était celui d’Elizabeth Hawes :
Camus, A Romance [lire « Orwell gaulois », Books
, avril 2011]. La journaliste américaine y raconte la passion dont elle s’est prise pour Camus et la façon dont celle-ci l’a amenée à se lancer sur ses traces. Ce faisant, elle livre un portrait chaleureux et d’une grande finesse de l’écrivain, l’un des meilleurs avec ceux qu’on trouve dans les magistrales biographies d’Herbert Lottman et Olivier Todd (1). Elizabeth Hawes aurait-elle été saisie d’un semblable engouement pour François Mauriac, la chose aurait un peu surpris. Mais s’agissant de Camus, elle a semblé naturelle. Camus n’est en effet pas seulement l’un des auteurs français du XXe siècle les plus lus en France et dans le monde. C’est aussi le plus aimé. Pour quelle raison ?
L’un des textes les plus célèbres de Jean-Paul Sartre est la lettre ouverte cinglante et cruelle par laquelle il a mis fin à son amitié avec Camus, après que celui-ci, ulcéré par l’exécution de
L’Homme révolté dans
Les Temps modernes, lui eut fait part de son exaspération de se voir donner des leçons par « des censeurs qui n’ont jamais placé que leur fauteuil dans le sens de l’Histoire ». Au beau milieu de remarques blessantes, Sartre, en une de ces formules brillantes dont il avait le secret, y résumait ainsi ce qu’Albert Camus avait représenté pour la génération à laquelle ils appartenaient tous les deux : « L’admirable conjonction d’une personne, d’une action et d’une œuvre. » C’est dans cette direction qu’il faut chercher la réponse à la question posée, en n’oubliant pas que, pour les générations postérieures, Camus est aussi une image.
Il était très beau, ressemblait à Humphrey Bogart (on a également dit à Gérard Philippe) et en était parfaitement conscient. Sa personne exhalait un charme puissant que restituent les photos qu’on a conservées de lui, notamment ses célèbres portraits par Henri Cartier-Bresson. Cigarette « existentialiste » aux lèvres, le col de son trench-coat relevé, Camus est l’incarnation emblématique de l’écrivain « engagé ». Mais il émane aussi de ces images quelque chose de plus : que Camus y arbore une expression triste, joyeuse ou mélancolique, son visage dégage toujours une impression d’intensité et de concentration qui faisait dire à un critique anglais que, sur toutes, il a l’air de penser. Ces clichés ont incontestablement contribué à faire de Camus l’une des grandes figures mythiques de la littérature contemporaine. Mais elles n’y auraient pas réussi si elles n’étaient venues donner un support concret à un sentiment d’admiration.
Vers la fin de
L’Ordre libertaire, le gros ouvrage qu’il a consacré à Camus dans l’intention de réhabiliter son œuvre philosophique, Michel Onfray énumère une série de facteurs expliquant, affirme-t-il, la haine et le mépris dont l’auteur de
L’Étranger a été accablé : « Camus paie pour sa rectitude, sa droiture, la justesse de ses combats, il paie pour son honnêteté, sa passion pour la vérité, il paie pour avoir été résistant à l’heure où beaucoup résistaient si peu […] il paie la fidélité à son enfance […] il paie d’avoir choisi la justice, la liberté et le peuple dans un univers d’intellectuels fascinés par la violence, la brutalité et les idées. »
Résistant au mirage du communisme
Cette liste met en réalité remarquablement en évidence les raisons pour lesquelles Camus a constamment été révéré et adulé. En dehors du petit monde des intellectuels marxistes parisiens d’après guerre, sur lesquels Michel Onfray déverse sa rage justicière, Camus n’a en effet jamais cessé d’être apprécié. Il a même fait l’objet d’une dévotion tellement exagérée qu’elle a contribué à donner de lui une représentation schématique et simpliste. La combinaison de ses idées généreuses, de son physique avantageux, de son histoire personnelle étonnante et touchante – de sa naissance dans une famille pauvre et illettrée d’Algérie à la consécration parisienne – et d’une mort tragique et prématurée à la James Dean, dans un accident de voiture, l’a transformé en une légende.
L’idée de Michel Onfray est que, si Camus était reconnu comme écrivain, il n’a jamais été pris au sérieux comme penseur, notamment comme penseur politique. Injustement accusé, pour reprendre le titre du pamphlet mesquin de Jean-Jacques Brochier, d’être un « philosophe pour classes terminales (2) », Camus, affirme Onfray, était considéré au mieux comme le porte-parole de l’humanisme mou et bien-pensant des « belles âmes », au pire comme un complice de l’exploitation des plus faibles et de l’oppression coloniale. Mais s’il est exact qu’il a été mis au ban d’une partie de l’intelligentsia française, ce dont il a énormément souffert, Camus a aussi été très largement perçu comme un homme perspicace, clairvoyant avant tout le monde au sujet du communisme. C’est le cas depuis longtemps dans le monde anglo-saxon. Pour la plupart des observateurs de langue anglaise de la vie des idées en France, par exemple Tony Judt, Albert Camus est une figure emblématique de l’honnêteté intellectuelle, l’un des rares intellectuels non conservateurs avec George Orwell, Hannah Arendt, Karl Popper, Arthur Koestler et Raymond Aron à avoir résisté au dangereux mirage du communisme.
Aujourd’hui, même en France, personne ne conteste que Camus a mis toute sa vie sa plume au service de causes justes. Pilier, avec Pascal Pia, de Combat, le journal issu de la presse résistante durant la Seconde Guerre mondiale, il a dénoncé la peine de mort comme une barbarie indigne et inutile. Intransigeant avec les collaborateurs, il s’est opposé aux excès sanglants de l’épuration. Après l’explosion de la bombe atomique d’Hiroshima, unanimement saluée par l’opinion internationale, il a été l’un des seuls intellectuels européens à mettre en garde contre les « perspectives terrifiantes » que l’arme de destruction massive ouvrait à l’humanité. S’il a eu raison à propos du communisme, dit-on souvent, Camus s’est trompé sur l’Algérie. Michel Onfray montre à quel point sa position dans cette affaire a été caricaturée. Le critique irlandais Conor Cruise O’Brien et, après lui, d’une manière moins subtile, Edward Said ont reproché à Camus d’ignorer dans ses romans la dure réalité de la vie des populations arabes et de cautionner implicitement l’idéologie colonialiste. En réalité, il a toujours été profondément anticolonialiste. Le reportage « Misère de la Kabylie » qu’il a publié à l’époque où il était journaliste à Alger républicain brosse un tableau impitoyable de l’état de détresse dans lequel vivaient les autochtones. Toute sa vie, Camus a lutté en faveur des droits des Arabes et dénoncé les injustices dont ils étaient l’objet. S’il s’est opposé au FLN, c’est en raison de son aversion viscérale pour la violence terroriste aveugle et de sa conviction (naïve, diront certains), qu’il était possible pour les populations française et arabe de coexister dans une Algérie restant liée à la France.
Michel Onfray place les idées politiques de Camus sous le signe de la pensée libertaire. Pour lui, l’intellectuel est en effet un « philosophe nietzschéen de gauche, hédoniste et libertaire ». Cette qualification n’est pas sans soulever quelques problèmes. Camus, qui se défendait d’être un philosophe, se voyait comme un écrivain et est généralement considéré comme un moraliste (expression qu’il n’aimait pas beaucoup). Il était « l’héritier […] de cette longue lignée de moralistes dont les œuvres constituent peut-être ce qu’il y a de plus original dans les lettres françaises » a justement dit Jean-Paul Sartre dans le beau texte d’hommage à Camus qu’il a publié à sa mort, où il saluait avec à-propos « son humanisme têtu, étroit et pur, austère et sensuel ».
Si Camus avait consenti à se présenter sous la bannière d’une philosophie, il n’est d’ailleurs pas sûr que c’eût été celle-là. L’homme avait incontestablement un tempérament libertaire, et il est notoire qu’il a toujours été très proche de ce courant, avec une sympathie toute particulière pour les idées de Proudhon et de Fernand Pelloutier. Mais, en pratique, il prônait un socialisme modéré qui l’a souvent rapproché des sociaux-démocrates et d’hommes comme Pierre Mendès France. Camus, résume très bien Jacques Julliard dans le beau double portrait de lui et Sartre figurant dans sa récente fresque historique
Les Gauches françaises (3), « se trouve du côté des syndicats, et nommément de la tradition syndicaliste révolutionnaire. Il fait confiance à la démocratie tout en lui résistant. […] Son éloge de la mesure évoque les checks and balances du libéralisme britannique ».
On dira la même chose du « nietzschéisme » de Camus. À l’évidence, Nietzsche est l’un des penseurs qui l’ont influencé le plus profondément, et il est demeuré pour lui toute sa vie une référence fondamentale : dans la serviette de Camus récupérée dans l’épave de la voiture de Michel Gallimard, à côté du manuscrit de son roman autobiographique posthume Le Premier Homme, se trouvait un exemplaire du
Gai savoir. Lorsqu’on a demandé à Camus, à l’occasion de la remise du prix Nobel, quels étaient les écrivains et penseurs qui l’avaient le plus marqué, à côté de Nietzsche, il a toutefois mentionné Dostoïevski, Tolstoï et Pascal. On sait qu’au mur de son bureau des portraits des quatre hommes étaient accrochés.
Pour expliquer la séduction qu’exerce Camus, à côté de ses idées, il faut aussi tenir compte de sa plume. « Ceux qui écrivent obscurément, ironisait-il, ont bien de la chance : ils auront des commentateurs. Les autres n’auront que des lecteurs, ce qui, paraît-il, est méprisable. » Pour cette raison, Camus, dit Onfray, s’exprimait dans un style « efficace, simple, clair, direct, ignorant l’inutile, allant au nécessaire. Une prose utile pour dire les choses justes et vraies ». On lui a reproché son français « scolaire », il a été accusé d’être un « écrivain pour instituteurs » rédigeant des textes « pour la dictée ». « Mais n’est-ce pas là le compliment suprême, celui auquel n’atteignent que les plus grands prosateurs ? » s’exclame Julliard. Camus employait toujours un ton mesuré, souvent très ferme mais jamais injurieux, et une langue précise et lumineuse, parfois un peu ampoulée, mais jamais savante. Michel Onfray lie pertinemment ce choix au respect qu’il témoignait à la langue française : « Lorsque l’on vient au monde dans une famille intellectuellement démunie, issu d’une parentèle en délicatesse avec la langue française, il faut apprendre à parler sa langue dite maternelle comme une langue étrangère, avec effort et difficulté, patience et courage. »
Parodie de l’existentialisme
À l’intérieur de ces contraintes de lisibilité, Camus pratiquait cependant plusieurs styles : élégiaque dans
Noces et
L’Été, neutre et mat dans L’Étranger, dépouillé et descriptif dans les nouvelles de
L’Exil et le Royaume, style de confession sardonique à la Dostoïevski dans
La Chute, à la fois intime et lyrique dans
Le Premier Homme, roman inachevé qui, dans la version de premier jet où il nous est parvenu, déroule de longues phrases sinueuses à la manière de Proust. Camus a démontré la parfaite maîtrise qu’il possédait de la langue française dans une très amusante pièce, jamais jouée, et intitulée L’Impromptu des philosophes, un pastiche des comédies de Molière parodiant dans le langage du Grand Siècle les raisonnements opaques de l’existentialisme.
Enfin, il y a la personnalité de Camus. La meilleure manière de l’appréhender est de se plonger dans ses Carnets. Roger Grenier et, avant lui, le journaliste américain Joseph Liebling dans un long article du New Yorker ont attiré l’attention sur leur intérêt psychologique et leur qualité littéraire. À l’exception des parties rédigées durant ses séjours aux États-Unis, en Amérique latine et en Italie, qui prennent la forme de journaux de voyage, ces cahiers de notes étaient essentiellement un outil de travail. Il y consignait non des événements mais des observations, des émotions et des idées. Il lisait voracement et y recopiait des phrases ou des passages qui l’avaient frappé, rapportait des scènes émouvantes ou comiques auxquelles il avait assisté, jetait sur le papier des schémas de romans et de pièces, des réflexions sur le monde et l’existence. Il y exprimait ses doutes, ses joies, ses espoirs et ses angoisses, et l’on y découvre l’homme complexe qu’il était, amoureux de la vie mais terriblement sensible à son tragique, attaché aux plaisirs terrestres mais hanté par ce sentiment de l’absurde qu’il a dépeint dans Le Mythe de Sisyphe, travaillé par de nombreuses contradictions et quelquefois en proie au remords, non sans raisons. Camus, on le sait, n’hésitait pas à faire usage de son charme. Marié deux fois, il a collectionné les aventures et s’est très sérieusement et durablement épris d’au moins trois autres femmes que la sienne, dont les actrices Maria Casarès et Catherine Sellers. Francine Camus en a souffert, et il est de notoriété publique que le comportement sentimental de son époux n’est pas étranger à l’état de dépression dans laquelle elle a passé plusieurs années. Camus en éprouvait un violent sentiment de culpabilité, qu’il a exprimé dans le long monologue de
La Chute, généralement considéré comme son chef-d’œuvre.
Michel Onfray évoque avec éloquence l’amour de Camus pour sa mère mutique, son attachement à sa famille, ses origines à moitié espagnoles et sa terre natale, sa fidélité envers l’instituteur qui l’a arraché à l’ignorance, à qui il a dédié son discours de réception du prix Nobel, et son maître en philosophie Jean Grenier, ce qu’a représenté pour lui la maladie, sa puissante attirance pour l’atmosphère de camaraderie qu’il goûtait sur les terrains de football, dans les salles de rédaction et sur les scènes de théâtre. On prend conscience en le lisant à quel point, derrière le penseur aux idées justes et l’écrivain de talent, c’est l’homme Camus que l’on aime, « charmeur et ombrageux, sincère et théâtral, humble et arrogant » (Olivier Todd).
On rapproche souvent Albert Camus et George Orwell. Au-delà de quelques caractéristiques anecdotiques (Camus et Orwell sont tous les deux morts à 47 ans, ils ont également souffert de la tuberculose), les deux hommes partagent de nombreux traits et leur univers de valeurs est le même. Tenant fortement à quelques principes fondamentaux avec lesquels ils ne transigeaient pas, l’un et l’autre ont payé de leur personne pour défendre leurs convictions (Camus dans la presse clandestine, Orwell dans les rangs des combattants républicains lors de la guerre d’Espagne). Tous deux ont dénoncé le totalitarisme sous sa forme communiste autant que fasciste et nazie. Hommes de gauche tous les deux, ils ont vertement critiqué la gauche et se sont fait attaquer par elle avec férocité. Et ils mettaient l’un comme l’autre un point d’honneur à écrire une langue simple et compréhensible, exempte de jargon et de grands mots.
Bien sûr, la comparaison ne tient pas jusqu’au bout. Camus était de toutes ses fibres un homme de la Méditerranée et Orwell profondément anglais. Orwell provenait de ce qu’il appelait la « lower-upper middle class » et Camus d’un milieu carrément misérable. Camus était l’élégance même et Orwell un homme timide et maladroit. Mais c’est le tableau d’ensemble qui compte. Dans le monde anglo-saxon, Orwell fait donc l’objet du même sentiment unanime de respect dont bénéficie Camus. On ne s’y attend cependant pas à le voir susciter le genre de passion qu’éprouvait Elizabeth Hawes pour Camus. Aussi sérieux, honnête, lucide et courageux qu’Orwell, et écrivant aussi bien, Camus avait en plus énormément d’allure et les qualités d’un homme du Sud. C’était un Orwell méditerranéen.
Notes
1| Parues, respectivement, au Seuil et chez Gallimard.
2| Camus, philosophe pour classes terminales, La Différence, nouvelle édition, 2001.
3| Flammarion, 2012.