Le chant des marins portugais
Publié dans le magazine Books n° 78, juillet-août 2016.
Complainte nostalgique par excellence, le fado reflète magnifiquement l’âme d’un peuple qui a longtemps vécu au rythme des voyages en mer.
©Lonely Planet Images/Getty Images
Peut-être issu des chants mauresques – ou bien du lundu, lente complainte entonnée par les esclaves brésiliens –, le fado a été ancré par les marins dans la culture populaire portugaise.
Symbole musical du Portugal, le fado – du latin fatum, le destin – est apparu sur les docks de Lisbonne au début du XIXe siècle. En deux cents ans d’histoire, nombreuses ont été les théories publiées sur l’origine de ce chant populaire, sans qu’aucun consensus se soit jamais fait parmi les chercheurs. Certains affirment que le fado plonge ses racines dans les chants mauresques, dont il aurait repris les thèmes principaux de la souffrance et de la tristesse. D’autres le pensent héritier des chansons des troubadours ou du lundu brésilien, ce chant triste et lent entonné par les esclaves de la plus grande colonie portugaise, et dont les matelots se seraient inspirés une fois de retour en métropole.
Une chose est sûre, les « gens de mer » ont joué un rôle déterminant dans la diffusion de cette musique. Les marins, fréquentant tavernes et lieux de prostitution, ancrèrent le fado au cœur des quartiers populaires de la capitale portugaise : l’Alfama, la Madragoa, l’Alcântara, le Bairro Alto et la Mouraria. Entre port et lupanars, c’est là aussi qu’est né tel le tango argentin à Buenos Aires… « Fado et tango c’est la même misère », disait Amália Rodrigues, chanteuse emblématique de fado, décédée en 1989.
La mer est l’horizon de l’univers fadiste. La célèbre saudade, ce « mal du retour » qu’est la nostalgie, présente d’ailleurs une dimension maritime fondamentale, peut-être même originelle. Fado português (« Fado portugais »), chanson célèbre d’Amália Rodrigues, sur un poème de José Régio, restitue cette atmosphère : « O fado nasceu um dia/ …
Na amurada dum veleiro/
No peito dum marinheiro/ Que estando triste cantava » (« Le fado est né un jour/…Sur le pont d’un voilier/ Dans le cœur d’un marin/ Qui étant triste chantait »).
En réalité, c’est une grande partie de la population portugaise qui vivait au rythme des voyages maritimes, nous rappelle Maria Luísa Guerra dans son ouvrage intitulé « Fado, l’âme d’un peuple. Origines historiques » (2003) : « Le peuple portugais a vécu pendant des siècles dans l’attente de ceux qui partaient (pères, fils, maris, parents, voisins, amis), plongé dans l’angoisse et la saudade […] ». Pour José Pinto de Carvalho, auteur d’une célèbre « Histoire du fado » publiée à Lisbonne en 1903 et sans cesse rééditée depuis, le fado ne peut être autre chose qu’un chant de la mer : « Le fado a une origine maritime, origine qui se devine dans son rythme ondulé, reproduisant les mouvements cadencés des vagues, balançant de bâbord à tribord, […] triste comme les lamentations de l’Atlantique, empreint de l’indéfinissable nostalgie de la lointaine patrie. »
Quelle que soit la querelle autour des origines mystérieuses de ce chant, les thèmes abordés dans le fado, des métiers du port aux métaphores marines, sont imprégnés de l’histoire qui lie le peuple portugais à la mer. L’un des premiers fados recensés n’est autre que le Fado do marinheiro (« Fado du marin »), que les hommes d’équipage avaient pour habitude d’entonner dans les années 1820 depuis la proue de leur navire : « Perdu là-bas en haute mer/ Un pauvre navire errait/ Sans direction ni biscuit / La faim tous les tenaillait/ Ils tirèrent au sort/ Pour savoir lequel serait tué/ Servant de dîner aux autres ce jour-là/ Sur le meilleur des jeunes hommes/ La malchance tomba/ Ah, avec quelle tristesse il chanta/ Priant la Vierge Marie. »