L’autre génocide allemand
Publié dans le magazine Books n° 20, mars 2011.
Massacres de masse, camps de concentration, expérimentations médicales… La violence inouïe déployée par les troupes coloniales allemandes en Namibie, au début du XXe siècle, annonçait-elle les horreurs nazies ?
Quatre-vingt mille Hereros et vingt mille Namas vivaient dans ce qui devint à la fin du XIXe siècle la colonie allemande du Sud-Ouest africain – l’actuelle Namibie. En 1908, les quatre cinquièmes des Hereros et la moitié des Namas avaient été exterminés, selon les auteurs de The Kaizer’s Holocaust. Le premier génocide du XXe siècle venait d’avoir lieu. Bien connu des historiens, l’événement l’est beaucoup moins du grand public. L’analyse qu’en fait ce livre amène l’historien Stephen Howe à soutenir dans The Independent que « la trajectoire de la Namibie à Auschwitz s’est faite en ligne directe ».
À l’origine du drame namibien, une entreprise coloniale plus tardive que les autres, et le soulèvement en 1904 de deux peuples plus déterminés et organisés que ne l’avaient anticipé les administrateurs allemands. Pour venir à bout de la rébellion, ils puisèrent dans un arsenal idéologique et technique qui rappelle celui qu’utiliseraient les nazis. On commença par justifier l’extermination – clairement revendiquée – de ces deux tribus de « sous-hommes » par la théorie géopolitique du Lebensraum (l’espace vital), assortie d’une sorte de « darwinisme social » que le géographe colonialiste Friedrich Ratzel avait tiré selon les auteurs d’« une lecture sauvagement biaisée de l’œuvre de Darwin », instituant « la mort en facteur de progrès ».
Le récit des horreurs perpétrées sur ces bases offre un écho glaçant aux atrocités commises pendant la Seconde Guerre mondiale. La Namibie servit de champ d’expérimentation pour le « camp de concentration », cette institution inventée par les Espagnols à Cuba et reprise par les Anglais pendant la guerre des Boers en Afrique du Sud, mais que les Allemands réinventèrent en utilisant le travail à des fins d’extermination. Seuls 30 % des prisonniers internés dans le camp de Shark Island, au large de la côte sud de la Namibie, survécurent au travail harassant, à la faim et aux coups. Un certain docteur Bofinger y fit « décapiter les cadavres de dix-sept prisonniers, dont celui d’une fillette de 1 an, puis leur ouvrit le crâne pour en extraire le cerveau qu’il pesa avant d’envoyer le tout à l’université de Berlin dans des bocaux d’alcool », relate Michael Williams dans le Daily Mail. Les fonctionnaires coloniaux mirent au point toute une série d’« innovations » qui passèrent à la postérité, comme le transport en wagons à bestiaux, le tatouage des prisonniers, une minutieuse gestion bureaucratique de l’horreur, et la réduction au silence des rares voix protestataires de l’Église…
Mais ces similitudes – auxquelles s’ajoutent de troublantes coïncidences, comme le fait que les célèbres « chemises brunes » des SA hitlériennes provenaient d’un stock d’uniformes coloniaux récupéré de Namibie – justifient-elles d’employer le terme « holocauste » à propos de ce génocide, comme le font les auteurs du livre ? Non, soutient Piers Brendon dans le Guardian : l’extermination des Juifs par les nazis « fut un événement unique par son ampleur et les méthodes employées, et il ne convient sans doute pas d’appliquer le même terme au génocide perpétré en Afrique ». En outre, si le continuum idéologique et technique entre les atrocités coloniales de Guillaume II et celles de Hitler est avéré, « il n’y a pas de relation de causalité entre celles-ci et le nazisme », explique l’historien Max Hastings dans le Sunday Times. L’Irish Examiner note, par exemple, que les auteurs peinent à « établir des liens directs entre le personnel colonial et l’émergence des nazis dans les années 1920. » En essayant à tout prix de relier les deux événements, Casper Erichsen et David Olusoga ne parviennent pas à resituer la tragédie namibienne dans le contexte colonial de l’époque, lorsque « presque tous les Européens présents sur le sol africain se sentaient en droit de dominer les “races inférieures” […]. Ce que les hommes de l’empereur ont fait en Afrique est indéfendable, mais les opérations du roi Léopold au Congo belge furent au moins aussi meurtrières », rappelle Hastings.