Ionesco explique Trump
Comment les idéologies fondées sur la peur et la haine de l’autre se répandent-elles ? Comment ces théories venimeuses finissent-elles par apparaître normales ? La réponse est dans Rhinocéros, d’Eugène Ionesco, rappelle l’écrivain Teju Cole dans le New York Times, à qui la pièce évoque singulièrement la situation des Etats-Unis à l’heure de Donald Trump. Quand Ionesco écrit cette pièce en 1958, souligne-t-il, l’écrivain est hanté par la montée du fascisme qu’il a observée dans la Roumanie des années 1930.
Dans le premier acte, les habitants d’un village français voient un rhinocéros débarquer dans les rues. Personne ne peut y croire. Tout le monde est outré. Et chacun se dit que quelque chose doit être fait. Mais rien n’est fait. Et Ionesco met dans la bouche de ses personnages d’interminables et absurdes palabres sur le nombre de rhinocéros, leur origine africaine ou asiatique. Rapidement, les rhinocéros deviennent le quotidien des villageois, qui se métamorphosent les uns après les autres. Leur peau épaissit. Une corne pousse au-dessus de leur nez. Tout le monde succombe peu à peu à cette épidémie de rhinocérite : ceux qui admirent la force brutale de l’animal, ceux qui s’en sont d’abord inquiétés, et ceux qui n’ont pas daigné croire à leur existence. « Je ne veux pas vous offenser. Mais je n’en crois pas un mot. Aucun rhinocéros n’a jamais été vu dans ce pays », soutient l’un des personnages, avant de muer à son tour. D’autres assurent qu’on ne connaît bien l’ennemi que de l’intérieur et subissent volontairement le processus de transformation, dès lors irréversible. Même les plus scandalisés par le phénomène muent et s’adaptent à la nouvelle norme. « Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux n’ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l’ont bâti ! », argumente l’un des derniers humains. Ce à quoi son ami en cours de métamorphose rétorque : « Démolissons tout cela, on s’en portera mieux. » A la fin de la pièce, il ne subsiste qu’un seul homme, qui refuse de capituler face à cette nouvelle normalité. Le prix de sa liberté d’esprit l’effraie pourtant : il ne peut s’empêcher d’avoir le sentiment que c’est lui, le monstre.
Aux yeux de Teju Cole, le premier rhinocéros est apparu aux Etats-Unis le 29 août 2015, peu après minuit, avec le passage à tabac de Guillermo Rodriguez par les frères Leader, à Boston.