Publié dans le magazine Books n° 48, novembre 2013.
C’est l’une des plus vives controverses intellectuelles du XXe siècle : en 1961, la philosophe Hannah Arendt assiste au procès Eichmann à Jérusalem. Dans le reportage qu’elle publie dans le New Yorker, elle parle à son propos de la « banalité du mal ». C’est l’indignation. Comment peut-on qualifier de « banal » ce mal-là ? Trois ans plus tard, elle s’en explique dans un entretien radiophonique avec l’historien allemand Joachim Fest. Ce document essentiel de l’histoire des idées est enfin disponible en français.
Joachim Fest : Ces procès [les procès KZ (1)] ont désormais révélé, tout comme l’avaient déjà fait en partie les procès de Nuremberg et les procès qui ont suivi, mais surtout à Nuremberg, un nouveau type de criminel.
Hannah Arendt : Il s’agit effectivement d’un nouveau type de criminel : je suis d’accord avec vous, quand bien même j’apporterais quelques restrictions. Pour nous, un criminel est quelqu’un qui a des mobiles criminels. Et, lorsque nous examinons Eichmann, il n’avait en vérité absolument pas de mobiles criminels. Du moins ce qu’on entend habituellement par l’expression « mobiles criminels ». Il voulait participer. Il voulait dire Nous, et cette participation, ce désir de dire Nous, suffisait tout à fait à rendre possibles les plus grands crimes. Les crimes de Hitler ne sont cependant en réalité pas ceux qui sont vraiment caractéristiques de ce genre de choses ; car ils étaient impuissants sans le soutien des autres. Par conséquent qu’y a-t-il là de particulier ? Je ne prendrai en compte qu’Eichmann parce que je le connais. Et je dirai tout d’...