Diego Gambetta est un sociologue italo-britannique. Professeur au Nuffield College d’Oxford, il est actuellement en détachement à l’Institut universitaire européen de Florence. Ce spécialiste de la mafia a influencé par son analyse du comportement rationnel des acteurs criminels de nombreux travaux sur le sujet à travers le monde. Il est également l’auteur d’un livre remarqué sur l’établissement de la confiance entre chauffeurs de taxi et clients dans les villes dangereuses (Streetwise). La Pègre déchiffrée est son premier livre traduit en français.
Vous êtes connu pour avoir osé appliquer la théorie économique du choix rationnel aux milieux criminels. Qu’est-ce qui a poussé le sociologue que vous êtes à utiliser la boîte à outils de l’économie ?
Quand j’étais étudiant, au début des années 1970, les explications dominantes que donnait l’université du fonctionnement du monde étaient marxistes ou structuralistes : les individus – leurs intérêts, leurs croyances, leurs biais cognitifs ou leurs traits évolutifs – ne jouaient aucun rôle. Leur vie était censée être façonnée par des forces socio-historiques qui régissaient tout, comme si les êtres humains étaient des marionnettes n’ayant aucun contrôle sur leur destinée. J’ai développé mon intérêt pour l’analyse des décisions individuelles – et de leur participation aux phénomènes sociaux – en réaction à l’insatisfaction que me procurait ce genre de grande théorie, à mes yeux aussi ambitieuses que stériles. Mais je me suis toujours intéressé davantage aux mécanismes de la décision individuelle qu’au choix rationnel en tant que tel. La notion de choix rationnel ne peut cependant pas prétendre fournir une explication unique (ou dominante) ; c’est un simple repère permettant de mesurer empiriquement si – et à quel point – les décisions prises dans la vraie vie vérifient la théorie, ou au contraire s’en écartent. Et elles s’en écartent souvent. Bien d’autres mécanismes viennent s’ajouter aux choix rationnels ou les concurrencer, comme les normes sociales ou les croyances que l’on entretient à propos des décisions des autres. Tous doivent faire partie de la boîte à outils du sociologue. La théorie des choix rationnels a aussi une limite fondamentale : elle ne dit rien des préférences, du fait, par exemple, que vous vouliez dédier votre vie à MSF ou devenir banquier. L’explication des préférences exige d’autres théories.
En quoi cette théorie éclaire-t-elle les comportements des truands ? Vous écrivez dans votre livre que « les criminels incarnent l’homo economicus dans toute sa férocité ». Que voulez-vous dire ?
Certains traits des criminels les rendent particulièrement intéressants pour la recherche comportementale : ils sont plus souvent mus par le seul intérêt personnel que le commun des mortels ; ils ont plus de chances, aussi, de ne prêter aucune attention aux normes légales – c’est évident – mais aussi aux normes sociales qui permettent de museler les effets antisociaux de la poursuite de l’intérêt personnel. Ils jouent souvent gros : ils peuvent gagner beaucoup et très vite s’ils se débrouillent bien ; mais en cas d’échec, ils perdent beaucoup tout aussi vite, et finissent en prison, ou dans un lieu plus inhospitalier encore. Enfin, ils agissent dans un environnement prédateur où l’on utilise, avec plus d’enthousiasme que dans d’autres, la moindre occasion de spolier autrui. Pour survivre, dans ces conditions, les criminels ont intérêt à se comporter rationnellement pour faire ce qui est bon pour eux, sans se soucier de ce qu’il en coûte aux autres. Voilà pourquoi ils sont à mes yeux la quintessence de l’homo economicus.
Mais qu’a en commun l’agent économique lambda, qui cherche simplement à prospérer, et le criminel violent et impulsif, qui cherche à tricher et arnaquer ?
Certaines professions légales ne sont pas loin de posséder des caractéristiques semblables à celles que je viens d’évoquer – songeons aux agents de change. On conçoit aussi sans difficulté que l’absence de scrupules ou l’indifférence au bien-être d’autrui puisse aider dans la conduite d’une affaire légale. D’un point de vue générique, tous les acteurs économiques, licites ou illicites, s’efforcent de maximiser leurs avantages en faisant un minimum d’efforts et en prenant un minimum de risques.
Mais si l’on veut aller un peu loin, il est difficile d’apporter une réponse simple à votre question. Tout dépend du genre de truands et d’activités légales qu’il s’agit de comparer. La galaxie criminelle est très hétéroclite. Il y a, comme vous le dites, des « criminels violents et impulsifs », mais aussi des gangsters calmes et rationnels. Il y a les tricheurs et les arnaqueurs de profession, mais aussi des gens qui vendent « honnêtement » des marchandises illégales. La division du travail dans la pègre reflète, de façon rudimentaire, celle que l’on observe dans le reste de la société : il y a les détaillants, les grossistes, les transporteurs, il y a des gens qui s’occupent des comptes, d’autres qui organisent les coups de main ou savent conduire des bolides, réparer une arme ou transformer l’opium en héroïne ; il y a encore les taupes qui espionnent la police.
Au sommet de la pyramide, les groupes de type mafieux font office de quasi-gouvernements de la pègre, en veillant au respect des contrats illégaux. Ces personnages ont besoin, pour être plus persuasifs, de montrer leurs « muscles ». Mais même ceux-là n’ont pas recours à la violence gratuite : il est plus économique et moins risqué d’intimider en envoyant de simples signaux d’une menace crédible – le chantage, par exemple.
Il faut en somme, pour assumer correctement chacune de ces fonctions, jongler avec les mêmes contraintes et faire preuve de la même rationalité que pour remplir les missions équivalentes dans le monde légal. A cette « petite » différence près : dans la pègre, les détenteurs de ces postes poursuivent en plus un objectif dont les autres acteurs n’ont pas à se soucier, éviter d’être arrêtés.
Il semble y avoir une limite claire à la comparaison entre acteur économique normal et acteur criminel : l’incompétence. Vous expliquez que les mafieux ont tendance à mettre en avant leur incompétence. Comment cela ?
Entendez-moi bien. Les mafiosi se soucient bien entendu de leur compétence dans leur cœur de métier, celui qui fait d’eux ce qu’ils sont en termes économiques, c’est-à-dire l’intimidation, la capacité de faire respecter leurs décisions à tout prix. Sur ce front, ils doivent être, et être jugés, très compétents. Et si l’on conteste ou ridiculise leurs savoir-faire et leur statut dans ce domaine, la réaction est toujours violente. Mais les mafiosi se moquent d’être vus comme des incapables dans les métiers où les gens normaux veulent et doivent réussir. Ils entendent se distinguer de la conception bourgeoise du travail, avec le souci du travail bien fait, de la rentabilité de l’entreprise, de l’argent gagné. Cela relève en partie de la posture ; c’est une manière de dire : « Nous sommes au-dessus de ces considérations de bas étage ». Mais cette nonchalance obéit aussi à une logique : un homme qui fait carrière dans l’intimidation peut finir par être trop intimidant. Les gens l’évitent, rechignent à se mettre sous sa protection, ne lui demandent pas son aide. Il arrive que poser des limites augmente l’efficacité d’un pouvoir. Les mafieux veulent être considérés comme des puissances bienveillantes dans leurs communautés. L’exhibition d’une certaine incompétence, tout comme le mépris affiché pour les richesses et le luxe (ils s’évertuent à démontrer que l’argent les intéresse moins que le « respect »), leur mode de vie modeste et sobre, distillent une image de bon père de famille. Montrer que l’on est incapable de gérer une affaire normale permet de détendre l’atmosphère : l’entrepreneur redoute moins que le mafieux utilise son pouvoir pour le dépouiller de son affaire. Il peut se fier pour cela sinon à son tempérament, du moins à son incompétence. De ce point de vue, ce n’est pas tant avec les acteurs économiques normaux qu’il faut comparer les mafiosi, mais avec tous ceux qui, pour jouer leur rôle, ont besoin de faire passer l’idée qu’ils sont détachés et désintéressés, donc capables de prendre des décisions justes : les aristocrates, les prêtres ou les juges.
Une autre stratégie utilisée par les criminels pour établir une relation de confiance consiste à partager des informations compromettantes sur eux-mêmes. Cela les distingue-t-il davantage du reste de la société ?
Comme je l’explique dans le livre, les criminels ont un vrai problème pour nouer entre eux une relation de confiance. Mais ils peuvent utiliser leurs propres méfaits, paradoxalement, pour établir une sorte de confiance bas de gamme. C’est un effet pervers de la loi : si la révélation de vos crimes est susceptible de vous mettre en délicatesse avec la justice, et que je possède des preuves de ces agissements, alors je peux, même tacitement, vous faire chanter pour vous inciter à vous comporter selon mes vœux ; et vous pouvez faire de même avec moi. Voilà qui permet de devenir bons « amis ». Cet échange d’informations compromettantes, et la manière dont il peut servir à instaurer une forme de coopération entre des acteurs qui ont peu de raisons de se faire confiance, est une théorie que j’ai développée à partir d’une intuition de Thomas Schelling, et sur laquelle je poursuis mes recherches, en posant la même question que vous (1) : jusqu’où cette stratégie peut-elle expliquer le comportement coopératif, même parmi des criminels non endurcis ? J’ai récemment publié un article avec Jennifer Flashman sur le comportement d’adolescents un peu déviants – qui fument, boivent, jouent au truand ou se bagarrent. Eh bien, ils semblent choisir leurs amis en fonction de ce même raisonnement : entre deux amis potentiels qu’ils apprécient autant l’un que l’autre, ils préfèrent celui qui est également déviant à celui qui ne l’est pas. Les premiers sont plus sûrs, risquent moins de les trahir en révélant leur mauvaise conduite à leur famille ou à l’école. Quiconque viole un tant peu la loi, ou même simplement une norme sociale, a aussitôt peur d’être découvert. Mais il a aussi la possibilité d’utiliser ses propres transgressions pour inspirer confiance. Je subodore que les hommes politiques, dans la zone grise où ils opèrent parfois en passant les uns avec les autres des accords dont le respect ne peut reposer sur le recours au glaive de la justice, utilisent sans doute eux aussi cette stratégie.
En quoi peut-il être rationnel de se tatouer le visage, et de se rendre ainsi plus facile à repérer ? Ou de s’automutiler, comme le font les yakuzas ou de nombreux prisonniers ?
Pour comprendre l’usage de ces méthodes à première vue bizarres et douloureuses,
nous devons essayer de réfléchir comme des gangsters : la loyauté est la préoccupation numéro 1 – « Pouvons-nous avoir confiance dans la loyauté de ce type ? » Lequel type se demande : « Comment puis-je les convaincre de ma loyauté, les assurer que je ne vais pas les balancer à la police ou les trahir au profit d’un gang rival ? » La théorie des signaux permet de comprendre ces comportements (2) : quand les intérêts de deux parties sont potentiellement divergents, les affirmations d’une des parties ne sont crédibles que si elle donne à l’autre des preuves difficiles à falsifier de sa sincérité. Se contenter de déclarer « bien sûr, je suis loyal » n’est pas crédible – les mots n’ont aucune valeur. Il faut faire quelque chose de plus, un acte qu’
un simple simulateur ne pourrait se permettre. Un tatouage sur le visage crée un double danger : être identifié par la police comme membre d’un gang et être identifié comme un ennemi par un gang rival, avec dans les deux cas des conséquences très fâcheuses. En gravant sur son front les symboles de son appartenance à un gang, le criminel signale qu’il est prêt à prendre d’énormes risques, de sorte qu’il ne pourra se sentir en sécurité qu’en restant, jour et nuit, avec la bande. Moyennant quoi il lui sera beaucoup plus difficile de trahir. Il est prêt à payer un prix que seul un membre sérieux et fiable peut se permettre de payer. De nombreux yakuzas s’amputent le petit doigt pour se punir de leurs erreurs, même mineures. Ils donnent presque le sentiment d’aller au devant des bourdes pour justifier cette horrible manière de se faire mal. Pourquoi ? La meilleure hypothèse est que la capacité de supporter la douleur physique informe les autres qu’on ne va pas facilement céder sous la pression et trahir ses amis. (Avec le temps, cela devient aussi une convention, comme le port de la cravate ; dès lors que les autres le font, il est difficile de s’en abstenir.)
A propos des yakuzas, leurs stratégies de communication peuvent-elles s’analyser vraiment de la même manière que celles des autres criminels, dans la mesure où ils ont longtemps été quasiment légaux ?
Le Japon a traditionnellement imposé à ses organisations criminelles des contraintes plus relâchées que les autres pays. Les Japonais ont géré le crime organisé en passant un accord tacite entre l’Etat et les gangs : vous ne dépassez pas certaines limites strictes, en échange de quoi vous êtes autorisé à agir sans être dérangé. Il y a quelques jours, le
Financial Times donnait une information qui témoigne de cette plus grande marge de manœuvre : la Yamaguchi-gumi, la plus grande fédération de gangs, a fait son entrée dans le cyberespace en lançant un site à peine déguisé pour promouvoir ses activités et recruter. Un site plutôt primitif, aux dires des commentateurs. Mais, là encore, leur incompétence ne semblait pas les préoccuper beaucoup, comme l’écrit le
Financial Times : « Même la Yamaguchi-gumi a reconnu les défauts du site, affichant une humilité toute japonaise : ‘’Nous sommes de parfaits amateurs en matière de conception de sites Web. Il peut y avoir des éléments disgracieux. Nous vous prions de nous en excuser ».
Quel rôle joue la prison dans la stratégie de carrière d’un criminel ? Faut-il croire la vieille idée selon laquelle c’est une université du crime ?
D’abord, et c’est son rôle principal, tout le monde fait de son mieux pour se tenir à l’écart. Mais pour ceux qui finissent par s’y retrouver, cela présente des avantages. L’un, comme vous le dites, est d’apprendre de l’expérience et du savoir-faire des autres. Un autre est simplement qu’en prison, on rencontre des gens qui ont d’autres savoir-faire et d’autres expériences, qui pourraient se révéler fort utiles après la sortie. L’incarcération résout un problème d’information : les criminels ne peuvent pas faire de publicité pour leurs services dans les pages jaunes, et ils ont plus de peine que les hommes d’affaires normaux à entrer en contact les uns avec les autres. Derrière les barreaux, ils le peuvent, puisque tous ceux qui se trouvent là sont des criminels certifiés ; on n’a donc pas peur de s’approcher d’inconnus avec un projet criminel à proposer, comme c’est le cas à l’extérieur des murs. Mais la principale contribution de la prison au monde criminel, c’est de faire office d’agence de certification : elle informe les futurs associés qu’ils sont des truands authentiques, et pas des fantaisistes ou, pire encore, des policiers infiltrés. Un séjour en prison accroît la confiance que l’on vous accorde dans la pègre, service qui n’a pas de prix. L’incarcération n’est un stigmate que si l’on veut devenir un citoyen honnête, mais c’est un plus si l’on veut rester fidèle à ses habitudes criminelles.
Les sociétés seraient plus sûres si elles n’offraient pas si souvent au criminel l’opportunité de muscler ainsi leur CV ? Si elles ne faisaient pas de l’incarcération le cœur du système judiciaire ?
Je réfléchis à cette question depuis que j’ai pris conscience de ces effets négatifs de la prison sur la société. Mais je n’ai pas encore trouvé de réponse satisfaisante. Nous ne pouvons abolir le châtiment, cela irait trop à l’encontre de notre sens naturel de la justice et aurait probablement des conséquences dévastatrices en termes de développement de la criminalité. Mais il me semble que cette réalité devrait assurément nous inciter à ouvrir un débat et à faire preuve de plus d’imagination à la fois sur les différents types de punition et sur la manière de les infliger.
Comment les stratégies d’établissement de la confiance que vous identifiez dans le monde criminel évoluent-elles à l’ère numérique ?
Les effets de l’ère numérique sur ce plan ne sont pas très clairs. Il est devenu beaucoup moins cher de communiquer à distance et d’entrer en contact avec des inconnus, mais c’est aussi devenu plus facile d’intercepter les communications ? Les mafiosi ayant été souvent arrêtés grâce à leurs communications téléphoniques, par exemple, ils sont aujourd’hui revenus à un mode de communication « précapitaliste », qui aurait sans doute plu au comte de Montecristo : ils s’envoient de petits morceaux de papier, les pizzini, écrits à la main, en utilisant une sorte de cryptographie maison, qui mélange le dialecte, des métaphores, des noms de code, etc.
Et par-dessus tout, les communications numériques ont-elles permis au criminel de s’assurer à meilleur compte de la fiabilité de ses nouveaux partenaires quand il communique à distance ? Je ne le pense pas, au contraire. Cela me rappelle ce dessin hilarant de Steiner dans le
New Yorker où un chien assis près d’un écran d’ordinateur dit à un autre, en substance : « Ce qu’il y a de bien avec l’Internet, c’est que personne ne sait que tu es un chien. »
Vous consacrez un chapitre aux films sur la mafia, en montrant que les vrais mafieux ont tendance à imiter les comportements de leurs homologues de cinéma. Quel est l’intérêt pour eux ?
Cela marche aussi dans l’autre sens. Pour citer un exemple parmi beaucoup d’autres, David Chase, le créateur des
Sopranos, a reconnu utiliser des sources proches de la mafia pour l’aider à écrire ses scénarii et en vérifier la vraisemblance. Apparemment, il ne s’est fait réprimander qu’une seule fois, quand un épisode a montré Tony Soprano, le boss, vêtu d’un short à l’occasion d’un barbecue : « Un boss ne porte pas de short », ont-ils protesté.
Cela étant dit, le fait que les truands imitent les films est en effet plus inattendu. Ils le font en partie, me semble-t-il, pour contourner les obstacles que leur impose la nécessité du secret : ressembler aux gangsters de cinéma, dans la manière de s’habiller, de parler et de bouger, permet de s’afficher comme de grands truands, mais indirectement, sans le reconnaître explicitement et encourir donc pour cela le moindre châtiment.
L’utilisation des films permet aussi aux criminels de coordonner et standardiser leur style : dans d’autres secteurs comme la banque ou l’université, les individus ont un code vestimentaire propre, appris en observant les autres. C’est une manière efficace de faire savoir votre profession et votre connaissance des accessoires y afférant. Mais, dans la pègre, où les rencontres et les communications ne sont pas si faciles, il est plus compliqué de parvenir à ce résultat. Les films y contribuent. John le Carré a d’ailleurs déclaré que les espions, autre profession secrète, apprenaient eux aussi le style du métier dans les livres et dans les films.
A vous entendre, on a le sentiment que l’essentiel des comportements criminels relèvent de la communication. Vous analysez en ces termes, notamment, la violence en prison. N’allez-vous pas un peu loin : n’est-ce pas plutôt l’effet de la concentration d’une population encline, par nature, à la violence ?
Il ne fait aucun doute que ces physiques de dur et l’inévitable sélection, en moyenne, de personnalités plus agressives, expliquent en partie le niveau de violence des prisons. Mais mon argument doit être compris toutes choses égales par ailleurs : étant donné la surpopulation et le pourcentage d’individus violents, observe-t-on malgré tout une variation de la fréquence des bagarres ? La réponse est oui, et le phénomène se manifeste souvent de manière contre-intuitive : les prisonniers les plus durs, qui ont une plus longue histoire de recours à la violence, se battent moins souvent que les prisonniers plus jeunes, et même que les femmes ou les condamnés à de courtes peines. Car si un prisonnier est capable d’instiller la peur et le respect simplement en affichant ses états de service criminels, il n’a pas besoin de se battre ; les bagarres surgissent quand l’information sur la dureté des uns et des autres n’est pas disponible et qu’il est donc impossible d’établir une hiérarchie au sein de la prison ; une hiérarchie essentielle puisque c’est le moyen par lequel les biens rares sont alloués dans l’univers carcéral. Quand l’information sur l’identité des chefs est facilement disponible, il y a moins de bagarres, et non davantage.
On pourrait presque conclure de vos propos et de votre livre que les milieux criminels tendent un miroir grossissant à des pans entiers de nos sociétés. Est-ce le fond de votre pensée ?
En résumé, oui. Mais cela présente un aspect positif, en montrant
a contrario ce à quoi ressembleraient nos vies sans le réseau d’institutions civilisées et de normes sociales que nous avons mis en place.
Propos recueillis par Sandrine Tolotti.
Notes
1. Thomas Schelling est l’un des rares économistes à s’être intéressé à la communication criminelle et à avoir étudié, en tant que spécialiste de politique étrangère, les négociations en situation de conflit. Il imagine notamment une situation où un otage veut convaincre son kidnappeur qu’il ne le dénoncera pas s’il le libère : « À supposer que la victime se soit rendue coupable d’un acte permettant de le soumettre à un chantage, elle peut, par exemple, en informer son ravisseur. Elle peut même commettre au besoin un délit devant lui de manière à créer un lien garantissant son silence ultérieur. »
2. Conçue en biologie et en économie au milieu des années 1970 par Michael Spende et Amotz Zahavi, la théorie des signaux porte sur la question suivante : à quelles conditions le récepteur peut-il raisonnablement ajouter foi à un message quand l’émetteur a tout intérêt à feindre, comme cela se produit très souvent dans la pègre ? Elle s’intéresse non au contenu du message, mais aux signaux émis.