Diderot et la Grande Catherine
Publié le 15 mai 2019. Par Pauline Toulet.
En 1765, Diderot s’apprêtait à faire ce qui fendrait le cœur de tout bibliophile : vendre le contenu de sa bibliothèque pour se sortir d’une mauvaise passe financière. La nouvelle arriva jusqu’aux oreilles de l’impératrice de Russie, Catherine II, qui lui fit une proposition généreuse : elle achèterait ses livres, mais laisserait Diderot les conserver jusqu’à sa mort. Elle lui offrirait même une allocation annuelle pour être le bibliothécaire de ses propres ouvrages.
Diderot converse
Comme le souligne l’historien américain Robert Zaretsky dans Catherine & Diderot, une telle offre n’est pas sans exiger de contrepartie. En échange de ses largesses, l’impératrice attendait de Diderot qu’il honore son invitation à venir la voir à Saint-Pétersbourg. Lui qui avait le voyage en horreur partit à l’automne 1773 pour la Russie, où il resta cinq mois. Chaque jour, de 15 heures à 17 heures, Catherine II et le philosophe s’entretenaient de politique, de droit, de société et de littérature.« Puisqu’aucun secrétaire n’a pris note de la teneur de ces conversations, Zaretsky doit les reconstituer à la manière d’un puzzle, à partir de commentaires issus de lettres et de Mémoires, et il le fait presque parfaitement », pointe Lynn Hunt dans The New York Review of Books.
Zaretsky dresse le portrait d’une Catherine II érudite, éprise des Lumières, lectrice de l’Encyclopédie et admiratrice de Voltaire, avec qui elle a entretenu une longue correspondance. Côtoyer les penseurs de son époque était pour elle une manière de soigner son image de despote éclairée. Diderot, quant à lui, se rendit à Saint-Pétersbourg dans l’espoir de convertir la Grande Catherine à ses idéaux démocratiques. « Zaretsky a écrit un livre remarquable, raffiné et nuancé, qui relate non seulement l’extraordinaire histoire de l’impératrice russe et du penseur français, mais explore la relation complexe qui unit le pouvoir et les idées au cours du Siècle de la Raison », commente Douglas Smith dans la Los Angeles Review of Books.
Catherine n’écoute pas
À son départ de Saint-Pétersbourg, Diderot avait perdu ses illusions : ses ardents discours sur l’ignominie du servage étaient restés lettre morte. Catherine II préféra se lancer dans une vaste politique expansionniste et étendre le servage à l’Ukraine, dans le but d’asseoir son pouvoir. Quant à la suggestion du philosophe de déplacer la capitale impériale de Saint-Pétersbourg à Moscou, au prétexte que cette dernière étant située plus au sud, la météo y serait plus clémente, l’impératrice la balaya d’un revers de main. La température moyenne est sensiblement identique dans les deux villes, fit-elle remarquer. La carte, apprit Diderot, n’est pas le territoire.
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