Dans la prison mentale de Susanna Clarke
Publié le 6 octobre 2020. Par Amandine Meunier.
Piranesi vit dans une « Maison » composée d’un enchevêtrement de bâtiments classiques, un labyrinthe dont les pièces peuplées de statues lui donnent l’air d’un décor baroque. Le tout est si grand qu’il n’en connaît pas l’étendue exacte. L’océan noie régulièrement les salles les plus basses ; les galeries supérieures génèrent leur propre système climatique, nuage et brouillard inclus ; et les oiseaux traversent et nichent à l’étage habitable. Piranesi, qui se donne 35 ans, y habite seul et prend soin des treize squelettes qu’il a découvert. Avec « l’Autre », qui lui rend visite régulièrement, ils sont pour lui les seuls êtres humains qui n’aient jamais existé. La « Maison » est un monde tout entier et « la qualité hypnotique » de Piranesi, le deuxième roman de Susanna Clarke, « découle largement de la manière majestueuse dont celle-ci évoque cette maison surréaliste », note Ron Charles dans The Washington Post.
Comme la plupart des critiques, Charles souligne à quel point Piranesi était attendu. Clarke avait surpris en 2004 avec son premier roman, Jonathan Strange et Mr. Norrell (Robert Laffont, 2007), une fresque de plus de 1000 pages dans laquelle s’étalait une histoire alternative de l’Angleterre peuplée de fées et de magiciens. Deux ans plus tard, elle publiait Les Dames de Grâce Adieu (Robert Laffont, 2012), un recueil de nouvelles situées dans le même univers. Et puis plus rien. Clarke, atteinte brutalement d’une maladie incapacitante, a mis longtemps avant de pouvoir écrire de nouveau. Dans Piranesi, qui compte juste 272 pages, son imaginaire et « ses prouesses stylistiques sont intactes », se réjouit Boyd Tonkin dans le magazine en ligne The Arts Desk, trouvant dans le roman l’influence des bibliothèques-labyrinthes de Jorge Luis Borges, du ton moqueur de Mervyn Peake, des paraboles faussement naïves de Daniel Defoe et Jonathan Swift, et de la tradition ésotérique propre à la littérature anglaise.
« Piranesi est une ténébreuse étude de la solitude », résume quant à lui Paraic O’Donnell dans le quotidien The Guardian. Son narrateur, malgré son étrange situation et les incohérences auxquelles il est confronté (pourquoi « l’Autre » porte-t-il des vêtements et des chaussures, alors que lui est en haillons ? Pourquoi se souvient-il de certains mots sans savoir ce qu’ils désignent ?), est content de son sort. « Il est un Robinson Crusoé ayant perdu tout souvenir de son naufrage et sans désir de s’échapper- et sans même aucune idée qu’un ailleurs puisse exister », décrit Charles. Un indice pour commencer à comprendre ce narrateur si particulier, sans trop le dévoiler toutefois, est son nom même. Piranesi, le personnage historique, Giovanni de son prénom, est un graveur et architecte du XVIIIe siècle, célèbre pour l’atmosphère oppressante de ses « prisons imaginaires ».
À lire aussi dans Books : Dr Montesquieu et Mr Swift, octobre 2012.