Comment peut-on être jacobin ?

Toutes les gauches du monde ne se ressemblent pas. Héritier paradoxal de la tradition centralisatrice et étatiste de l’Ancien Régime, le jacobinisme est une spécialité française. Si l’on y ajoute le poids singulier des intellectuels, plus désireux de révolutionner la société que de la réformer, on comprend pourquoi la social-démocratie s’est mieux épanouie ailleurs.

Dans son roman autobiographique La Promesse de l’aube, Romain Gary, rappelle Jacques Julliard, raconte comment sa mère, Juive russo-polonaise de Lituanie, lui enjoignait d’aimer la France, « le pays qui a fait de Victor Hugo son président de la République ». Le propos montre à quel point la France a pu être perçue comme la patrie des écrivains et de la liberté, à la jonction de la littérature et de la politique. Julliard rapporte aussi qu’un jour, à Princeton, l’historien et islamologue américain Bernard Lewis lui demanda pour quelle raison son pays, celui de la Révolution française, n’était toujours pas une démocratie : « Vous avez un gouvernement, nous n’avons qu’une administration. Un peuple libre ne saurait tolérer un gouvernement. » Une réflexion loin d’être insolite dans un pays dont les habitants s’estiment volontiers les véritables héritiers, par l’intermédiaire de Thomas Paine, des idéaux politiques des Lumières ; et tirent fierté de vivre dans une nation « conçue dans la liberté et vouée à la thèse selon laquelle tous les hommes sont créés égaux », dotée d’un gouvernement « du peuple, par le peuple et pour le peuple », selon les célèbres formules du discours d’Abraham Lincoln à Gettysburg. De telles anecdotes incitent à s’interroger au sujet de la France et de la gauche : les idées et valeurs considérées comme définissant la gauche sont-elles vraiment d’origine française ? Existe-t-il une spécificité de la gauche en France ? Et un livre comme Les Gauches françaises reflète-t-il une vision française de la gauche ? La division du champ politique entre gauche et droite est née durant la Révolution, à l’occasion d’un débat, aux mois d’août et de septembre 1789, sur la possibilité, pour le roi, de s’opposer par veto aux décisions de l’Assemblée nationale. Conformément à une habitude prise durant les réunions précédentes, les députés favorables à cette mesure se regroupèrent à la droite du président, ceux qui s’y opposaient se rassemblant à sa gauche. Très vite, conservateurs et partisans du changement s’accoutumèrent à cette disposition. Peu à peu, les termes « gauche » et « droite » s’imposèrent pour désigner les deux parties antagonistes de l’espace politique, puis diffusèrent partout dans le monde. Les idées de la gauche ont-elles pour autant une origine exclusivement française ? Ce courant, fait remarquer Julliard, tend à s’inventer rétrospectivement des ancêtres. À l’évidence, les philosophes des Lumières n’étaient pas « de gauche » au sens où nous l’entendons. Il est toutefois incontestable que les protagonistes de la Révolution française se sont nourris de leurs idées, qui ont continué à inspirer le mouvement progressiste durant des décennies (pas toutes au même degré, observe-t-il malicieusement : dans une large partie de la gauche française des XIXe et XXe siècles, la tolérance n’était pas l’idéal qu’on plaçait au plus haut dans l’échelle des valeurs). Mais si elles ont été énoncées avec une force et une éloquence particulières par Rousseau, Voltaire et Condorcet, les thèses avancées par les Lumières – Julliard aurait pu le souligner davantage – sont en partie plus anciennes et n’ont pas été formulées uniquement en France. Une robuste tradition de défense des libertés civiles existait par exemple en Angleterre, dont on sait qu’elle a fortement influencé la philosophie politique de Voltaire. [Lire « Ces Français qui ont inspiré l’Amérique », Books, n° 35, septembre 2012.]   Justice et progrès Les idées en question ne sont d’ailleurs pas restées propriété de la gauche. Le politologue René Rémond a bien mis en lumière la nature fondamentalement relative de la dichotomie : la gauche et la droite n’existent pas dans l’absolu mais l’une par rapport à l’autre, et la plupart des concepts à l’aide desquels la première s’est pensée ont été si bien assimilés par la seconde qu’ils ont perdu leur pouvoir discriminant. Dans le même esprit, un thème récurrent des analyses de Julliard est la manière dont, en un double chassé-croisé étonnant, la gauche, individualiste sous la Révolution (elle défendait les droits politiques, économiques et sociaux des individus contre l’arbitraire royal et celui de la noblesse), est devenue collectiviste lors de la rencontre du socialisme intellectuel et du mouvement ouvrier, pour se faire aujourd’hui à nouveau l’avocate de la libération de l’individu face à une droite qui redécouvre les valeurs collectives. Historiquement, répète volontiers Julliard, la gauche est née de la rencontre entre les idées de justice et de progrès. Mais la première répond à une exigence universelle et la seconde est aujourd’hui en crise. La liberté étant depuis longtemps une valeur qui enjambe la frontière entre la droite et la gauche, reste pour définir exclusivement cette dernière l’idée d’égalité, qu’elle est pour l’instant seule à défendre face à une droite qui lui préfère les notions d’équité et de mérite. Reste cependant aussi la fraternité, dont l’historien anglais Sudhir Hazareesingh, dans sa recension des Gauches françaises, déplore qu’elle reçoive ici une insuffisante attention (1). Avec raison : parmi les idéaux qui font le patrimoine intellectuel et moral de la gauche, la solidarité n’est assurément pas la valeur la moins à même de définir son identité. Peut-on affirmer que la gauche, en France, possède des caractéristiques singulières ? Sans le moindre doute. Sans se lancer dans une description détaillée de la situation ailleurs dans le monde, qu’il se contente d’évoquer en passant (il a par la suite reconnu qu’une comparaison plus poussée avec les autres grands modèles aurait été utile), Jacques Julliard mentionne assez systématiquement ces traits distinctifs. L’un d’entre eux est la présence, au sein de la gauche française, d’un courant politique sans équivalent ailleurs. Comme l’a relevé Michel Onfray dans l’hebdomadaire Marianne, Les Gauches françaises offre, sous une même couverture, trois livres différents et complémentaires : premièrement, une fresque historique organisée autour de quelques grands moments : la Révolution française, la Commune, le triomphe de la République, l’affaire Dreyfus, le Front populaire, les événements de Mai 68, la présidence de François Mitterrand (de son propre aveu, Julliard saute allégrement par-dessus de larges périodes, il ne dit par exemple pas un mot de la situation sous les empires et durant les guerres mondiales) ; deuxièmement, une éblouissante galerie de portraits parallèles, à la manière de Plutarque, de personnalités emblématiques : Robespierre et Danton, Gambetta et Jules Ferry, Clemenceau et Jaurès, Léon Blum et Maurice Thorez, Mitterrand et Mendès France ; enfin, une taxinomie des gauches françaises nouvelle et originale.   Un anticléricalisme fédérateur Dans une étude célèbre, René Rémond a établi une distinction devenue classique entre trois grandes familles de droite en France : légitimiste, orléaniste et bonapartiste. Dans le même esprit, Julliard propose une classification du même ordre pour la gauche, fondée sur l’idée que, derrière des partis qui changent constamment de nom et de périmètre et rassemblent le plus souvent des représentants de plusieurs courants, les véritables invariants sont les familles politiques. En un exercice qui représente de l’avis général l’un des grands intérêts de son livre, il distingue quatre gauches : libérale, jacobine, collectiviste et libertaire. Il en résulte un tableau plus riche et nuancé que n’en offrent les oppositions binaires traditionnelles entre gauche révolutionnaire et gauche réformiste, ou mouvement socialiste et mouvement communiste. Julliard examine longuement les traits qui les définissent, en n’hésitant pas à souligner leurs faiblesses respectives : « Chaque famille politique est grosse d’une déviation qui lui est particulière : dans le cas du libéralisme, c’est un économisme débridé fondé sur la recherche exclusive du profit individuel ; avec le jacobinisme, c’est le culte de l’État et de la centralisation, célébrés en dehors de toute considération d’efficacité ; dans celui du collectivisme, c’est la tyrannie bureaucratique et même le totalitarisme. Dans le cas du libertarisme, c’est un individualisme vulgaire et égoïste, une négation de l’intérêt général, accompagnée d’une vision purement consumériste de l’État et des institutions sociales. » De ces quatre familles, trois se retrouvent sous une forme ou sous une autre dans la plupart des pays du monde. Mais l’une d’entre elles relève clairement d’une spécificité française : la gauche jacobine. Produit direct de la Révolution, le jacobinisme intègre paradoxalement certains éléments de l’idéologie de l’Ancien Régime et de la tradition politique nationale. Il se caractérise en effet par une curieuse combinaison d’individualisme, d’égalitarisme et de centralisme, l’importance accordée aux institutions et à l’appareil d’État (notamment en matière d’éducation) et l’anticléricalisme. Ce dernier trait, soutient Julliard, a longtemps contribué à conférer à la gauche française son identité. Dans une large mesure, affirme-t-il, c’est par sa lutte contre le clergé que celle-ci s’est définie dans l’Hexagone. Non sans conséquences : « En dépit d’une certaine jactance révolutionnaire, le critère de classe n’a jamais été déterminant en France. Certes cette particularité française s’enracine dans un développement industriel original […] mais on ne saurait douter qu’elle doive également beaucoup aux origines anticléricales de la gauche française. » En France, le mouvement progressiste n’a effectivement jamais été avant tout l’expression des intérêts de la classe ouvrière, comme il l’était en Grande-Bretagne ; et les syndicats n’y ont pas joué le même rôle moteur que dans la social-démocratie allemande. À côté de l’anticléricalisme, qui était également une composante de la doctrine progressiste dans les pays catholiques de l’Europe du Sud et en Belgique, l’industrialisation comparativement tardive de la France, à laquelle Julliard fait cursivement allusion, et le poids important des fonctionnaires et des personnes issues des classes moyennes parmi les cadres et les militants de gauche expliquent certainement en grande partie cet état de fait. La gauche française s’est, de surcroît, toujours identifiée à la défense d’une forme particulière de régime politique, la république. C’est loin d’avoir été le cas partout, par exemple en Grande-Bretagne. « Il n’y a jamais eu la moindre trace de républicanisme dans le parti travailliste », fait remarquer Donald Sassoon dans sa monumentale histoire du socialisme en Europe au XXe siècle (2). Le socialisme scandinave du welfare s’est de même parfaitement accommodé de régimes monarchiques. Last but not least, il est notoire que les écrivains et les intellectuels ont joué dans l’Hexagone un rôle particulièrement prononcé, non seulement dans l’élaboration de la pensée politique de la gauche, mais aussi dans la fédération des forces politiques et sociales qui la constituent. Julliard le note à propos de Léon Blum, « grand critique littéraire devenu en 1920 le chef du socialisme français », et du Front populaire, « [que] trois intellectuels de grande envergure […] ont porté sur les fonts baptismaux ». Parmi les portraits parallèles qui rehaussent le livre figurent donc plusieurs couples d’écrivains : Voltaire et Rousseau, Victor Hugo et Lamartine, Sartre et Camus, et même, un peu curieusement – Julliard avoue s’être fait plaisir – Chateaubriand (« conservateur libéral ») et Benjamin Constant (« libéral conservateur »). En réalité, la gauche n’a pas manqué d’intellectuels dans les autres pays d’Europe. Mais nombre d’entre eux sont absents des Gauches françaises. Julliard évoque à plusieurs reprises Marx (naturellement), Gramsci et Bakounine, mais passe sous silence le théoricien allemand Ferdinand Lassalle, ne cite Bernard Shaw qu’une seule fois hors contexte, ne mentionne aucun des autres membres de la célèbre organisation socialiste réformiste britannique The Fabian Society, par exemple l’écrivain H. G. Wells, et pas davantage George Orwell. [Sur H.G. Wells, lire « Cette vieille canaille de Wells », Books, n° 40, février 2013.] Pour les contemporains, il fait référence à Habermas mais ni à Tony Judt et Perry Anderson, deux intellectuels de gauche anglais très bons connaisseurs de la France, ni à Norberto Bobbio, pourtant auteur d’une étude sur la gauche et la droite qui a fait date en Italie (3). Cela précisé, il reste vrai que, dans l’ensemble, c’est en France que s’est affirmée le plus nettement la figure de l’homme de lettres ou d’idées engagé dans le débat public, qu’on appellera « intellectuel » à partir des prises de position d’Émile Zola dans l’affaire Dreyfus.   Pour une démocratie participative Cette forte présence des écrivains et des universitaires en son cœur n’a pas été sans profondément affecter la gauche française. Elle a donné à ses vues un caractère souvent assez intellectualiste. Le fait, relève Julliard, que « le socialisme est apparu en France sous la forme de l’utopie » (et pas seulement chez Fourier ou Saint-Simon) a eu des conséquences très visibles : priorité donnée à l’abstraction par rapport à l’observation ; affirmation, avant toute leçon de l’expérience, du caractère bénéfique de l’égalité ; tendance, surtout, à raisonner en termes de tabula rasa. En France, « pour la plupart des penseurs, des intellectuels, des dirigeants, des militants et une partie de l’électorat [...] le but final du socialisme n’est pas de transformer la société en l’améliorant mais bel et bien de changer la société ». Dans tous les pays européens, la gauche a pris des formes utopiques et radicales. Mais elles y coexistaient davantage avec des mouvements réformistes moins désireux de construire un homme nouveau, ou sceptiques quant à la possibilité de le faire. Dans quelle mesure la vision qui se dégage du livre est-elle typiquement française ? Si par là on veut dire « représentative de l’idéologie de gauche longtemps dominante en France », la réponse est clairement : faible. Théoricien de la « deuxième gauche » autogestionnaire de Michel Rocard, lié à la CFDT et au syndicalisme chrétien, membre, durant un certain temps, de la Fondation Saint-Simon de François Furet et Pierre Rosanvallon (un groupe de réflexion d’esprit libéral), Jacques Julliard a toujours occupé, au sein de la gauche française, une position plutôt marginale. Aussi éloigné qu’il est possible du jacobinisme et du collectivisme, il est à l’évidence très proche, parmi les quatre familles qu’il distingue, des deux courants qui ont été historiquement minoritaires : la gauche libérale, qu’on peut dans une large mesure identifier à la famille sociale-démocrate dont il se revendique, et la gauche libertaire, envers laquelle il a toujours éprouvé une sympathie particulière, du fait de son attrait pour les idées de Proudhon et l’anarcho-syndicalisme. Sur la manière dont les deux traditions libérale et libertaire se rejoignent dans son esprit, on trouve des pages très éclairantes dans Le Choix de Pascal (4), autobiographie intellectuelle sous forme d’entretiens qu’il est très utile de lire (ou de relire) en même temps que Les Gauches françaises. Si elles se distinguent nettement en matière économique, ces deux familles se ressemblent par leur refus de l’autorité, des appareils et des excès de la réglementation. Toutes deux ont en leur cœur le principe de l’autonomie de l’individu face à l’État. L’attachement de Julliard à ce principe l’a conduit à se faire l’avocat fervent de ce qu’il appelle dans La Reine du monde (5) la démocratie d’opinion et dans Les Gauches françaises la démocratie du public, dont le développement devrait se traduire, selon lui, par l’injection, dans la démocratie représentative, d’une très forte dose de démocratie participative. Une évolution à ses yeux souhaitable, mais également inévitable, qu’il considère, dit-il, avec ce mélange de fascination et de terreur religieuse qu’éprouvait Tocqueville au spectacle de l’irrésistible marche vers l’« égalité des conditions ». On ne peut toutefois pas non plus considérer ce plaidoyer (qu’on pourra trouver exagérément enthousiaste) en faveur de la démocratie d’opinion comme typiquement français. Dans un monde où les médias et Internet ont contribué à discréditer toutes les formes d’intermédiation et de décision différée, la dénonciation des limites de la démocratie représentative et l’appel à la démocratie directe et instantanée sont presque universels. Il émane pourtant indéniablement des Gauches françaises un fort parfum national. Œuvre d’une vie, dans laquelle viennent confluer tous les thèmes des précédents ouvrages de Julliard, cet épais volume est avant tout un livre d’histoire des idées. Mais il ne l’est pas à la manière universitaire, illustrée notamment par l’ouvrage collectif Histoire des gauches en France, très riche d’informations et d’analyses mais d’allure mille fois plus pesante (6). Normalien, s’exprimant dans la langue vive et brillante qui est celle des essais littéraires de qualité et du journalisme de haut vol, doté d’un sens de la formule éclatante et mémorable qui fait l’agrément de son livre, nourri de la lecture de tous les penseurs politiques lettrés et écrivains intéressés par la chose publique dont peut s’honorer la France, Julliard s’inscrit dans la tradition littéraire de réflexion historique et politique incarnée au XXe siècle par des hommes comme le philosophe radical Alain, Albert Thibaudet, Julien Benda, Emmanuel Berl ou Bertrand de Jouvenel. Cette tradition et la tournure d’esprit dont elle est inséparable sont généralement considérées comme très caractéristiques de la vie intellectuelle française. Français par son objet, clair sur ce qui fait la spécificité de la gauche en France, Les Gauches françaises est donc aussi un livre indubitablement français par son style et son approche.    

Notes

1| Times Literary Supplement, 8 février 2013.

2| One Hundred Years of Socialism: The West European Left in the Twentieth Century, New Press, 1997.

3| Droite et gauche, Le Seuil, 1996.

4| Desclée de Brouwer, 2003, « Champs » Flammarion, 2008.

5| Flammarion, 2008.

6| Histoire des gauches en France, sous la direction de Jean-Jacques Becker et Gilles Candar, La Découverte, 2004.

LE LIVRE
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Les Gauches françaises. 1762-2012 de Comment peut-on être jacobin ?, Flammarion

ARTICLE ISSU DU N°43

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