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Brian Welsh était un Américain sans histoires. Il a grandi dans le Midwest, où il était un lycéen plutôt extraverti et apprécié. Adulte, il a commencé à travailler dans une scierie, puis comme technicien médical. Il s’est marié, s’est installé dans une petite maison. Il avait la plaisanterie facile. Sa vie roulait… jusqu’à ce qu’elle déraille.
Du jour au lendemain – c’est du moins son impression a posteriori –, il s’est ­trouvé comme éjecté de son existence par l’irruption de symptômes incompréhensibles. D’abord, ce sont des vapeurs de peinture qui ont commencé à lui faire tourner la tête, puis divers parfums se sont mis à lui donner des palpitations. Ensuite il n’a plus sup­porté certains aliments, dont la liste n’a fait que s’allonger. Il était perpétuellement fatigué et avait l’impression de tomber dans un puits sans fond saturé d’invisibles menaces toxiques. Il était devenu, en quelque sorte, allergique à ce qui fait l’essence du monde moderne : solvants, poudres, solutions, carburants, vapeurs. Ses angoisses se multiplièrent, il se mit à se comporter bizarrement. Sa femme demanda le divorce.
Dans son livre The Sensitives, Oliver Broudy décrit « l’implacable anéantissement » de Brian. Sa sensibilité aux produits chimiques de synthèse « lui a tout pris », écrit-il, y compris « certaines facultés conceptuelles comme la conscience du danger ou la connaissance de son propre corps » et « les relations qui donnaient du sens à sa vie. » 
Brian vit aujourd’hui reclus dans une forêt de haute altitude en Arizona, où l’air est le plus pur qu’il ait pu trouver. Il dort à même le sol, changeant chaque soir d’emplacement pour éviter de s’autocontaminer (il craint que son corps ne contienne encore des toxines chimiques) tout en essayant de trouver des raisons de rester en vie. Ses posts Facebook, envoyés depuis la forêt, tissent une sorte de « longue mélopée sur la ­nature de la ­souffrance ».
C’est par ce biais qu’Oliver Broudy, journaliste à New York, a découvert que Brian était le porte-parole d’une communauté d’individus sensibles aux produits chimiques, qui lisent et commentent ses messages avec ferveur. Dans son livre, Broudy parle de personnes comme Brian qui, dans leur jeunesse ou au début de la quarantaine, se sont mises à souffrir de ce qu’on qualifie désormais d’« hypersensibilité chimique multiple »1 ou de « maladies environnementales ». Leur nombre n’a cessé d’augmenter au cours des décennies précédentes ; il a triplé ces dix dernières années. Broudy les appelle les « sensibles » – eux-mêmes se désignent d’ailleurs ainsi, par opposition aux « normaux ». À l’instar de l’expression « flocon de neige »2 , le terme « sensible » est souvent connoté de façon péjorative aux États-Unis, certains allant jusqu’à suggérer qu’être sensible est antiaméricain. Broudy décrit comment, en devenant « sensible », Brian a été pour ainsi dire « excommunié » par ses proches. Ses amis et sa famille ne le comprenaient plus.
Les groupes Facebook ont permis aux sensibles de surmonter leur isolement. Ils s’échangent des tuyaux, par exemple comment se faire tatouer sans métaux lourds et où acheter les meilleurs filtres contre les composés organiques volatils (COV), ces substances relâchées ou « dégazées » par les produits utilisés dans le bâtiment (peintures, vernis, solvants, etc.) et que l’on considère de plus en plus comme nocives pour la santé. Ils débattent aussi avec passion du fonctionnement des maladies environnementales. Beaucoup changent de lieu de vie, se mettent en quête du Graal – l’air pur – qui pourrait les ramener à cet état de béatitude où il n’est pas nécessaire de s’auto-ausculter en permanence. Certains se sentent mieux près des glaciers, d’autres dans le désert, d’autres encore au-delà de 1 800 mètres d’altitude, au-dessus de ce qu’ils appellent la « ligne de fièvre ».
À quelques centaines de kilo­mètres de la forêt où vit Brian, sur une lande brûlée par le soleil de l’est de l’Arizona, se trouve la communauté de Snowflake (« flocon de neige »). L’air y est sec et la végétation rare. « Snowflake » est un nom dû au hasard (ses deux fondateurs s’appelaient E. Snow et W. Flake !), mais il n’est sûrement pas pour rien dans la réputation du lieu. Cette petite ville sert de refuge aux plus sensibles des sensibles et applique des normes de construction rigoureuses – seule la peinture à l’argile y est autorisée, par exemple. Les suicides y sont pourtant fréquents : on ne se rend à Snowflake que lorsque l’on a épuisé toutes les autres options.

D’après les chiffres cités par Broudy, 12,8 % des Américains souffrent d’une hypersensibilité chimique multiple altérant leur qualité de vie (et quelque 15 % supplémentaires sont affectés par des formes plus légères). Les composés chimiques déclenchent chez eux une multitude de symptômes : maux de tête, confusion mentale, troubles de la mémoire, inflammations, gonflement des doigts, sensation d’étouffement, nervosité. Plusieurs décrivent le sentiment étrange d’une « panne » cérébrale, un peu comme si leur cerveau avait disjoncté.
Oliver Broudy pense que le sujet mérite qu’on s’y intéresse pour toutes sortes de raisons, dont l’une est de nature épistémologique : la sensibilité met à mal le dualisme cartésien. Elle désintègre les corps et les vies, elle transforme les personnalités. Ce qui intrigue particulièrement le journaliste, c’est le peu de connaissances disponibles sur le sujet. On connaît bien la maladie de Parkinson ou certains cancers causés par la flopée de nouveaux produits chimiques présents dans notre environnement. On peut poser un diagnostic sur ces pathologies parce qu’elles sont associées à des symptômes bien spécifiques. Ce n’est pas le cas de la sensibilité, qui, de fait, passe parfois pour une faiblesse de caractère. Les personnes concernées l’appellent, à juste titre, la maladie du divorce. Gravitant dans une zone mal définie entre la santé et la maladie, elle défie les lois de la causalité et de l’uniformité. Un déclencheur A, mettons le pesticide DDT ou l’un de ses avatars, n’entraîne pas toujours le symptôme B – des maux de tête, par exemple – chez une même personne. Et encore moins au sein d’une large population de sensibles.
À cela s’ajoute un étrange phénomène de « dissémination » : la réaction à un produit chimique particulier semble déclencher une sensibilité à d’autres substances, voire à des types de « menaces » différents, comme les ondes électromagnétiques. Dans quelle mesure la peur joue-t-elle un rôle dans cette « dissémination » ? Difficile à dire, répond Broudy, qui pointe qu’être atteint d’une maladie environnementale peut pousser l’individu le plus raisonnable à voir des déclencheurs partout. Les sensibles ont par ailleurs tendance à se tourner vers des remèdes douteux, voire absurdes, dès lors qu’ils offrent un espoir.
Broudy n’est pas sensible lui-même, mais il partage depuis longtemps le genre de sourde inquiétude qui pousse nombre d’entre nous à acheter bio autant que possible ou à choisir des produits dont les étiquettes arborent les mots « pur » ou « vert ». Devenu père, il s’est mis à penser au perchlorate dans le lait maternel, au glyphosate dans les petits pots, à l’amiante dans les crayons de couleur ou au formaldéhyde dans le mobilier pour enfant. Il considère le foie comme notre organe majeur, et la santé comme une question de filtration : il y a ceux qui peuvent filtrer et expulser les détritus chimiques et ceux qui ne le peuvent pas.
Broudy aime donner des chiffres. Par exemple, le nombre de produits chimiques de synthèse présents aujourd’hui dans un foyer américain moyen : 85 000. Dans le cordon ombilical des mères canadiennes, d’après une étude de 2013, on en trouve 137 (dont du DDT, des PCB, un composé chimique servant d’isolant électrique, et des retardateurs de flamme) ; et dans l’odeur si singulière qui flotte dans l’habitacle d’une voiture neuve, on compte quelque 275 COV. Mais le plus éloquent, ce sont les comparaisons : aujourd’hui, aux États-Unis, on dénombre en moyenne 9 000 additifs de synthèse dans la nourriture. En 1970, il y en avait 900.
Le but de ce livre est de donner de la visibilité aux sensibles. Pas seulement pour des raisons épistémologiques, mais aussi parce qu’ils jouent le rôle de lanceurs d’alerte : canaris piégés dans les galeries d’une mine toxique créée par notre consumérisme, ils pépient ­faiblement pour nous avertir d’une menace que la plupart d’entre nous préfèrent ignorer. Sur un ton sérieux teinté d’un soupçon d’alarmisme, Broudy expose la tragédie de leur bioaliénation. Les maladies environnementales, nous dit-il, s’apparentent à un « frisson collectif de résistance somatique » touchant 12,8 % de la population américaine.
Lorsque les sensibles racontent l’histoire de leur maladie, on constate qu’il y a deux cas de figure. Certains sont tombés malades après un seul incident, par exemple l’installation d’une nouvelle moquette « relâchant des COV », la pulvérisation d’un insecticide sur leur lieu de travail ou l’exposition accidentelle à un produit chimique ; d’autres, comme Brian, ont été sensibilisés à plusieurs produits chimiques à la fois. Exemple typique de cette première catégorie, un résident de Snowflake raconte comment il a été « brisé » en 1998, alors qu’il avait 27 ans : son bureau a été traité contre les termites avec du Dursban (ce produit fut interdit à l’usage domestique deux ans plus tard). L’autre groupe décrit une dégradation « à petit feu ». Les symptômes apparaissent après des années passées à cueillir des fraises gorgées de pesticides ou à travailler dans une usine de plastique. Les ouvriers agricoles et les Afro-Américains font partie des populations les plus à risque, parce qu’ils sont plus susceptibles de vivre près de raffineries ou d’usines produisant des déchets toxiques. Le livre de Broudy n’est pas centré sur ces communautés marginalisées, mais elles en hantent les pages. De fait, l’épigénétique montre que l’expression de certains gènes peut être modifiée de manière transmissible, et donc fragiliser gravement certaines catégories de population sur plusieurs générations.
Dans l’un des chapitres, Broudy remonte aux origines de la révolution chimique du xixe siècle, puis à la naissance des grands groupes de l’industrie chimique (Monsanto, Shell, Bayer, ­Procter & Gamble…) qui sont devenus des piliers du monde moderne. Il n’est pas le premier à raconter cette histoire, mais il le fait avec panache. Il décrit par exemple l’heureux hasard qui, en 1856, fit apparaître un précipité violet se déployant comme une pieuvre dans le bécher d’un étudiant de 18 ans, un certain William Henry Perkins, après qu’il eut plongé du goudron dans de l’alcool3. Le jeune homme fila déposer un brevet. Sa découverte entraîna la production de colorants de synthèse toujours plus nombreux et, plus important encore, de leurs dérivés, qui donnèrent par la suite les poisons et les parfums (et tout ce qu’il y a entre les deux) du XXe siècle.
Retracer cette histoire permet à ­Broudy de signaler que certains individus ont dès l’origine réagi aux colorants synthétiques par des éruptions cutanées. Un médecin allemand a d’ailleurs très tôt remarqué une nette augmentation des cas de cancer des testicules chez les ­ouvriers qui distillaient du goudron. Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’industrie a pris « la pleine mesure de l’importance du visuel dans les choix des consom­mateurs », les colorants ont été introduits directement dans les aliments : des cas d’allergies alimentaires ont fait leur ­apparition.

Ce que Broudy cherche à démontrer de manière plus globale, c’est que le monde enchanté de la consommation offrait bien trop de délices et d’avantages pour que l’on songe à ralentir la cadence. Les entreprises ont évidemment bénéficié du fait que, dans la plupart des cas, les symptômes mettaient des années à apparaître. L’auteur estime que la FDA [Food and Drug Administration, l’agence américaine des aliments et des médicaments] et les autres organismes de surveillance « n’étaient pas plus équipés pour contrôler un aussi large éventail de produits chimiques que la SEC [Securities and Exchange Commission, l’organe de régulation des marchés financiers] ne l’était pour surveiller Wall Street. » Des efforts ont été déployés pour réglementer les retardateurs de flamme présents dans les matelas, le mobilier et les appareils électroniques, en vain. Lorsqu’un produit chimique dangereux est retiré du marché, les entreprises modifient légèrement sa formule chimique et l’y réintroduisent sous un autre nom.
Un chapitre retrace comment le risque s’est politisé : l’accepter revient à affirmer son américanité. C’est aussi une manière d’embrasser le capitalisme, et, pour ce faire, il faut en ignorer les victimes : chaque avantage de la vie moderne occasionne « un certain nombre de morts, qui en paient le prix. » Broudy montre comment la « gestion du risque » est devenue, dans les années 1970, une question de « liberté » et de « responsabilité individuelle ». Et, accessoirement, une incitation au consumérisme : si quelqu’un s’inquiète des toxines, libre à lui d’acheter encore plus de produits – compléments alimentaires, déter­gents, détecteurs de fumée, et ainsi de suite.
Broudy ne prétend pas offrir de solution au problème. On ne peut pas faire machine arrière ; les pesticides et les ­engrais qui empoisonnent des millions de personnes et menacent les écosystèmes permettent aussi de nourrir une bonne partie de la population mondiale. Le journaliste se méfie des réponses faciles et préfère se concentrer sur son objectif : nous inciter à prêter davantage attention aux sensibles. Le voilà donc qui s’embarque dans un road-trip à travers le sud-ouest des États-Unis en compagnie de l’un d’eux, un entrepreneur prénommé James, encore à peu près apte à mener une vie normale. Broudy compare ce voyage au mouvement que l’on fait lorsqu’on approche sa chaise du lit d’un patient affaibli pour mieux l’entendre. Il se demande si la sensibilité s’apparente à la tuberculose avant la découverte du bacille de Koch (autrement dit, un problème dont on n’a pas la clé) ou si elle ressemble plutôt à la neurasthénie, une maladie nerveuse tout aussi répandue que la tuberculose au XIXe siècle, qualifiée à l’époque de maladie imaginaire par le corps médical.
Broudy apprend à cerner la personnalité de James au fil de leur voyage. Ce dernier est doté d’un physique impressionnant mais souffre continuellement de maux de tête lancinants et de douleurs diffuses – un joueur de tennis professionnel qui aurait la gueule de bois. Pour se libérer des toxines et reprendre espoir, James est prêt à essayer les ­remèdes les plus conventionnels comme les plus abracadabrants. Sur le chemin de Snowflake, les deux hommes rendent visite à des spécialistes des maladies envi­ronnementales, écoutent des podcasts sur la façon de doper son système immunitaire et dorment dans des motels miteux dont les couvre-lits imprégnés de produits chimiques rendent James malade. Ils se mettent en tête de débusquer Brian Welsh dans la forêt nationale de Kaibab, où il a trouvé refuge. Leur chemin est semé d’embûches : ici, des feux de forêt éteints à grand renfort de retardateurs de flamme (ce qui conduit Broudy à disserter sur leur histoire alarmante) ; là, l’air terriblement pollué entre Tucson et Phoenix.
Cette partie du livre évoque un peu Sur la route, de Jack Kerouac. La plume de Broudy y est lyrique et nerveuse, témoignant à la fois de son scepticisme et de son empathie. Pour combattre sa ­fatigue, James ingère une curieuse potion magique composée d’une kyrielle de compléments alimentaires et d’amphétamines. Broudy s’administre le même traitement afin de mieux comprendre ce qu’éprouve le jeune homme et explique que c’est comme si on « essayait de réveiller sa conscience à coups de poing ». Un arrière-goût chimique désagréable lui reste longtemps en bouche. Le journaliste s’aligne également sur le régime alimentaire de James : barres d’agneau séché et chips de chou frisé. Il ne va pas jusqu’à dire que James est difficile à suivre, mais souligne qu’il ne finit jamais ses phrases et semble « coincé à un stade préémotionnel », comme s’il ne s’autorisait pas à ressentir de la colère, du désespoir ou n’importe quelle autre émotion humaine. Il n’y a que lorsqu’il conduit qu’il se laisse aller. Il a vécu de graves traumatismes dans son enfance. Son père, qui le maltraitait, lui enjoignait de serrer les dents face aux difficultés de la vie. Broudy se demande si cela a pu avoir des effets au niveau immunitaire, préparer le terrain pour les maladies environnementales. Mais il en vient à douter du rôle des traumatismes psychologiques lorsqu’il rencontre David Reeves, un personnage haut en couleur. Autrefois new-yorkais, il vit aujourd’hui dans une tente plantée dans le jardin de sa maison, non loin de Snowflake. Son système immunitaire a « pété un câble », dit-il, quand on a traité son appartement contre les punaises de lit. Il ne laisse pas la maladie contrôler sa vie, se réjouit Broudy. Il travaille dans l’édition, écoute Schubert et lit des romans de George Gissing. David n’a pas vécu de traumatismes dans son enfance.

Les médecins spécialistes des maladies environnementales qu’ils rencontrent ou interrogent par téléphone n’écoutent James que d’une oreille et préfèrent disserter sur leurs propres théories. Au fil des consultations, données et hypothèses s’accumulent mais aucune ne paraît satisfaisante. Beaucoup de théories reposent sur l’idée selon ­laquelle la machine cellulaire des malades aurait implosé sous l’assaut des produits chimiques. C’est la métaphore du « tilt » au flipper : la machine se coupe lorsqu’on la secoue trop. Les toxines déclenchent une réponse immunitaire, et elles sont si nombreuses que notre corps ne parvient pas à les éliminer. L’une des thèses avance que ces maladies auraient une origine génétique : un quart d’entre nous ne posséderait pas certains éléments essentiels à la détoxification de l’organisme à cause de la mutation d’un gène particulier, le MTHFR. D’autres incriminent un dérèglement de l’amygdale, et d’autres encore prétendent que « c’est dans la tête ». Chacune de ces ­explications est sans doute en partie vraie, mais aucune ne l’est entièrement, estime Broudy. Ou plutôt, les maladies environnementales relèvent tout autant de la tuberculose que de la neurasthénie. Son analogie préférée : elles sont à la fois une particule et une onde.
Le problème des paradigmes médicaux actuels, explique Broudy, c’est que toute preuve venant remettre en question le dualisme cartésien est systématiquement reléguée au rang d’effet placebo. Selon lui, la biochimie et la psychologie sont les deux faces d’une même médaille : si la sensibilité affecte l’une, elle affectera l’autre. Il critique la méde­cine ­moderne, qui préfère extrapoler les résultats des ­essais cliniques plutôt qu’écouter le témoignage du patient, surtout lorsqu’il s’agit de maladies environnementales. Mais le patient n’est ni un cerveau dans un bocal, ni une souris de laboratoire dans une cage stérile. C’est un être singulier doté d’un corps qui baigne dans une soupe d’éléments chimiques. Et, aujourd’hui, cette soupe contient des dizaines de milliers de nouveaux ingrédients, dont beaucoup sont toxiques pour une partie de l’espèce qui les a fabriqués.
Le voyage s’achève à Santa Monica, en Californie – un endroit où James se sent à peu près bien et où les placebos pullulent. Ils s’arrêtent au Bulletproof Café, un établissement très prisé dont les clients luttent contre les toxines et veillent avec acharnement sur leur ­santé. Dave ­Asprey, le propriétaire, a su exploiter leurs peurs avec brio en leur proposant son « café pare-balles », du café noir addi­tionné de beurre et d’huile. Pour les consommateurs, c’est l’invincibilité assurée. James et Broudy se rendent ensuite chez un dernier médecin, un chirurgien spécialiste du pancréas devenu expert des maladies environnementales (après avoir été lui-même terrassé par une hypersensibilité chimique multiple). L’homme de l’art injecte à James son remède miracle contenant quelque 450 allergènes, lesquels devraient achever de le rendre ­invincible. Entre 80 et 90 % de chances, affirme-t-il. 

— Michele Pridmore-Brown est chercheuse associée au Centre de la science, de la technologie, de la médecine et de la société à l’Université de Californie à Berkeley et rédactrice en chef sciences de la Los Angeles Review of Books.
— Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 29 janvier 2021. Il a été traduit par Lucile Pouthier.

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Au XVIIe, le mal du siècle ne s’appelait pas encore « dépression ». On ne parlait alors que de « mélancolie », et celle-ci avait un chroniqueur attitré, l’essayiste anglais ­Robert Burton, qui avait consacré presque cinquante ans à l’anatomie de ce « mal anglais ». Or la somme qu’il a écrite sur ce sujet a priori pas bien gai constitue non seulement « l’un des documents fondamentaux de la culture européenne », comme l’affirme Dustin Illingworth dans The Paris Review, mais aussi une lecture formidablement réjouissante. L’écrivain Samuel Johnson disait devoir se lever deux heures plus tôt chaque jour pour en lire quelques pages ; Samuel Beckett s’en inspirera ; quant à Borges, certains distinguent l’influence du travail de Burton dans le fond comme dans la forme de presque toutes ses œuvres.
Le titre complet est aussi prolixe que l’ouvrage lui-même : « Anatomie de la mélancolie. Ce qu’elle est, avec tous ses ­aspects, ses causes, ses symptômes, ses pronostics et les différents moyens de la soigner. […] Philosophiquement, médicalement, historiquement abordée et disséquée. » Robert Burton examine en effet cette pandémie ancestrale sous tous les angles, en disséquant des livres allègrement pillés. Il puise à toutes les sources : ouvrages médicaux et anatomiques, auteurs classiques, récits, recueils d’anecdotes, racontars, et on en passe. On le traitera de vulgarisateur, de ventriloque recyclant le savoir d’autrui, de charlatan multidisciplinaire. Pourtant « ce chef-d’œuvre répétitif, bavard et souvent exaspérant est étrangement ensorcelant », écrit Robert McCrum dans The Guardian. À condition, bien entendu, de ne pas le lire de bout en bout mais de le butiner, sachant que chaque page apportera son lot de trouvailles.
Quant aux mélancoliques eux-mêmes, ils pourront tirer un certain bénéfice de la lecture de ce traité. Robert Burton ne prétend pourtant pas régler son compte à l’incompréhensible fléau. « La tour de Babel n’a jamais produit autant de confusion des langues que le chaos de la mélancolie de variétés de symptômes […] qui se manifestent par des actes extrêmes, des contrariétés, des contradictions en infinie variété […]. On ne voit pas deux fois sur deux mille les mêmes symptômes se conjuguer », se lamente-t-il. « Ce trouble complexe et étrangement prémoderne », confirme Michael Edwards dans la revue scientifique Brain, possède une infinité de causes et génère une infinité d’effets. Mais Robert Burton, praticien assidu de toutes les sciences, s’inscrit dans la droite ligne d’Hippocrate et de la sacro-­sainte théorie des quatre humeurs (le sang, chaud et humide ; la lymphe, humide et froide ; la bile jaune, sèche et chaude ; et la bile noire, l’« atrabile » alias la « mélancolie », sèche et froide). En principe, ces humeurs coexistent dans un équilibre stable, mais bien sûr ce n’est jamais le cas.
Jusqu’au XVIIIe siècle, les spécialistes étudieront l’omniscient Robert Burton pour ses suggestions de remèdes ou de thérapies et, surtout, pour sa nomenclature des symptômes mélancoliques, aussi variés qu’étranges : se croire fait de beurre et craindre de fondre au soleil ; se prendre pour une outre en cuir emplie de vent (la mélancolie stimule les flatulences) ; trouver, comme Louis XI, que tout et tous autour de soi empestent.
Les lecteurs moins atteints peuvent se distraire de leur mélancolie tout en apprenant à la contenir, grâce aux conseils d’un irrécusable bon sens que prodigue l’auteur : travailler, pratiquer une activité physique, fuir la solitude, éviter l’autosuggestion et l’amour, jouer aux échecs, écouter de la musique gaie… En même temps, Robert Burton prône une certaine résignation, écrivant que « nul vivant n’est à l’abri de ces dispositions à la mélancolie, nul assez stoïque, assez sage, nul ­assez heureux, assez patient, assez géné­reux, assez pieux et religieux pour s’en défendre. La mélancolie, prise en ce sens, est le propre de l’homme mortel. » Mais, lecteurs, n’abandonnez pas tout espoir. Si la lecture soulage, il existe encore une autre parade dont Burton a vérifié sur lui-même l’efficacité : l’écriture. « J’écris sur la mélancolie pour éviter la mélancolie. […] Quand j’entrepris ce travail, […] mon but était de soulager mon esprit, […] car j’avais le cœur lourd et la tête infectée, une sorte de tumeur dans la tête dont j’étais très désireux de me décharger, et je ne pouvais pas imaginer meilleure façon de le faire. […] Le doigt va chercher le point de la douleur, celui à qui la peau démange, il faut qu’il se gratte. » Autrement dit, Burton est un protopromoteur de la bibliothérapie et surtout de la scriptothérapie [lire « Lire, écrire, se relire », Books n° 113]. C’est sans doute pourquoi, loin de se décou­rager devant l’ampleur et la complexité de son propos, il ne cessera sa vie durant d’enrichir son unique ouvrage – qui, au fil de six éditions, s’épaissira de 350 000 à plus de 500 000 mots. Le résultat final sera à l’image de l’affliction décrite : « un modèle d’incohérence, qui donne autant dans la rigueur que dans l’absurdité, la science que la superstition, l’ascétisme que la sensualité. Burton s’excuse de ses longues digressions pour s’y replonger aussitôt. Il accumule conjectures, preuves, rumeurs, hérésies », écrit encore Dustin Illingworth, qui salue néanmoins « cette méditation encyclopédique et décalée sur les mystères de l’existence ».
Robert Burton est lui-même à l’image de son ouvrage, sérieux et sombre mais aussi sarcastique et rigolard. L’un de ses plus célèbres portraits le dépeint sous les traits d’une sorte de Schtroumpf jaunâtre et sinistre, mais avec une lueur goguenarde dans l’œil et un sourire ambigu façon Joconde. Ce clergyman confiné avec ses bouquins dans ses cellules d’Oxford, célibataire par obligation, aime se tenir les côtes en écoutant du haut d’un pont les engueulades et les obscénités des bateliers, et fréquente aussi certains lieux de perdition. Toute cette ambivalence imprègne les 1 400 pages de son pavé, où – entre quelque 13 000 citations latines et sentences sombres et doctes – viennent inéluctablement se glisser impertinences ou cocasseries, voire une pensée carrément iconoclaste. ­Robert Burton est en fait un vrai successeur de Montaigne, dont l’influence en Angleterre était alors au moins aussi grande qu’en France. Comme Montaigne, il parle de lui pour parler de nous : « Ce que d’autres connaissent par ouï-dire ou par leurs lectures, je l’ai senti et pratiqué personnellement ; leur savoir vient des livres, le mien de ma mélancolie. » Comme Montaigne, Burton se veut un écrivain « délié, simple, sans apprêt » qui, toujours comme Montaigne, cache volontiers ses propos scabreux sous une formule latine. Comme Montaigne encore, il procède « à sauts et à gambades » (soit, dans son cas, à la manière d’un « épagneul qui dans sa course abandonne sa proie pour aboyer après chaque oiseau qui passe »). Enfin, comme le Gascon, il imite les abeilles en pillotant chez les autres, mais le miel final est bien le sien : « Tout est mien, rien n’est mien. Comme une bonne ménagère tisse une pièce de tissu à partir de diverses toisons, […] j’ai à grand-peine ­recueilli ce centon d’auteurs divers […]. La matière est en grande partie leur, et pourtant mienne. […] J’emprunte, je remodèle ce que je prends aux auteurs, […] seule la méthode est mienne. »
Étrange et saugrenu, Robert Burton le restera jusqu’à sa mort, laquelle conjuguera les trois piliers de sa personnalité – mélancolie, cocasserie et amour de la science. Il se serait en effet suicidé en 1640 à la date prédite par les astres, pour conforter la science astrologique. Et il s’offrira même un clin d’œil post mortem en faisant graver sur sa pierre tombale : « La mélancolie est source de vie et de mort. » Un ultime hommage à cette affliction qui lui aura procuré à la fois souffrance, aisance et notoriété. 

— J.-L. M.

Extrait : « Abrégé de la mélancolie par l’auteur »

« Quand je vais rêver solitaire
Aux pensées des choses futures
Et bâtis des châteaux en l’air
Sans crainte et sans amertume,
Livré au plaisir de mes doux fantasmes,
Le temps me semble courir vite.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est plus doux que la mélancolie.
Quand seul, éveillé, je repose,
Recomptant mes actions mauvaises,
Penser devient ma tyrannie,
Peur et tristesse m’envahissent,
Que je m’attarde ou que je parte,
Le temps m’est devenu si lent.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus triste que la mélancolie.
Quand, solitaire, je me souris,
Le temps se passe en gais pensers,
Près d’un ruisseau, ou dans le bois si vert,
Dans ma retraite, invisible, en silence,
Mille plaisirs bénis me viennent,
De bonheur couronnant mon âme.
En comparaison, mes joies sont folie,
Nulle plus douce que la mélancolie.
Quand, assis, couché, marchant seul,
Je suis chagrin, je soupire et je geins,
Sans une forêt sombre ou un vallon aride,
De déplaisirs et d’assauts des Furies.
Mille malheurs au même instant
Mon âme et mon cœur assombrissent.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Nul plus amer que la mélancolie.
Il me semble entendre, il me semble voir,
La douce musique, mélodie magique,
Villes et palais, et cités superbes ;
Par ici, par là, le monde est à moi,
Rares beautés et gentes dames y brillent
De charme ou d’amour divin.
En comparaison, toutes joies sont folie,
Nulle plus douce que la mélancolie.
[…]
Il me semble cajoler, il me semble baiser,
Il me semble embrasser ma mie.
Ô jours bénis, ô douce jouissance,
Je vis mes jours en paradis.
Puissent ces images rester en mes pensées
Puissé-je pour toujours aimer.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est plus doux que la mélancolie.
Quand j’énumère les frayeurs de l’amour,
Mes soupirs, mes larmes et mes veilles,
Mes crises jalouses, ô mon dur destin,
Je me repens, mais il est bien trop tard.
Nul tourment plus cruel que l’amour,
Nul ne fut plus amer à mon âme.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus dur que la mélancolie.
Amis et compagnons, partez,
Je voudrais me retrouver seul.
Il faut à mes pensées, à moi, pour aller bien,
Que nous soyons seuls face à face.
Joyau ni trésor n’en approchent,
Délice et sommet de ma félicité.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est plus doux que la mélancolie.
La peste que la solitude !
Je deviens bête, puis monstre,
Refuse lumière et compagnie,
Car je n’en reçois que douleur.
Le décor change, ma joie s’en va,
La peur, le déplaisir, la tristesse sont là.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus âpre comme mélancolie.
Ma vie vaut celle de tous les rois,
J’en suis ravi : le monde peut-il donner
De joie plus grande que rire et sourire,
Et passer le temps en de si doux loisirs ?
Non, surtout, non, pas d’importun,
Tant j’ai plaisir à voir et à sentir.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est divin comme mélancolie.
Ma vie ne vaut pas celle du pauvre gueux
Que tu sors du cachot ou d’un tas de fumier ;
Douleur incurable, tu m’entraînes en enfer,
Je ne saurais durer dans un tel tourment !
Je suis désespéré, je déteste ma vie,
Donnez-moi une corde, un couteau ;
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus damné comme mélancolie. »

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Certains font remonter les premières traces d’un sentiment religieux à un bout d’ocre gravé trouvé dans une grotte de la côte sud-africaine, datant de 75 000 ans. Mais le premier témoignage indubitable de notre construction d’un monde suprahumain est l’homme-lion du Jura souabe, une figurine en ivoire de mammouth de 29 centimètres, admirablement sculptée, qui remonte à quelque 40 000 ans, soit peu après l’arrivée de Sapiens en Europe et plusieurs milliers d’années avant les peintures de la grotte Chauvet, elles-mêmes fortement empreintes de religiosité, même si l’on peine à les interpréter. Mais les petits groupes de chasseurs-cueilleurs qui ont vécu jusqu’à la fin de la dernière période glaciaire se passaient de dieux au sens où nous l’entendons. Pour cela, il faut attendre l’avènement des grandes civilisations. Le psychologue américain Ara Norenzayan pense que l’invention des dieux a précédé l’émergence de ces civilisations, contribuant à la rendre possible1. La grande exception est sans doute la Chine, non moins religieuse mais qui n’a pas éprouvé le besoin d’imaginer des dieux anthropomorphes. Quoi qu’il en soit, il est clair pour la plupart des spécialistes que le religieux a contribué à sceller la cohésion sociale, favorisant les coopérateurs et sanctionnant les déviants – au risque de renforcer le sentiment communautaire au point d’encourager la guerre.
La religion a continué à jouer ce rôle pendant la totalité des temps historiques, jusqu’au fameux « désenchantement du monde » identifié par Max Weber. Depuis le milieu du XIXe siècle, en phase avec les progrès de la révolution industrielle, le monde occidental s’est progressivement sécularisé. La dynamique atteint aujourd’hui les jeunes en Iran et dans le monde arabe. La religion a-t-elle pour autant dit son dernier mot ? C’est loin d’être clair. Le sociologue américain Peter L. Berger croit pouvoir déceler un mouvement de « désécularisation »2. Témoin l’essor spectaculaire du christianisme évangélique, à ses yeux « la religion la plus moderne et plurielle du monde ». Ses effectifs seraient passés en dix ans de 500 à 665 millions de fidèles. Un peu partout, les fondamentalismes recrutent. Il faut aussi, et peut-être surtout, prendre en compte la religiosité qui imprègne les idéologies séculières. Après le communisme soviétique, voici l’écologisme, ou encore le transhumanisme. Ce qui caractérise ces doctrines, c’est une eschatologie d’un homme en devenir et appelé à se transcender, au nom d’une nouvelle conception du bien et du mal – sans pour autant rompre avec des formes de religiosité très anciennes. L’écologisme renoue avec le mythe chrétien de l’Apocalypse ; le transhumanisme, d’une certaine manière, remet au goût du jour l’homme-lion du paléo­lithique. La coloration religieuse du régime totalitaire instauré par Xi Jinping est aussi un exemple à méditer. L’homme reste un animal religieux. Dans sa Sociologie du communisme (Gallimard, 1949), Jules Monnerot se demandait « ce que vont devenir les ferveurs à nouveau disponibles »3. La question n’a rien perdu de son acuité. 

Olivier Postel-Vinay

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En juin 2014, la bibliothèque Houghton de l’université Harvard annonçait que des tests de spectrométrie de masse réalisés sur son exemplaire de Des ­destinées de l’âme, une méditation sur l’âme du roman­cier et poète français Arsène Houssaye datant du milieu des années 1880, indiquaient qu’il était « sans aucun doute relié en peau humaine ». Ce livre, conservé par la bibliothèque Houghton depuis 1934, est l’un des trois ouvrages des fonds bibliothécaires de Harvard à avoir été testés ; les deux autres se sont révélés être reliés en peau de mouton. « Si, du fait de sa constitution inhabituelle, voire sordide, ce livre est ­devenu un objet de curiosité très apprécié, notamment des étudiants de premier cycle, il montre aussi que de telles pratiques étaient à une époque ­jugées acceptables », concluait le communiqué de presse de Harvard.
Mais conserver et exposer cet objet au XXIe siècle n’est pas une mince affaire. À qui appartenait la peau utilisée, quelle histoire cache-t-elle ? Il se trouve qu’Arsène Houssaye avait offert un exemplaire de son livre à son ami Ludovic Bouland, un éminent médecin strasbourgeois, qui conservait dans sa collection privée un morceau de peau prélevé sur le dos d’une femme. Bouland savait qu’Houssaye avait écrit cet ouvrage alors qu’il pleurait la mort de son épouse, aussi a-t-il jugé que ce type de reliure était de circonstance – « Un livre sur l’âme humaine méritait bien qu’on lui donnât un vêtement humain. » Bouland avait joint une note précisant : « Ce livre est relié en peau ­humaine parcheminée, c’est pour lui laisser tout son cachet qu’à dessein on n’y a point appliqué d’ornement. » Mais le geste de Bouland, si compatissant fût-il envers Houssaye, ­cachait en réalité une histoire peu glorieuse : la peau avait été prélevée sur la dépouille d’une patiente atteinte de maladie mentale, morte à l’asile. Le communiqué de la bibliothèque Houghton, qui ne faisait pas référence à la façon dont la peau avait été obtenue, a soulevé une vague d’indignation. « Cette reliure est une honte, elle témoigne d’une époque macabre où la dignité des malades mentaux était constamment bafouée », a réagi un commentateur sur le site Internet de l’université. « Et si vous détenez aussi des abat-jour en peau humaine fabriqués par les nazis, débarrassez-vous-en illico ! », exigeait un autre.
La première fois que ­Megan Rosenbloom a eu affaire à un livre relié en peau humaine – le terme technique est « bibliopégie anthropodermique » –, c’était au Mütter Museum, à Philadelphie. Celui-ci abrite une collection consacrée à l’histoire de la médecine, ­fameuse pour ses spectaculaires et parfois cocasses curiosités anatomiques. Rosenbloom s’y rendait « avec un ­mélange de fascination avide et de froide sérénité face à la mort ». Au fil de sa carrière de bibliothécaire médicale, avec une double spécialisation en histoire de la médecine et en livres rares, son attirance pour ces objets mystérieux et hautement symboliques n’a cessé de croître. Les ouvrages anthropodermiques, a-t-elle découvert, s’inscrivent dans une longue tradition très différente de celle que les légendes urbaines et la culture populaire laissent présager.
Bien qu’ils apparaissent régulièrement dans des films d’horreur comme Evil Dead1, ces livres ne sont ni des grimoires médiévaux, ni des ouvrages d’occultisme. Ils ne sont pas non plus des trophées confectionnés par des tueurs en série ni des vestiges macabres de l’époque nazie. Contrairement à ce que prétendent les rumeurs qui circulent au sujet d’objets en peau humaine provenant du camp de Buchenwald, tous les livres (et abat-jour) suspects qui ont été analysés se sont révélés être des contrefaçons en peau animale. Les ­exemplaires ­authentiques passent en général inaperçus : ils ressemblent, au regard et au toucher, aux livres reliés en cuir et présentent rarement des inscriptions ou des motifs gothiques. L’histoire racontée par Megan Rosenbloom dans Dark Archives est moins sensationnelle et plus ambiguë que les légendes qui entourent ces objets, même si elle comporte aussi des monstres.
La première question que soulève l’histoire des ouvrages anthropodermiques est celle de leur authentification. Il existe une abondante littérature sur le sujet – en 1932, l’universitaire et bibliophile Walter Hart Blumenthal publiait déjà une étude intitulée « Livres reliés en peau humaine » dans la revue American Book Collector. Hélas, de nombreux bibliophiles se sont montrés peu scrupuleux, préférant colporter des légendes plutôt que les faits. Vendeurs comme collectionneurs tirent profit de la rareté et du caractère tabou de ce type d’ouvrages. Ceux-ci se vendent en général en catimini au sein d’un petit cercle de spécialistes, à des prix non divulgués mais suffisamment élevés pour stimuler une abondante production de faux – typiquement des reliures en peau de veau ou de porc, la plus voisine en apparence de l’épiderme humain. Certains experts prétendent pouvoir les authentifier en comptant les pores de la peau ou en examinant la profondeur des follicules, mais la plupart reconnaissent qu’il n’existe pas de signes distinctifs repé­rables à l’œil nu.
Avec deux chimistes et le conservateur du Mütter Museum, Rosenbloom a lancé l’Anthropodermic Book Project (« Projet du livre anthropodermique »), qui consiste à analyser des prélèvements faits sur des reliures en cuir ou des parchemins à l’aide de la technique de l’empreinte de masse peptidique (PMF)2. On retrouve le marqueur protéique de la peau humaine chez d’autres primates : les gorilles, les chimpanzés et les orangs-outans. Mais, dans le cas des ongulés (mammifères à ­sabots), un marqueur permet de distinguer le cuir de vache, de mouton et de chèvre. L’analyse PMF donne de meilleurs résultats sur le parchemin – de la peau animale étirée et séchée – que sur le cuir, qui est tanné pour mieux résister à la pourriture, à l’humidité et à la chaleur. Avant l’avènement des méthodes indus­trielles modernes, le tannage était un processus malodorant au cours ­duquel on faisait macérer les peaux dans un ­mélange d’excréments et d’urine d’origine animale afin de dissoudre les ­résidus de graisse et de sang, opération qui rend le marqueur protéique de l’épiderme originel plus ­difficile à identifier.
En mars 2020, le nombre de livres en peau humaine authentifiés par l’Anthropodermic Book Project s’élevait à 18, sur un total de 31 ouvrages analysés. Les progrès sont lents. Vendeurs et collectionneurs privés préfèrent souvent laisser planer le doute plutôt que de courir le risque de dévaluer leurs livres en cas de résultat négatif. Quant aux bibliothèques, elles redoutent le tollé qu’une identification positive pourrait susciter. En 2008, Stanley Cushing, conservateur à la Boston Athenæum – une bibliothèque fondée en 1807 –, a accepté de promouvoir son établissement en présentant un ouvrage anthropodermique dans l’émission télévisée « Mystères au musée ». Mais, quand le programme s’est retrouvé sur Netflix, il s’en est finalement mordu les doigts. « Nous n’avons pas vraiment envie d’être connus à cause de tel ou tel objet inquiétant que nous possédons, a-t-il expliqué à Megan Rosenbloom. À Halloween, des gens viennent à la bibliothèque pour voir le livre… De grâce, ce n’est pas franchement notre style ! »

À l’heure actuelle, la liste des livres à analyser comporte encore une vingtaine de candidats et ne cesse de s’allonger. À la fin de Dark Archives, Rosenbloom raconte s’être rendue à Paris, où elle a découvert que l’exemplaire d’Arsène Houssaye s’inscrit dans une tradition française plus extravagante et probablement plus riche que celle du monde anglo­phone. Elle est tombée sur des photos de reliures comportant des tétons ­humains, des tatouages. « J’étais estomaquée, écrit-elle. Je n’avais encore jamais vu de livres reliés avec de la peau dont l’origine était si manifestement humaine. » Elle avait certes entendu des rumeurs – au sujet, par exemple, d’un scandaleux exemplaire anthropodermique de Justine et Juliette, du marquis de Sade –, mais elle les avait écartées comme autant de fantasmagories décadentes.
« On en sait si peu sur ces objets macabres. Les seules mentions qui en sont faites dans la littérature universitaire sont anciennes et constituées davantage de ragots que de faits établis », écrit-elle au début de son étude. Curieusement, elle ne fait pas référence à un projet mené parallèlement au sien à l’université Paris-­Nanterre : en 2017, l’archéologue Jennifer Kerner a établi une bibliographie de 136 livres présumés anthropodermiques. La plupart d’entre eux se trouvent dans des collections privées et très peu ont été testés. D’ailleurs, Jennifer Kerner est assez sceptique quant à l’analyse PMF, notamment sur le cuir tanné, pour lequel les résultats obtenus sont parfois incohérents. Elle juge qu’une authentification vraiment fiable requiert l’établissement d’un profil génétique complet à partir d’un échantillon prélevé sous la surface de la peau – procédé bien plus coûteux et invasif puisqu’il implique de creuser dans la couverture du livre. Toutefois, la longue liste de candidats plausibles établie par Jennifer Kerner révèle une histoire qui, pour l’essentiel, correspond à celle que décrit Megan Rosenbloom, voire la prolonge.
Il semble que ce soit à Paris que le phénomène ait pris corps. Une légende tenace raconte que pendant la Terreur (1793-1794), les cadavres étaient transportés de la guillotine vers une tannerie de peaux humaines établie hors de la ville, dans le château de Meudon. Les généraux républicains, a-t-on affirmé, aimaient se pavaner en ­culotte de peau humaine. Et les invités d’un bal révolutionnaire orga­nisé dans un cimetière se seraient vu offrir des exemplaires anthropodermiques des Droits de l’homme de Thomas Paine. Ces anecdotes, propagées par des sources catholiques et royalistes, figurent dans de nombreux ouvrages sur l’histoire de la reliure, bien que les historiens contemporains n’en aient jamais trouvé de preuves. Elles ­témoignent toutefois d’un tournant majeur dans l’histoire de la médecine, dont une des conséquences fut l’apparition de la mode des livres ­reliés en peau humaine.
Après l’instauration de la répu­blique, la profession médicale devint pour la première fois une importante composante de l’État. Le soin des malades, jusque-là dévolu aux institutions caritatives de l’Église, fut pris en charge par les hôpitaux publics, où les futurs médecins apprenaient l’anatomie en assistant à des autopsies ou en disséquant des malades décédés. Comme l’écrit Michel Foucault dans Naissance de la clinique (1963), cette nouvelle génération de praticiens est formée à observer les troubles patho­logiques de façon distanciée et à déve­lopper un « regard médical » qui fait du patient un simple objet d’étude. La sacralisation qui entourait jadis les corps morts a été remplacée par un ethos laïc et technique qui dissocie autant que possible la dépouille de la personne qu’elle a été. Dans ce nouveau contexte, les spécimens anatomiques deviennent des marqueurs de statut au sein de la profession médicale, car seuls ses membres les plus ­anciens et les plus éminents peuvent s’en procurer aisément.
Dans une section consacrée aux archives américaines, Megan Rosenbloom revient sur l’un des rares cas de bibliopégie anthropodermique où des preuves documentaires ont permis de relier le cadavre à la personne. À la fin des années 1880, le docteur John Stockton Hough, interne à l’hôpital général de Philadelphie, avait relié trois de ses livres fétiches sur la santé et la reproduction féminine avec la peau qu’il avait prélevée en 1869 sur la cuisse d’une patiente durant une autopsie avant d’envoyer le reste du corps à la fosse commune. Les exemplaires contenaient des notes manuscrites précisant que le cuir avait été tanné en 1869 par « JSH » en personne. Des indications sur la provenance de la peau, une patiente du nom de « Mary L. », ont permis en 2015 à Beth Lander, une bibliothécaire du Collège des médecins de Philadelphie, d’établir qu’elle appartenait à Mary Lynch, une veuve irlandaise morte à 28 ans de la tuberculose à l’hôpital, en janvier 1869.
La plupart des ouvrages authentiquement anthropodermiques tels que celui du docteur Hough sont le fruit d’une sordide collusion entre deux activités fort respectables au XIXe siècle : la méde­cine et la bibliophilie. Les praticiens disposaient pour leurs expériences d’un nombre sans précédent de cadavres, et c’était par ailleurs un âge d’or pour la reliure. Les livres étaient encore couramment vendus sous forme de blocs de pages assemblées par des points de colle et de couture, mais sans couverture. Les collectionneurs faisaient relier leurs exemplaires sur mesure : ils personnalisaient leur cuir en le faisant estampiller ou embosser ; ils compilaient une sélection de textes courts ou de livrets en un seul volume.
La bibliophilie était très en vogue chez les médecins. C’était un signe de richesse et de raffinement au sein d’une profession en pleine ascen­sion. Le cas de Hough est resté célèbre, mais il n’a rien d’exceptionnel. Hough parcourait l’Europe pour déni­cher des livres de médecine anciens et appar­tenait au Grolier Club de New York, première ­société biblio­phile privée des États-Unis. On estime que sa bibliothèque, en 1880, comptait quelque 8 000 ouvrages – les trois volumes reliés avec la peau de Mary Lynch ont pu s’insérer discrètement parmi les nombreux dos en cuir alignés sur les rayonnages.
Dans l’Angleterre du début du xixe siècle, l’engouement pour la reliure en peau humaine, que Rosenbloom qualifie de « murderabilia »3, s’est répandu au-delà du milieu raffiné des médecins bibliophiles. Les pendaisons publiques de meurtriers célèbres étaient généralement suivies de leur autopsie devant l’assistance – ultime humiliation –, générant parfois d’indécentes bagarres pour se procurer des reliques du cadavre tout juste écorché. En 1827, par exemple, les journaux britanniques avaient été obnubilés par l’affaire William Corder, dite du « meurtre de la grange rouge ». Corder avait tiré sur sa maîtresse avant de la poignarder et de l’enterrer dans une grange. Il avait ensuite quitté la campagne du Suffolk pour entamer une nouvelle vie à Londres. Après son exécution, 5 000 personnes défilèrent pour contempler son cadavre, qui fut disséqué le lendemain. On relia ses membres à une batterie galvanique afin d’observer la contraction des muscles post mortem, on préleva des lambeaux de peau, on fabri­qua un masque mortuaire. Une pièce de cuir confectionnée avec la peau de son crâne est exposée au Moyse’s Hall Museum de Bury St. Edmunds, une ville du Suffolk. On peut aussi y voir une copie des minutes du procès reliée avec la peau tannée de Corder.
Cette mode prit fin l’année suivante, à la suite des meurtres commis à Édim­bourg par deux pilleurs de tombes, William Burke et William Hare – l’affaire criminelle la plus sensationnelle de l’époque. Burke et Hare fournissaient en cadavres l’éminent anatomiste écossais Robert Knox pour les très prisés cours d’anatomie qu’il dispensait à l’Université d’Édimbourg deux fois par jour. En décembre 1828, ils furent jugés et condamnés pour avoir tué seize des personnes dont ils avaient vendu les dépouilles. L’affaire entraîna le vote de la loi sur l’anatomie de 1832, qui réglementait l’approvisionnement en cadavres pour l’enseignement médical et mettait fin à la dissection des criminels exécutés. Un livre supposément relié avec la peau de William Burke est aujourd’hui ­conservé au Surgeons’ Hall Museum d’Édimbourg. Chose inhabituelle, une estampille en lettres d’or précise la nature de l’ouvrage (« Livre de poche en peau de ­Burke »), et la date de l’exécution est inscrite sur le dos. Ce volume figure en tête de la liste des exemplaires que Rosenbloom aimerait soumettre à l’analyse PMF.
Dans le sillage de la loi britannique sur l’anatomie, des mesures juridiques similaires ont été adoptées aux États-Unis, État par État, pour encadrer la dissection. Elles ont eu pour effet de limi­ter l’approvisionnement des médecins et chirurgiens en peau humaine et donc de réduire l’offre de livres anthropodermiques, au grand dam des bibliophiles de ces deux professions. Un marché plus diver­sifié semble toutefois s’être maintenu en France, note Holbrook Jackson dans son ouvrage de référence « L’anatomie de la bibliomanie »4. Un phénomène qu’il qualifie de « dandysme bibliopégique » : les matériaux rares et exotiques étaient particulièrement appréciés des collectionneurs, qui reliaient leurs volumes les plus précieux avec de la soie de Perse ou de Chine, de l’ivoire, de la peau de ­python, de requin, de crocodile, de morse, de varan – et, à l’occasion, d’êtres humains.

La vingtaine de livres reliés en peau humaine identifiés par Jennifer Kerner sont essentiellement des ouvrages à thématique sexuelle – des traités médicaux sur la perversion jusqu’à la poésie érotique – qui circulaient parmi les collectionneurs de littérature interdite ou pornographique. Les amateurs semblaient préférer la peau féminine, celle des seins ou des cuisses en général, et poussaient parfois le vice jusqu’à agrémenter leurs ouvrages de tétons ou de tatouages. La plupart de ces livres se trouvent dans des collections privées, et les vendeurs français n’ont aucun intérêt à les faire analyser : s’ils s’avéraient authentiques, leur détention contreviendrait à la loi française interdisant la vente de restes humains. Du reste, Megan Rosenbloom et Jennifer Kerner ne mentionnent pas le moindre cas de poursuite judiciaire liée à la bibliopégie anthropodermique. L’équipe de Rosenbloom a toutefois réussi à confirmer qu’une édition française de 1892 du Scarabée d’or d’Edgar Allan Poe, ornée d’un crâne, était bel et bien reliée en peau humaine.
La liste de Jennifer Kerner s’étend jusqu’au début du XXe siècle, mais ni elle ni Megan Rosenbloom n’ont pu trouver de livres anthropodermiques datant de l’après-guerre. Depuis les années 1950, les écoles d’anatomie sont soumises à une réglementation plus stricte, et le principe du consentement médical, formulé dans le Code de Nuremberg, est désormais inscrit dans le droit inter­national. Les artefacts en peau humaine occupent aujourd­’hui une zone grise du point de vue de la loi comme de la morale. Les restes humains ont un statut juridique ambigu : ils ne constituent ni une personne ni un bien ; ils ne possèdent aucun droit, mais la légalité de leur commerce ou de leur possession est discutable. C’est ce qu’ont démontré les controverses qui ont éclaté dans les années 2000 au ­sujet de l’exposition itinérante « Body Worlds », qui exhibait des cadavres ­humains (conservés grâce à une technique appe­lée plastination) et que l’on soupçonnait d’inclure des parties du corps de condamnés à mort. Les lois sur les restes humains portent essentiellement sur les cadavres et les squelettes entiers, mais pas, comme le stipule la loi britannique, sur les œuvres d’art ou les objets comprenant des éléments anatomiques transformés « par l’exercice d’un savoir-faire ». La même distinction se retrouve fréquemment au cœur des débats sur la restitution d’arte­facts tribaux exposés dans des musées.
Quand Rosenbloom interroge ­Simon Chaplin – à l’époque directeur de la Wellcome Library à Londres, qui abrite la collection d’objets ayant trait à la méde­cine de Henry Wellcome, ­ainsi que des livres anthropodermiques et de la peau tatouée –, celui-ci insiste sur « l’importance de prendre en compte le contexte de l’acquisition, l’Histoire et les circonstances ­actuelles ». Les spécimens anatomiques ont été achetés et utilisés à des fins pédagogiques ; les livres en peau ­humaine, eux, ont été confectionnés, collectionnés et échangés pour toutes sortes de raisons. D’autres conservateurs sont plus dogmatiques. Paul Needham, alors responsable de la bibliothèque Scheide de Princeton, qualifie sans détour l’exemplaire de Des destinées de l’âme détenu par Harvard de « viol post mortem », d’atteinte à l’intégrité physique d’une morte. Le devoir de conservation d’une bibliothèque, estime-t-il, ne concerne pas les reliures des livres : si celles-ci sont abjectes, on peut légitimement les retirer et les détruire.
Au fil de son récit, Megan Rosenbloom s’interroge sur ses propres motivations. Son étude s’apparente d’abord à une plongée au cœur de l’étrange et de l’interdit : le lecteur est exalté par la quête de livres macabres et légendaires, il éprouve un frisson au moment où leur provenance est scientifiquement certifiée. Mais, à mesure que les histoires de ces ouvrages se déploient, on accorde de plus en plus d’importance à celles et ceux dont la peau a servi à les fabriquer. On ne peut qu’être saisi par la contradiction existant entre ces objets rares, fabuleux et coûteux et le mépris de la vie humaine qu’ils incarnent.

Megan Rosenbloom se décrit comme quelqu’un ayant « une approche positive de la mort » et invite à se déprendre du tabou qui l’entoure. Elle précise avoir été catholique avant de perdre la foi, ce qui explique sa fascination pour les reliques humaines et leur puissance à la fois sacrée et esthétique. Le défi qu’elle s’est lancé consiste à satisfaire une curiosité morbide avouée tout en rendant justice aux malheureux qui ont fini en couvertures de livres. L’une des histoires les plus édifiantes qu’elle raconte est celle de George Walton, un bandit de grand chemin mort de la ­tuberculose dans une prison du Massachusetts en 1837. Quelques jours avant de rendre son dernier soupir, Walton avait demandé au médecin de l’établissement pénitentiaire de prélever après sa mort de la peau de son dos, qui serait ensuite confiée à une tannerie locale puis à un relieur pour en faire une couverture en cuir doré à chaud. Le texte ainsi relié n’était autre que le récit de sa vie et de ses crimes. Walton l’avait dicté à un gardien de prison bienveillant qui l’avait assisté dans sa conversion au christianisme. « Walton était privé de liberté, mais ça ne l’a pas empêché de décider de ce qu’il adviendrait de son corps après sa mort », résume Rosenbloom. Une analyse PMF du livre, aujourd’hui conservé à la Boston Athenæum, a permis de confirmer que la reliure était bien d’origine humaine.
Pour Jennifer Kerner, c’est l’un des huit cas recensés de livres anthropodermiques fabriqués à partir de donneurs volontaires – et apparemment le seul à contenir les mots de la personne à qui la peau appartenait. L’histoire de George Walton invite à se garder de tout jugement hâtif et pose une question spécifique : est-ce le fait de relier des livres avec de la peau humaine qui est immoral ou bien le fait que la peau en question ait été prélevée sur quelqu’un sans son consentement ?
L’ultime geste de Walton incite Megan Rosenbloom à réfléchir au sort post mortem de son propre corps. Elle aimerait le donner à la science pour qu’il soit disséqué, mais les critères requis sont plus exigeants que pour le don d’organes. D’ailleurs, les deux s’excluent mutuellement : les corps servant aux études anatomiques doivent avoir tous leurs organes intacts. Or le don d’organes sauve des vies tandis que la dissection n’offre aux vivants qu’un bénéfice indirect. Elle raconte s’être mêlée à un groupe d’étudiants en médecine pour observer leur premier face-à-face avec des macchabées : après s’être habituée aux vapeurs de formaldéhyde, elle a été frappée de constater la vitesse avec laquelle les étudiants adoptaient le fameux « regard médical », qui permet de considérer un corps humain comme une source d’apprentissage.
Rosenbloom s’interroge également sur la possibilité de préserver son tatouage, un élégant dessin adapté d’un ex-libris utilisé par la bibliothèque d’Histoire médicale de Philadelphie. Il s’avère qu’il existe des organisations dont c’est justement le cœur de métier, comme la Fondation pour l’art et la science du ­tatouage, à Amsterdam, qui propose un service de tannage et de conservation – « la pratique moderne se rapprochant le plus de la bibliopégie anthropodermique historique », estime Rosenbloom. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les peaux tatouées étaient courtisées par les ethnologues, les criminologues et les collectionneurs d’artefacts liés à la médecine. Elles circulaient dans le cadre d’un marché qui chevauchait celui des reliures en peau humaine.
La plus fameuse collection de ­tatouages se trouve dans les archives du Science Museum de Londres : il s’agit de 300 spécimens achetés à un médecin parisien par l’agent de Henry Wellcome en 1929. « Peaux de marins, de soldats, de meurtriers et de criminels de toutes nationalités », étaient-ils étiquetés. C’est à tort que Megan Rosenbloom les décrit comme « des échantillons de tatouages humides flottant dans des bocaux », alors qu’il s’agit de sections de peau ayant été préalablement séchée et traitée, dont deux étaient jusqu’à une date récente exposées au sein de la Wellcome Collection. Gemma Angel, une universitaire britannique, s’est intéressée de près à l’histoire de ces objets. Dans un article sur la déshumanisation des corps par les collectionneurs, elle pointe qu’en matière de tatouage les sujets peuvent être considérés eux aussi comme des collectionneurs – de souvenirs de voyage ou de signes secrets d’appartenance. Ceux-ci se retrouvent « ironiquement liés » à leurs acheteurs posthumes, écrit-elle, « par leur attachement mutuel à une inscription ».
L’ironie est toujours d’actualité. Comme l’a découvert Megan Rosenbloom, un tatouage légué aux conservateurs d’Amsterdam devient la propriété de leur fondation et peut être utilisé comme bon leur semble à des fins artistiques ou pédagogiques. L’anthro­podermie ­moderne marque un progrès en ce qu’elle implique désormais le consentement des donateurs et le ­respect de certaines procédures, mais des aspects juridiques demeurent ambigus : le consentement n’a pas toujours force de loi, et ce qui arrivera à votre corps dépend en grande partie de l’endroit où il sera pris en charge. Donner son corps à la science ne résout évidemment pas l’opposition entre curio­sité morbide et injustices historiques liées à l’anthro­podermie. Reste qu’il est possible de devenir soi-même l’objet de ce genre d’études. 

— Mike Jay est un historien britannique, auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux sciences, aux drogues et à la folie. — Cet article est paru dans The New York Review of Books le 5 novembre 2020. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

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La réouverture des musées n’est pas seulement l’occasion de renouer avec un plaisir évanoui depuis l’offensive de Mme Pandémie. Certains lieux culturels en ayant profité pour se refaire une beauté, nous pouvons désormais véri­fier in vivo par quel nouveau tour de vis auront progressé à la fois l’esprit de faiblesse et le tropisme démagogique attaché à un néomonde de plus en plus posthistorique. On se souvient du ­renoncement du Louvre à numéroter en chiffres romains les siècles inscrits sur les cartels des œuvres au prétexte que les visiteurs étrangers n’y comprenaient rien et qu’il fallait penser aux « publics en situation de handicap psychique et mental ». Les responsables du grand musée parisien juraient alors haut et fort que cela ne concernerait pas les noms des rois, reines et papes. Or cette restriction a été allégrement jetée aux orties par le musée Carnavalet, qui, venant de faire peau neuve, ne se contente pas de doubler les cartels en simplifiant ceux des adultes à destination des enfants, mais écrit pour tous « Louis 14 » au lieu de « Louis XIV ». Un usage aussi ridicule que si L’Équipe se mettait à écrire « le 15 de France ».
Cette décision carnavalesque nous a, à juste titre, valu les lazzis à la une de trois quotidiens italiens. Ainsi, « le Louvre a commencé, le musée Carnavalet suit », s’est désolé Il Foglio, tandis que son confrère, Il Messaggero, dénonçait « une décision stupide et populiste ». Quant au Corriere della Sera, son sous-directeur, Massimo Gramellini, s’est montré plus éloquent : « Cette histoire de chiffres romains illustre parfaitement la catastrophe culturelle en cours : d’abord on cesse d’enseigner les choses, puis on les élimine pour que ceux qui les ignorent ne se sentent pas mal à l’aise. » « Les obstacles servent à apprendre à sauter », ajoute-t-il judicieusement.
On ne saurait mieux évoquer la démission pédagogique et, au fond, l’ignorance du désir des enfants, dont il est de noto­riété publique (demandez à n’importe quel prof d’histoire enseignant en ville ou en banlieue) que l’apprentissage de la numérotation romaine s’apparente pour eux à un jeu. Et d’autant plus jouissif qu’il leur permettra de faire la nique à leurs parents décervelés par leur iPhone. Or, si ce nivellement par le bas rappelle les arguments de mauvaise foi avancés naguère pour évacuer le grec ancien et le latin, supposés être élitistes et discriminants – moyennant quoi les jeunes générations sont privées de leur héritage culturel, de nombreuses connaissances ainsi que de la possibi­lité de mieux comprendre leur langue ou d’en apprendre d’autres –, il est légitime de rapprocher cette nouvelle datation en chiffres arabes des nouvelles abréviations désignant les années antérieures et postérieures à l’année supposée de la naissance de Jésus Christ : je veux parler des « av. J.-C. » et « ap. J.-C. » remplacés par « AEC » (« avant l’ère commune ») et « EC » (« ère commune »), lesquels sont dérivés de l’anglais « before common era » et « common era » puisque ce sont les Britanniques qui introduisirent ce jargon dans leurs cours de culture religieuse dès 2017 afin de ne pas offenser les « non-chrétiens ». Et l’usage de ces abominables sigles se répand dans certains musées français, où l’on trouve même les mentions « av. n. è. » (« avant notre ère ») et « de n. è. » (« de notre ère »), tandis que l’École des hautes études en sciences sociales pousse le vice jusqu’à user dans ses publications de la formule « av. è. c. » (« avant l’ère chrétienne »).
Résultat des courses ? Alors que les anciennes locutions, universelles, avaient perdu tout contenu religieux en laissant néanmoins subsister à travers leurs lettres une forme d’incarnation, les nouvelles, sous couvert de neutralité multiculturelle et à l’instar des normes de l’écriture inclu­sive, suintent expressément l’idéologie. Elles me font penser à Léon Bloy, qui, évoquant le « génie de l’abolition » de son siècle, disait de ce dernier qu’il avait « l’insolence d’un fils de laquais devenu grand seigneur par substitution, et qui se donne des airs de mépriser ses anciens maîtres ». 

— Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le prix de la Critique de l’Académie française.

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Mettons tout sur la table ! Finis­sons­-en avec les secrets, les fourberies, les ruses, les cachotteries, les manipulations, les dissimulations et les coups fourrés. « La lumière du soleil est le meilleur désinfectant », disait Louis Brandeis, juge à la Cour suprême des États-Unis – un slogan parmi beaucoup d’autres visant à glorifier les vertus de la transparence.
L’idée semble aller de soi, à tel point qu’on imagine mal comment on pourrait s’y opposer. Qui voudrait moins de transparence ? De fait, la transparence est quasiment devenue synonyme de ­démocratie : un peuple libre est un peuple éclairé et correctement informé, donc plus il aura d’informations brutes à sa disposition, mieux il sera en ­mesure de se déterminer. L’inverse de la trans­parence n’est-il pas l’opacité, là où se jouent les conflits ­d’intérêts, où se nouent les liens d’influence, où se manu­facture la ­propagande et où fermente la corruption ?
Hélas, les séductions de la transparence ne sont attirantes qu’en surface. Elles trahissent un phénomène que le philosophe Karl Popper, dans ses Conjectures et réfutations1, appelait la « doctrine de la vérité manifeste ». Il s’agit de la « vision optimiste selon laquelle la vérité, si elle était mise toute nue devant nous, serait immédiatement reconnaissable comme telle ». En conséquence, si la vérité nous est inconnue, c’est qu’elle nous est cachée, et, si nous la voyons mais pas les autres, c’est qu’ils sont tous aveugles, pervers ou corrompus. Les appels contemporains à la transparence participent souvent de cette illusion. On met à la disposition du public, soit délibérément, soit par « fuites », d’énormes masses de documents, qu’ils soient confidentiels ou pas, et on se satisfait de ces déballages comme d’un triomphe civilisationnel. Voici enfin la vérité, manifeste, sous nos yeux !
Mais la vérité n’est justement pas mani­feste. Parmi les milliards de documents « révélés » par WikiLeaks depuis 2006, par exemple, il reste encore à démêler ceux qui n’ont aucun intérêt, ceux qui étaient faux dès le départ, ceux qui deman­deraient une expertise pointue pour être interprétés correctement, ceux qui sont destinés à rester vagues et ambi­gus, ceux qui sont incom­plets, ceux qui n’auraient de sens qu’à la lumière d’autres informations indis­ponibles, etc. Mais qu’importe, puisque l’effet principal de la transparence à tout prix, via la doctrine de la vérité manifeste, est de créer l’illusion supplémentaire de la découverte.
Quels ont été les principaux effets de la publication des 26 volumes de la commission Warren réunissant les éléments d’enquête sur l’assassinat de ­J. F. Ken­nedy ? À quoi a servi la publi­cation du certificat de naissance de Barack Obama ? Où a mené la divulgation des courriels de chercheurs en climatologie, connue sous le nom de « Climategate » ? Qu’est-il sorti de la fuite des mails du directeur de campagne d’Hillary Clinton ? Et, plus récemment, qu’a-t-on conclu de l’obtention, par des médias comme BuzzFeed News et The Washington Post, de plus de 3 000 pages de mails du docteur Fauci, le monsieur Covid des États-Unis ?
Dans chacun de ces cas, la vérité n’étant manifestement pas assez manifeste, d’intrépides investigateurs se sont acharnés à « découvrir » exactement ce qui ne s’y trouvait pas. Avec très peu d’imagination mais beaucoup de mauvaise foi, on peut faire dire ce que l’on veut à des docu­ments qui ne nous sont pas adressés et que nous ne comprenons pas. C’est là tout le problème : la transparence à elle seule ne peut se substituer à la confiance. Sans celle-ci, chaque infor­mation « révé­lée » n’est que matière à nourrir des suspicions supplémentaires, et, loin de constituer un remède à la désinformation, la transparence, trop souvent, n’en est que le carburant. 

— Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).

[post_title] => Le mythe de la transparence [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-mythe-de-la-transparence [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:19:39 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:19:39 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108510 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Les auteurs d’un guide de lecture pour le grand public demandèrent un jour à l’économiste américano-canadien John Kenneth Galbraith quels étaient à son avis les trois livres les plus importants dans sa discipline. Énumérant les titres par ordre chronologique, il répondit : La Richesse des nations, d’Adam Smith, Théorie de la classe de loisir, de Thorstein Veblen, et Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, de John Maynard Keynes. La plupart de ses confrères auraient certainement mentionné les premier et troisième livres, considérés comme fondateurs de la science économique. Très peu d’entre eux auraient fait référence à celui de Veblen1. Lors de sa parution, en 1899, cet ouvrage, qui demeure de loin son œuvre la plus connue, a été accueilli et salué, par exemple par l’écrivain William Dean Howells, non comme un traité d’économie, mais comme un livre de critique sociale de nature littéraire offrant, sur un ton satirique et polémique, un portrait cruel et drôle de la haute bourgeoisie américaine, un peu dans l’esprit des romans de Henry James et d’Edith Wharton. Veblen, il est vrai, n’a jamais conféré à ses idées la forme de théories rigoureuses susceptibles d’être testées. L’utilisation qu’il fait des données empiriques n’est ni quantitative ni systématique. Ses observations peuvent sembler impressionnistes et anecdotiques. Et les thèses qu’il défend s’appuient sur des considérations historiques, anthropologiques et philosophiques étrangères à la pensée économique sous sa forme courante.
En raison de sa personnalité excentrique, de ses propos volontiers iconoclastes et de son parcours professionnel chaotique, Veblen a de surcroît longtemps souffert d’une réputation de marginal. On sait aujourd’hui qu’elle n’est pas justifiée et résulte largement de la mise en circulation par Joseph Dorfman, auteur d’une première biographie qui a longtemps fait autorité2, d’une série d’hypothèses et d’anecdotes dépourvues de fondement, qui ont été répétées. L’image de Veblen qui a longtemps prévalu est celle d’un homme « venu de Mars », pour reprendre l’expression d’un de ses étudiants, resté toute sa vie, en raison de l’origine norvégienne de sa famille, coupé d’une société américaine envers laquelle il aurait en conséquence développé une attitude critique et hostile. Certes, comme le soulignait il y a vingt ans Stephen Edgell3, la culture nordique dans laquelle Veblen a été élevé a contribué à façonner sa vision du monde et son système de valeurs, fondés sur le goût de la connaissance utile, le sens de l’intérêt général, le culte de l’effort et le mépris pour l’argent gagné autrement que par le travail. Elle ne l’a toutefois nullement empêché de s’intégrer dans la société de son temps : contrairement à ce qui a souvent été soutenu, par exemple, il maîtrisait l’anglais depuis l’enfance. Dans l’ouvrage qu’il vient de lui consacrer, Charles Camic montre de même combien, loin d’avoir réfléchi en marge du monde savant, il était un pur produit du système universitaire.
Né en 1857 dans le Wisconsin, au sein d’une famille d’immigrants norvégiens, Thorstein Veblen a grandi dans le Minnesota. Son père était un homme entreprenant et énergique, à la fois lettré et adroit charpentier, sa mère une personne à l’esprit alerte et pleine de ressources. Bientôt, ils se trouvèrent à la tête d’une des plus riches exploitations agricoles de l’État. Sous le toit de la ferme, relève Camic, chacun « travaillait au bénéfice de la famille conçue comme une collectivité », aux antipodes du modèle individualiste anglo-saxon. Contrairement à beaucoup de pionniers, les Veblen envoyèrent leurs enfants à l’école. Plusieurs d’entre eux, dont Thorstein, poursuivirent leur éducation à la petite université voisine de Carleton. Sa formation intellectuelle s’est achevée au sein de plusieurs des premières grandes universités de recherche américaines [lire « Pourquoi les universités américaines sont les meilleures », Books n° 111, octobre 2020]. Dans un premier temps, il entreprit des études de philosophie à l’université Johns-Hopkins, qu’il termina à Yale, où il obtint un doctorat. Parce qu’il ne parvenait pas à trouver de poste d’enseignement – notamment en raison de son agnosticisme affiché, position peu courante à l’époque –, il passa ensuite sept années dans la ferme familiale, lisant voracement. En 1891, il entra à l’université Cornell pour étudier l’économie. Il y impressionna suffisamment J. Laurence Laughlin pour que celui-ci, lorsqu’il fut nommé chef du département d’économie de l’Université de Chicago, qui venait d’être créée, lui propose de le suivre. Veblen y enseigna jusqu’en 1906.

Les idées de Veblen se sont forgées sous l’influence de plusieurs grands courants de pensée très présents dans l’univers intellectuel de son temps : la philosophie et l’école historique d’économie allemandes, la pensée évolutionniste anglaise (Charles Darwin et Herbert Spencer) et le pragmatisme américain (William James, John Dewey, Charles Sanders Peirce). Veblen fut aussi très marqué par les travaux ethnologiques de Franz Boas et les œuvres du romancier et activiste socialiste Edward Bellamy4. Charles Camic souligne le rôle joué dans sa formation par deux de ses mentors, dont il combattit pourtant plus tard les théories : John Bates Clark, son professeur à Carleton, en raison de son insistance sur la nécessité de fonder l’économie sur la recherche anthropologique, et J. Laurence Laughlin, parce qu’il défendait une approche historique de l’économie et, tout en exprimant fortement ses convictions, encourageait ses étudiants à penser par eux-mêmes.
Fruit d’années de lectures et de réflexion, publié au milieu de son séjour à Chicago, Théorie de la classe de loisir contient, sous une forme déjà aboutie ou en germe, l’essentiel de la pensée économique et sociologique de Veblen. Le livre décrit et analyse la société américaine à la charnière du XIXe et du XXe siècle : un pays rural peuplé de pionniers en train de se transformer en une grande puissance industrielle et technique. L’attention de Veblen se concentre sur la classe sociale émergeant à la faveur de cette mutation : la grande bourgeoisie d’affaires et d’argent, au sommet de laquelle trônent les fameux et tout-puissants « barons voleurs » – Andrew Carnegie (acier), Jay Gould et Cornelius Vanderbilt (chemins de fer), John D. Rockefeller (pétrole), Andrew Mellon et J. P. Morgan (finance). Cette classe de nouveaux riches, en laquelle il voit l’équivalent moderne des classes parasites des sociétés anciennes, les aristocrates, les militaires et les prêtres, Veblen l’appelle « classe de loisir » ou « classe oisive », ce qui ne veut pas dire inoccupée : loin de rester sans rien faire, ses représentants sont souvent très occupés, mais à des activités explicitement déconnectées de tout souci de subsistance. Il porte un regard acéré sur leurs mœurs et leurs habitudes, témoignant d’un réel talent d’observation que Jean-François Revel n’hésitait pas à comparer à celui de Marcel Proust et d’un détachement froidement ironique qui le situe, relève Raymond Aron, « quelque part entre les romanciers de la comédie humaine et les sociologues et ethnologues qui ne se lassent pas de chercher la valeur symbolique des gestes, des paroles, des mimiques, des coutumes, des coiffures ».
Au cœur de son analyse figurent le concept de « consommation ostentatoire » et ses dérivés (« gaspillage ostentatoire », « loisir ostentatoire ») : pour bien marquer leur statut social ou donner l’illusion qu’ils jouissent d’un certain prestige, ceux qui s’adonnent à ce type de consommation s’attachent à acquérir des biens inutiles mais de prix élevé. Passée dans le vocabulaire sociologique et le langage courant, l’idée a été incorporée dans la théorie économique sous la forme de « l’effet Veblen » : dans le cas des biens de prestige achetés à des fins de distinction, la demande est une fonction croissante, et non décroissante, du prix (plus le bien est cher, plus il est convoité). Aux yeux de Veblen, une des fonctions de la consommation de biens dispendieux est de démontrer à quel point celui qui s’y livre est affranchi de la nécessité de travailler. C’est visible par exemple dans le cas du vêtement, féminin mais aussi masculin : « Pour l’essentiel, le charme des souliers vernis, du linge immaculé, du chapeau cylindrique et luisant, de la canne […] provient de la pensée qu’ils font naître : il est impossible que ce monsieur mette les mains à aucune pâte et se rende, directement ou indirectement, utile aux autres hommes. » On a contesté que ce mécanisme ait une portée générale. Le luxe « ordinaire », celui d’un bain chaud, par exemple, n’est-il pas avant tout apprécié pour lui-même et l’agrément qu’il procure ? C’est l’exemple que donnait le journaliste de Baltimore H. L. Mencken dans un texte très critique à l’égard de Veblen où il exerçait sa verve sarcastique à ses dépens, l’accusant de ne proférer que des contrevérités patentes ou des platitudes dans un langage savant, d’avancer des explications tirées par les cheveux ou absurdes (ce qui lui arrive quelquefois) et de dire en plusieurs pages « ce qui pourrait tenir sur un timbre-poste ».
On trouve dans Théorie de la classe de loisir tous les éléments de la pensée économique de Veblen telle qu’il la développera dans ses ouvrages ultérieurs, principalement dans Théorie de l’entreprise d’affaires5, également publié lorsqu’il était à Chicago. Cette pensée s’appuie sur un schéma évolutionniste qui fait se succéder quatre grandes périodes dans l’histoire de l’humanité : l’état sauvage, l’état barbare, l’état artisan et celui du machinisme, dans lequel nous vivons. Ce dernier est caractérisé par le triomphe de la technique et la dissociation de deux mondes qui étaient fusionnés à l’ère artisanale : le monde de l’industrie et celui des affaires, dont l’opposition est au cœur de sa théorie. Comme Marx, Veblen critique le fonctionnement de l’économie capitaliste, qu’il considère être au service des riches, par l’intermédiaire toutefois d’un autre mécanisme que le prélèvement de la plus-value sur le travail des prolétaires que postulait le penseur allemand : la manipulation, par les grands propriétaires, des prix et de la production à des fins de spéculation.
Cette critique est indissociable de celle que Veblen adresse à la théorie économique de son temps, qu’il accuse de reposer sur une série de préconceptions : le modèle de l’Homo œconomicus rationnel guidé par le seul souci de maximiser son bien-être, l’idée d’un marché nécessairement en équilibre affectant les ressources de manière optimale, etc. Sous le terme de « théorie néoclassique », entré à présent dans le langage économique, Veblen désignait l’intégration, dans l’économie classique d’Adam Smith et de David Ricardo, de la théorie de l’utilité marginale que venaient de formuler indépendamment les uns des autres William Jevons, Carl Menger et Léon Walras. Selon cette théorie, la satisfaction tirée de la consommation d’un bien est liée à son utilité marginale, c’est-à-dire à l’utilité ou au plaisir qu’apporte la possession d’une unité supplémentaire de ce bien. La transposition de cette idée à la production opérée par John Bates Clark, l’ancien professeur de Veblen à Carleton, conduit à la thèse que, dans le processus de production, chacun des deux facteurs, le travail et le capital, est rétribué en fonction de sa productivité marginale : le ­salaire de l’ouvrier est justifié, tout comme le profit du propriétaire, deux idées que Veblen ne pouvait accepter.
Sur le plan théorique, Veblen suggérait de substituer à la psychologie abstraite de l’économie néoclassique un ­modèle plus riche, prenant en compte ces habi­tudes mentales dotées d’existence ­sociale qu’il appelait des « institutions », et incorporant le constat que « l’homme n’est pas un paquet de désirs […] mais un ensemble cohérent de propensions et d’habitudes [produit] par l’hérédité et l’expérience, façonné par un corps de traditions, de conventions et de circonstances matérielles.». Ses recommandations en matière politique et pratique étaient plus vagues. Pour l’essentiel, elles consistaient à encourager le déplacement du pouvoir économique, du monde de la « propriété absente » et de la gestion vers celui de l’entreprise et de la production, par le truchement, envisageait-il à la fin de sa vie, de la création de « soviets d’ingénieurs », mieux à même que les financiers de prendre les bonnes décisions dans l’intérêt général.

Veblen était un professeur médiocre, qui grommelait à voix basse, ne retenait l’attention que de quelques étudiants passionnés par ses exposés et attribuait les notes de manière peu ortho­doxe. Mais s’il fut obligé de quitter l’Université de Chicago, ce fut notamment pour des raisons liées à sa vie privée. Lorsqu’il étudiait à Carleton, il avait fait la connaissance d’Ellen Rolfe, la nièce du président de l’université, qu’il finit par épouser au bout de quelques années. Vive, cultivée, embrassant volontiers de nobles causes, elle était encline à la dépression et souffrait de sautes d’humeur dues à des troubles thyroïdiens. Leur ­mariage fut malheureux, sans doute à peine consommé et entrecoupé de séparations. Veblen a souvent été présenté comme un mari chroniquement infidèle et un coureur de jupons invétéré qui multipliait les aventures avec ses étudiantes. Les historiens ont établi le caractère fantaisiste de cette réputation, dont l’origine est à chercher dans les accusations répétées de sa femme.
À Chicago, donc, il s’éprit d’une brillante étudiante nommée Sarah Hardy, avec laquelle il avait de longues conversations. Elle se maria peu après, et leur relation conserva un caractère platonique. Il se lia aussi d’amitié avec la femme d’un de ses collègues, Laura McAdoo Triggs, accompagnant même le couple lors d’un voyage en Europe. Puis il eut une aventure en bonne et due forme avec une autre de ses étudiantes, Ann Bevans, une femme mariée, mère de deux enfants. En guise de représailles, sa femme le dénonça au président de l’université, qui, par crainte d’un scandale, lui demanda de quitter l’établissement. Il trouva refuge à l’université Stanford, en Californie, où le scénario se répéta. Ann, qui avait entre-temps divorcé, s’était installée à Berkeley, de l’autre côté de la baie de San Francisco. Ellen, que Veblen avait laissé l’accompagner sans doute pour sauver les apparences, obtint du président de Stanford qu’il l’oblige à démissionner. Après que sa femme eut consenti au divorce, Veblen épousa Ann Bevans, en compagnie de laquelle il vécut quelques années heureuses en travaillant à l’Université du Missouri, s’occupant avec plaisir de ses deux filles. Ce bonheur ne dura pas. Accablée par une dépression, Ann Bevans fut placée dans une institution psychiatrique et mourut en 1920.
Toutes les femmes qui ont joué un rôle important dans la vie de Veblen, y compris sa mère et une sœur dont il était proche, étaient des personnes intelligentes, indépendantes et dotées d’une forte personnalité. Il est difficile de ne pas mettre cela en rapport avec ce qu’il dit de l’émancipation des femmes dans Théorie de la classe de loisir : « La femme a reçu sa part de l’instinct artisan […]. Il lui faut déployer son acti­vité vitale […]. Vivre sa vie à sa façon, participer aux opérations industrielles de la société […] : voilà ce qui entraîne la femme, et peut-être plus irrésistiblement que l’homme. »

Si Veblen a dû quitter l’Université de Chicago, c’est aussi parce que la direction craignait l’effet que ses vues très critiques sur l’université américaine pouvait produire sur les hommes d’affaires soutenant financièrement l’établissement. Dans les dernières pages de Théorie de la classe de loisir, il présentait l’université comme le temple d’une érudition inutile et de pur prestige. Quelques années plus tard, dans un ­essai intitulé « L’enseignement supérieur en Amérique »6 – originellement doté du sous-titre provocant « Une étude sur la dépravation totale » –, effectuant un virage à 180 degrés sur la question, il défendait la cause de la recherche désintéressée de pure curiosité, dénonçait la domination de la vision utilitariste de l’enseignement supérieur, illustrée par le poids croissant des écoles de commerce, et stigmatisait l’emprise du monde des affaires sur l’université.
Peu avant la mort d’Ann, Veblen avait déménagé à New York, où il tra­vailla quelques années pour le magazine libéral The Dial. Se tournant vers la politique internationale, il s’intéressa notamment à la question de l’impérialisme, soulignant le danger que faisait courir à la paix mondiale la combinaison, en Allemagne et au Japon, d’une structure politique féodale archaïque et de puissantes capacités industrielles. Souffrant de problèmes de santé, il ­finit ses jours en Californie, songeur et désabusé, dans une cabane avec vue sur l’océan où il vivait en compagnie d’une de ses deux belles-filles. Il mourut en 1929, quelques mois avant un grand krach boursier qui ne l’aurait pas ­étonné, dix ans avant une guerre mondiale qu’il avait vue venir. Avant cela, il avait brûlé ses papiers et laissé des instructions dans lesquelles il demandait à être incinéré « de façon aussi expéditive et peu coûteuse que possible, sans rituel ou cérémonie d’aucune sorte […] ni pierre tombale, ni dalle, ni épitaphe, ni effigie, ni plaque, ni inscription, ni monument, […] ni notice nécrologique, ni mémorial, ni portrait ».
Veblen n’a pas eu d’héritiers intellectuels directs. On cite parfois à ce titre les économistes de l’école « institutionnaliste » John R. Commons et Wesley C. Mitchell, sceptiques comme lui au sujet de la capacité de la théorie néoclassique à rendre compte du fonctionnement du marché. Mais les questions qu’ils ont étudiées sont différentes de celles qui l’occupaient. Certains ont affirmé l’existence de similitudes entre sa pensée et celle de John Maynard Keynes, en raison de la convergence apparente de leurs vues sur l’importance de la monnaie et du crédit, ou, de manière plus convaincante, celle de Joseph Schumpeter, du fait du rôle central qu’ils attribuaient tous les deux à la technique dans le progrès économique. S’il fallait rapprocher Veblen d’autres économistes du xxe siècle, ce serait plutôt de penseurs comme Karl Polanyi ou Albert O. Hirsch­man, qui voyaient comme lui l’économie profondément enchâssée dans l’Histoire, la société, la psychologie et la culture. Représentants d’une même famille intellectuelle, tous trois ont exercé sur les sciences sociales une influence réelle mais marginale, de ­nature essentiellement diffuse.
La société contemporaine est différente de celle que Veblen a étudiée. Comme le soulignait il y a vingt ans le sociologue C. Wright Mills7, la composition des classes privilégiées et des élites dirigeantes a changé. La technocratie dont Veblen envisageait l’apparition s’est mise en place, mais, loin d’être la technocratie d’ingénieurs qu’il appelait de ses vœux, c’est celle des gestionnaires. D’un autre côté, la technologie joue aujourd’hui dans l’économie un rôle moteur encore plus manifeste qu’il y a cent ans. Le poids de la finance face au secteur productif (industrie et services) y est encore plus important, la manipulation des préférences des consommateurs par la publicité plus massive et les possibilités d’enrichissement spéculatif y sont encore plus nombreuses. Sur le plan théorique, les modèles mathématiques de plus en plus complexes de l’approche néoclassique peinent à rendre compte du fonctionnement réel de l’économie [lire l’entretien avec John Kay et Mervyn King, Books n° 114, juillet-août 2021]. Au-delà de leur intérêt pour l’histoire des idées, les vues de Veblen, débarrassées de certains aspects obsolètes, pourraient continuer à nous inspirer. 

— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour Books.

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Le xixe siècle français reste étonnamment mal connu. Prenez la période qui s’étend de la chute de Napoléon, en 1815, aux années 1880, quand la IIIe République, une fois bien installée, se lance dans la plus importante et rapide extension territoriale de notre histoire : on est, en général, bien au fait des tumultes intérieurs, parfois aussi de la très hasardeuse politique des nationalités menée en Europe, qui débouche sur l’unification allemande et le désastre de 1870, mais comment caractériser la politique coloniale de la France d’alors ? Il y a bien la conquête de l’Algérie et de quelques têtes de pont en Afrique, dans le Pacifique et en Indochine, mais ce n’est pas grand-chose si l’on compare à ce qui précède et, surtout, à ce qui suit. Pour rendre compte de ces ambitions outre-mer relativement modestes, l’analyse traditionnelle évoque volontiers un expansion­nisme mis provisoirement sous cloche. Ne s’agirait-il pas cepen­dant d’autre chose, d’une forme d’impérialisme mal cerné jusqu’ici ?
Dans A Velvet Empire (« Un empire de velours »), l’historien David Todd, d’origine française mais de plume anglaise, évoque « l’impérialisme informel de la France au XIXe siècle » et propose une interprétation nouvelle de cette période. « Autant l’impérialisme informel de la Grande-­Bretagne a été bien étudié, autant celui de la France, qu’examine Todd, beaucoup moins », estime Andrew Moravcsik dans Foreign Affairs. Or, selon Todd, l’impérialisme informel de la France fut, pendant une grande partie du XIXe siècle, plus développé encore que celui des Britanniques et, surtout, bien plus « sophistiqué ». Avec sa popu­lation stagnante, la France ne pouvait, comme ses voisins, s’appuyer sur un élan démographique qui lui aurait permis d’envoyer des milliers de colons au loin. De fait, l’émigration outre-mer des Français fut ridiculement basse : « vingt-sept fois plus de Britanniques (11 millions) et même deux fois plus de Norvégiens (800 000) que de Français (400 000) ont émigré entre 1815 et 1930. » Il fallait faire de nécessité vertu et inventer autre chose.
On s’imagine souvent que les fromages français jouissent d’une grande popularité depuis que la France est France. En réalité, leur célébrité est récente. Elle remonte précisément à la période qu’étudie Todd. « Jusqu’au début du XIXe siècle, écrit-il, la production de fromage en France était très faible par rapport aux moyennes européennes, et les fromages français avaient mauvaise réputation. Les restaurants servaient surtout des fromages étrangers, comme le cheshire anglais. » Ainsi le roquefort, qui jouit aujourd’hui d’une renommée mondiale, ne commence-t-il à s’imposer à Paris que sous la monarchie de Juillet et à s’exporter qu’à partir des années 1860. Il participe à ce que l’auteur appelle le « champagne capitalism », une sorte d’impérialisme du goût et du luxe qui fait alors la particularité de la France.
Celle-ci n’est pas le pays sans cesse révolutionnaire et déjà républicain en puissance qu’une vision rétrospective et téléologique voudrait nous faire imaginer : entre 1799 et 1875, la France reste presque continûment un régime de type monarchique, si ce n’est de jure, du moins de facto : « Pendant cette période, les républicains sincères n’ont gouverné le pays que deux fois, pendant dix mois en 1848 et pendant cinq mois en 1870-1871. »
Vue de l’étranger, la France du xixe siècle offre le modèle par excellence de l’art de vivre aristocratique. Elle va profiter de ce prestige pour développer son commerce extérieur à une échelle sans précédent. De quelques centaines de bouteilles avant 1789, la production de champagne atteint 18 millions de bouteilles en 1879, dont les quatre cinquièmes sont destinés à l’exportation. « Loin d’être une exception, le succès planétaire du champagne a été le fer de lance d’un essor commercial qui a vu la France devenir le premier fournisseur mondial de produits de luxe et de demi-luxe entre 1830 et 1870 », explique David Todd. L’industrie de la soie joue un rôle central dans ce processus. Et le tourisme explose : les revenus qu’il rapporte décuplent entre les années 1820 et les années 1860. On peut parler d’un prodigieux impérialisme culturel qui n’est pas sans rappeler celui des États-Unis depuis 1945. À cette différence près que le premier était bien plus élitiste : il assurait la diffusion mondiale de La Dame aux camélias et du champagne plutôt que d’Alerte à Malibu et du Coca-Cola.
La langue française, qui était déjà la langue de l’aristocratie européenne au XVIIIe siècle, s’étend désormais aux classes moyennes d’Europe et aux élites plus lointaines. « Lorsque le juriste international James Lorimer, impérialiste britannique convaincu qui croyait en la supériorité de la race anglo-saxonne, proposa de créer un gouvernement mondial dont le siège serait à Constantinople, il lui sembla évident que “l’idiome de communication entre [ses] membres” devait être le français, “la seule langue que presque tous les Européens cultivés parlent”. Lorimer se contentait d’espérer qu’un jour l’anglais puisse “être au même rang que le français” comme langue de travail. » Jus­qu’au début du xxe siècle, dans les clubs et beaucoup de restaurants londoniens, les menus étaient en français.
L’un des terrains d’application les plus intéressants de cet impérialisme informel fut l’Égypte. Jusqu’à 1882, qui marqua le début de l’occupation du pays par les Britanniques, la France y jouit d’une influence prépondérante. S’y constitua la plus grande communauté d’expatriés français hors Europe et Amérique. Les élites égyptiennes apprirent le français, qui devint leur langue de communication avec leurs homologues européennes (à la place de l’italien). Il le resta, du reste, même après l’occupation britannique. Ce formidable rayonnement culturel et linguistique ne fut pas sans conséquences économiques. Si Ferdinand de Lesseps obtint à des conditions généreuses la concession initiale du canal de Suez en 1854, c’est en grande partie parce que le pacha d’Égypte et lui étaient de vieux amis : jeune, le pacha, « [se rendait] fréquemment chez Matthieu de Lesseps, consul de France à Alexandrie entre 1831 et 1838 et père de Ferdinand, afin d’apprendre la langue et les manières françaises ». 
Keynes et les autres économistes anglais se sont gaussés de l’importance des prêts français à des gouvernements étrangers à la solvabilité douteuse. C’est oublier que ces prêts constituaient de puissants leviers d’influence. En se faisant la principale créancière de l’Empire ottoman, par exemple, la France put en obtenir d’énormes avantages politiques et économiques.
Todd réévalue également la fameuse expédition mexicaine conçue par Napoléon III dans les années 1860 et dont l’issue catastrophique a fait dire à la plupart des historiens qu’elle était condamnée à l’échec. En réalité, l’idée de créer une monarchie francophile au Mexique n’était pas si mauvaise et participait de cet impérialisme informel. En cas de réussite, elle aurait permis de « restaurer la puissance française dans le Nouveau Monde » à moindres frais. « Les coûts, surtout pour le gouvernement français, étaient modestes, mais les gains potentiels – la mainmise sur un pays promis à devenir, de l’avis de nombreux observateurs, un pivot de l’économie mondiale en raison de ses ressources minérales et de sa situation stratégique entre les mondes atlantique et pacifique – étaient énormes. »
Reste à expliquer l’exception algérienne, unique grande conquête territoriale entre 1815 et les années 1880. Pour Todd, elle « n’était pas entièrement délibérée. Même en Algérie, plusieurs acteurs français œuvraient à mettre en place une gouvernance informelle. Ce n’est qu’une fois que ce projet eut échoué que l’élite politique française opta pour une conquête en bonne et due forme. » 

— B. T.

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En Allemagne, contrairement à la France et à la majorité des pays du monde, on ne parle pas d’« invasions barbares » mais de Völkerwanderung (« migration des peuples ») pour caractériser ces mouvements de populations qui ont accompagné et en partie provoqué la chute de l’Empire romain. Votre ouvrage semble s’inscrire dans cette vision des choses puisqu’il s’intitule Geschichte der Völkerwanderung (« Histoire de la migration des peuples »). Vous y montrez pourtant qu’on ne saurait parler ni de « migration », ni de « peuples » ! Pourquoi ces termes posent-ils problème ?
Le terme Volk (« peuple ») a commencé sa carrière après la Révolution française, pendant la période romantique en parti­culier. À l’époque, il a été conçu dans un sens très spécifique qui ne correspond ni aux définitions scientifiques actuelles du mot « peuple », ni à une description adéquate des événements survenus entre l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge. Associé au terme « migration », il évoque l’idée qu’on aurait eu alors affaire à des communautés migratoires cohérentes et stables. Mais c’est inexact. En vérité, si mon ouvrage reprend dans son titre l’expression Völkerwanderung, c’est parce qu’il s’adresse au grand public et qu’il tient compte des références connues de celui-ci.

Les Ostrogoths, les Wisigoths, les Francs, les Vandales, les Alamans, les Lombards, les Bavarois, les Burgondes… n’ont donc jamais existé ? À quoi correspondent ces noms de peuples que mentionnent les sources de l’époque ?
Il y a eu des fédérations qui se sont appelées ainsi ou ont été appelées ainsi par d’autres. Il faut cependant bien avoir conscience qu’il ne s’agissait pas d’entités originelles dont les membres étaient biologiquement liés ou possédaient des ancêtres communs. Ce qui les liait, c’était bien plus simplement la croyance qu’ils avaient des traits communs et une origine commune. Une telle croyance en une identité ethnique pouvait être générée de diverses manières : de l’extérieur, par les Romains qui s’efforçaient de différencier et de catégoriser les « barbares », souvent d’ailleurs en recourant à des désignations complètement obsolètes ou fantaisistes ; ou bien de l’intérieur, par des expériences partagées qui créaient un sentiment d’appartenance et donc de cohérence. Je pense par exemple à la bataille de Tarraco, en Espagne, qui, en 422, a fortement contribué à créer, à partir d’une bande de pillards parmi d’autres, l’identité des Vandales. Quoi qu’il en soit, l’ethnicisation a posteriori de ces fédérations au début du Moyen Âge est, en général, le fruit d’un long processus. C’est toujours après la constitution d’une communauté politique que celle-ci est traduite en catégories ethniques.

Peut-on dire au moins que tous ces peuples étaient des Germains ?
Cela n’a guère de sens. Même si les linguistes constatent des affinités entre les langues que parlaient bon nombre d’entre eux, on n’a pas affaire à un groupe culturellement homo­gène. Ceux qui prétendent le contraire s’appuient sur des sources allant de l’Antiquité au début de l’époque moderne, ce qui est extrêmement discutable d’un point de vue méthodologique. Il faut savoir que les « Germains » ne se désignent jamais comme tels. Et que nulle part ne s’observe un quelconque sentiment de solidarité germanique ; au contraire, les peuples dits « germaniques » se battent constamment entre eux. Notons, enfin, que les termes antiques Germani/Germanoí disparaissent pratiquement des témoignages écrits précisément à l’époque des « invasions germaniques ».

Une idée mise en circulation par les auteurs de la fin de l’Antiquité voudrait que bon nombre de ces peuples viennent d’une Scandinavie soudain devenue surpeuplée. Vous réfutez cette idée. Pourquoi ?
C’est là un thème classique de l’ethnographie ancienne qui a été repris par les historiens sans jamais faire l’objet d’un véritable examen critique jusqu’au XXe siècle. Or il n’existe aucun indice crédible de telles migrations – on en trouve trace uniquement dans les textes de l’Antiquité tardive et du début du Moyen Âge, dans lesquels les auteurs s’attachent à imaginer des passés communs afin de créer ou de consolider des identités. Il est tout à fait improbable qu’un groupe homogène soit parti à un moment donné de Scandinavie pour émerger très loin, à la frontière romaine, plusieurs siècles plus tard. Une telle hypothèse suppose un ­degré de stabilité et de cohé­rence des groupes migratoires très élevé : non seulement nous n’en avons aucune preuve, mais la chose est empi­ri­quement très improbable, voire presque impossible. Nous savons combien la plupart de ces fédérations étaient dynamiques et fluides. Compte tenu de leur structure, il est impensable qu’elles aient pu rester stables pendant des siècles.

Dans son Histoire des Goths, qui remonte au VIe siècle, Jordanès relate justement la migration des Goths depuis la Scandinavie jusqu’au nord de la mer Noire. Or cela semble bien correspondre aux éléments linguistiques et même archéo­logiques qu’on connaît. De plus, il existe en Scandinavie des topo­nymes qui évoquent les Goths – l’île de Gotland, au large de la Suède, par exemple. Ne peut-on pas considérer que cela constitue des preuves de cette migration ?
Le fait qu’on retrouve des langues et des biens similaires en Scandinavie et au bord de la mer Noire peut s’expliquer aussi bien, sinon mieux, par un processus non de migration massive mais de diffusion et d’échanges. Et le nom ­« Goths » peut très bien s’être diffusé comme une désignation prestigieuse, renvoyant à une tradition héroïque, indépendamment de tout déplacement important de population (je ne nie pas cependant qu’il ait pu y avoir de petits groupes qui se déplaçaient). De la même manière, les Burgondes sont censés être originaires de l’île de Bornholm, aujourd’hui danoise. Mais cette origine leur est attribuée très tardivement, au viiie siècle, dans un texte qui semble ignorer que l’adjectif germanique burgund signifie tout simplement « haut », « élevé ». Le même raisonnement vaut d’ailleurs aussi pour les Huns, qu’aujourd’hui encore certains historiens rattachent aux Xiongnu, ces nomades qui ont menacé la Chine aux IIe et IIIe siècles. Cela impliquerait que les Huns aient migré en masse vers l’ouest à travers l’Asie. Cette filiation, étant donné l’extrême fluidité des identités ethniques dans la steppe eurasienne, relève de la pure fiction.

Pourquoi, à partir du IIIe siècle, les peuples voisins de l’Empire romain deviennent-ils soudain un danger pour lui ?
Les Romains ont, dans une large mesure, fabriqué eux-mêmes leurs futurs adversaires. Toute la zone à l’est du Rhin était peuplée de groupes agricoles peu différenciés socialement, au domaine d’activité réduit. Comme ils n’avaient guère de possibilités de dégager des surplus, ils n’étaient pas en mesure de produire une élite et des rois. Les Romains ont appliqué à ces groupes les principes traditionnels de leur politique étrangère : ils ont sécurisé militairement les frontières sans pour autant interdire les échanges et le commerce. Par des traités, par le recrutement de troupes auxi­liaires, par des cadeaux et des subsides, ils ont essayé de maintenir un équilibre pacifique, n’intervenant militairement – en général sous la forme de brèves expéditions punitives – que lorsque certains groupes ou chefs devenaient trop menaçants. Ce système a bien fonctionné pendant les deux premiers siècles de notre ère. Mais il a eu, à long terme, un coût dont les Romains n’avaient pas conscience. À mesure que les marchandises romaines étaient introduites dans les territoires barbares comme des biens de prestige, elles en transformaient les structures sociales. Celui qui pouvait les acquérir et les accumuler, celui qui, par exemple, après plusieurs années de service dans l’armée romaine, revenait avec de l’argent et de l’expérience, jouissait d’une grande autorité. On assiste alors à l’émergence d’une stratification sociale qui débouche sur la naissance d’élites différenciées et d’une classe de guerriers. Ces développements, nous pouvons non seulement les déduire de modèles sociologiques, mais également les observer dans le mobilier funéraire qui, à partir du IIe siècle, témoigne de profonds bouleversements sociaux. Des fédérations de plus en plus importantes et de mieux en mieux organisées se mettent ainsi en place, opérant à une échelle non plus locale mais suprarégionale. Les groupes de guerriers s’unissent derrière des chefs charismatiques, lesquels, pour maintenir ou accroître leur pouvoir, ont besoin de toujours plus de richesses à distribuer à leurs partisans et finissent tout naturellement par se tourner vers la principale source de ces richesses, l’Empire romain, bientôt mis au pillage. Bien plus que n’importe quelle « migration » venue du fond de la Scandinavie ou de l’Asie, c’est ce contact direct avec l’Empire romain – et ses conséquences – qui a créé ces « peuples » barbares.

L’Empire romain n’était-il pas ­capable de faire face à ces fédérations ­nouvelles ?
Il se trouve que ce phénomène est intervenu non seulement le long du Rhin et du Danube, mais en Afrique avec les nomades berbères ainsi que dans le désert syrien avec les Arabes, et que tous ces peuples se sont mis à s’agiter à peu près en même temps, au début du IIIe siècle. Pour comble de malchance, à ce moment-là, à l’est, chez le seul grand voisin civilisé de l’Empire romain – la Perse –, d’autres bouleversements ont eu lieu : les Sassanides ont détrôné les Parthes. Or ils étaient beaucoup plus belliqueux et mieux organisés qu’eux. L’Empire romain, plutôt épargné par les agressions pendant les deux siècles précédents, a donc dû soudain faire face à une multitude d’adversaires à la fois. Mais il n’a pas succombé tout de suite. Après un demi-siècle de grandes turbulences (de 234 à 285), il est parvenu à stabiliser la situation à la fin du IIIe siècle, sous l’action réformatrice de Dioclétien et de Constantin. Une stabilisation provisoire.

Vous avez évoqué plus haut les Huns. Pourquoi ont-ils laissé un souvenir si effroyable ?
Même dans l’Antiquité, les Huns, qui sont apparus assez brusquement dans le champ de vision des Romains vers 375, étaient nimbés de mystère : d’où venaient-ils ? Comment étaient-ils orga­nisés ? Et, surtout, comment expliquer leurs triomphes militaires ?
Forts de siècles d’expérience, les Romains savaient comment affronter les formations mobiles venues des steppes. Cependant, les Huns se sont distingués de tous leurs prédécesseurs non seulement par l’utilisation d’arcs beaucoup plus puissants, dont la portée n’était plus de 200 mais de 400 mètres, mais aussi par leur stupéfiante capacité à constituer en très peu de temps d’immenses fédérations exerçant une pression énorme sur l’Empire romain.

Ont-ils, comme on le prétend habituellement, mis en branle des mouvements de population incontrôlables ?
Le rôle des Huns dans la « migration des peuples » est toujours contesté. Cependant, il existe, à mon sens, suffisamment de preuves pour affirmer que leur migration progressive vers l’ouest, de la mer Noire jusqu’au bassin du Danube moyen (l’actuelle Hongrie), a bel et bien créé une pression si importante que, par un effet domino, ils ont chassé les autres groupes qui se trouvaient sur leur chemin. Cela a conduit indirectement aux grandes invasions du début du ve siècle et, en particulier, au franchissement du Rhin par diverses bandes barbares la nuit du nouvel an 407. Soit dit en passant, cette célèbre traversée ne s’est pas effectuée, contrairement à la légende, sur un fleuve gelé, mais plutôt par bateau ou en empruntant des ponts.

Autre événement majeur de cette époque : la prise et le sac de Rome en 410 par les Wisigoths d’Alaric. Là encore, vous en proposez une interprétation originale. Vous n’y voyez pas une manifestation de puissance de la part d’Alaric mais plutôt un acte déses­péré. En quoi ?
Plus qu’aucun autre, Alaric incarne dans la vision traditionnelle allemande le roi germanique héroïque dans toute sa splendeur. Or il ne fut qu’un produit de la politique romaine, désireux qu’il était de se ménager une place dans la hiérarchie militaire de l’Empire. Les événements qui ont mené à la prise de Rome sont assez faciles à reconstituer. Ils montrent qu’Alaric disposait alors d’une marge de manœuvre étonnamment réduite. Il ­venait d’être défait à plusieurs reprises par les armées de l’Empire d’Occident et, s’il avait été épargné, c’est uniquement parce qu’on pensait qu’il pourrait être utile contre des barbares plus dangereux que lui ou contre la partie orientale de l’Empire. Pour ne pas perdre toute crédibilité vis-à-vis de son entourage, il devait remporter une victoire militaire. D’où sa décision d’attaquer Rome, quitte à rendre toute réconciliation impossible avec le gouvernement impérial. C’était la seule solution qui lui restait pour rétablir son prestige aux yeux de ses hommes. De ce point de vue, Alaric illustre bien le fait que, lors de la « migration des peuples », les acteurs en apparence les plus incontrôlables, loin d’être les grands ordonnateurs des événements, étaient le plus souvent leur jouet.

Pendant toute cette période, quel rôle joue le christianisme ?
Un rôle important, jusqu’ici très sous-estimé. Le christianisme est l’un des moteurs de la « migration des peuples », surtout à partir du milieu du vie siècle : on assiste alors à une pénétration de tous les espaces limitrophes de l’Empire par des éléments religieux chrétiens, ce qui déclenche des bouleversements considérables. Le cas le plus spectaculaire est sans doute celui des Arabes. Eux aussi ont subi le processus d’acculturation et de stratification sociale au contact de l’Empire romain qu’on a vu à l’œuvre à la frontière du Rhin et du Danube, et qui mène à l’accumulation de pouvoir entre les mains de chefs charismatiques. Mais, chez eux, les développements religieux qui agitent l’Orient romain rencontrent un écho singulier. On ne comprend rien à l’émergence de l’islam si on ne la replace pas dans le contexte de la guerre qui, de 602 à 628, a opposé l’Empire romain d’Orient (la seule partie de l’empire alors survivante) à la Perse sassanide. Cette guerre longue et dévastatrice eut une dimension « religieuse », surtout après que les Perses se furent emparés de Jérusalem et de la plus sacrée des reliques, la Vraie Croix (la croix sur laquelle Jésus aurait été crucifié), en 614. Le concept de guerre sainte apparaît à cette occasion. Ce n’est pas un hasard si celui de djihad surgit au même moment chez les Arabes. Les parallèles entre ce qui se passe à cette époque dans l’Empire romain et dans la péninsule Arabique montrent que celle-ci était complètement perméable à l’atmosphère eschatologique qui imprégnait alors les régions romaines. Le retour de Mahomet à La Mecque intervient à peu près en même temps que la restitution de la Vraie Croix à Jérusalem par l’empereur Héraclius, parvenu de justesse à vaincre les Perses. Et tandis que Mahomet purifie la Kaaba de ses idoles païennes et se présente comme le « sceau des prophètes », l’empereur célèbre sur les lieux de la crucifixion la victoire du christianisme contre l’adversaire zoroastrien et s’imagine inaugurer une ère nouvelle, la dernière avant la fin du monde. Tous deux sont les produits de ce processus d’intensification du sentiment religieux qui, depuis le monde romano-oriental, s’est diffusé jusqu’aux territoires voisins.

À la fin de la période couverte par votre livre, c’est-à-dire au VIIIe siècle, les grands gagnants parmi les « enva­hisseurs barbares » semblent être, bien entendu, les Arabes en Orient, mais aussi les Francs en Occident. Les Ostro­goths ont été anéantis en Italie, les Wisigoths balayés en Aquitaine puis en Espagne, les Vandales en Afrique du Nord. Ne restent guère que les Francs en Gaule. Pourquoi cette résistance supérieure ?
Les Francs ont réussi très tôt à s’ancrer dans l’Empire romain. Ils sont présents en Gaule dès la fin du iiie siècle. Cela s’explique en partie par le fait qu’ils n’ont pas vraiment migré, mais se sont « seulement » étendus progressivement depuis leur foyer d’origine, situé en Belgique et dans les Pays-Bas actuels. En tout état de cause, ils ont très tôt fait partie intégrante des sociétés locales et, à ce titre, ne pouvaient plus être délogés. La présence des Wisigoths en Espagne, des Ostrogoths en Italie ou des Vandales en Afrique du Nord était beaucoup plus superficielle. Par ailleurs, les Francs n’occupaient pas un territoire isolé mais une zone centrale, qui offrait d’importantes possibilités d’expansion et de butin et donnait un exutoire aux chefs de guerre turbulents. De fait, on les voit intervenir en Bavière, en Espagne, dans le nord de l’Italie…

Après la mort de Dagobert Ier, en 639, les rois mérovingiens ne sont souvent que des pantins aux mains de femmes ambitieuses ou de maires du palais : dès lors, comment ont-ils pu se maintenir si longtemps sans voir le royaume franc se désintégrer ?
Traditionnellement, les historiens répondaient à cette question en invoquant une « royauté sacrée », issue de la tradition germanique, qui aurait protégé les monarques faibles et incompétents en leur conférant une aura magique. Mais, même si des éléments de sacralisation ont pu être introduits pour les derniers Mérovingiens, cette ­royauté sacrée dont l’origine se perdrait dans la nuit des temps est une reconstitution a posteriori. En fait, le roi était utile : c’est lui qui attribuait titres, honneurs et fonctions, qui régulait les conflits entre factions aristocratiques. On peut dire que le royaume mérovingien se présentait comme un ordre oligarchique dont les acteurs avaient besoin d’une royauté comme d’un instrument d’autocontrôle. De ce point de vue, il ne faut pas consi­dérer l’ascension des maires du palais carolingiens comme une émancipation par rapport à la royauté, mais par rapport à l’aristocratie. Celle-ci n’est plus en mesure de s’opposer à l’extraordinaire accumulation de pouvoir d’un de ses membres. C’est, du reste, ce qui s’était déjà passé à la fin de la République romaine : des individus n’ont cessé de s’élever au-­dessus du cercle de leurs pairs et de mettre à mal les instances d’autocontrôle aristocratiques jusqu’à ce que l’un d’eux, César (puis Octave Auguste), parvienne à accaparer l’essentiel du pouvoir politique. La manière dont les Carolingiens ont remplacé les Mérovingiens confirme que le royaume franc disposait d’une royauté, mais pas d’une monarchie. 

— Propos recueillis par Baptiste Touverey.

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Dans l’un des derniers textes de Platon, Les Lois, un vieil homme venu d’Athènes, en route pour Cnossos, dit ceci : « Jamais homme qui croit que les dieux existent conformément aux lois n’a de plein gré commis un acte impie ou pro­féré une parole criminelle ; il n’a pu le faire que souffrant de l’une des trois choses suivantes : soit, comme je l’ai dit, l’idée qu’ils n’existent pas ; soit, en second lieu, qu’ils existent, mais n’ont aucun ­souci des humains ; soit enfin qu’ils sont faciles à fléchir et se laissent retourner par des prières et des sacrifices. » Autrement dit, ces trois attitudes étaient courantes à Athènes au début du IVe siècle avant notre ère. Le personnage tient d’ailleurs à le préciser : ces opinions sont exprimées par « les plus renommés parmi les poètes, les rhéteurs, les devins, les prêtres et autres par milliers » ; lesquels ne sont pas empêchés de circuler à Athènes uniquement parce que sa Constitution ne bénéficie pas de l’excellence de celle de la Crète ou de Sparte…
Puisse l’ironie subtile du philosophe planer sur ce dossier. Nous proposons deux niveaux de lecture :
– s’interroger sur les multiples dimensions d’une question sans réponse admise (pourquoi croit-on en Dieu ?) ; 
– peser les arguments qui étayent l’idée d’une victoire, sinon de l’athéisme, du moins du sécularisme et, à l’inverse, les arguments qui suggèrent au contraire non seulement la permanence, mais la résurgence et la progression du sentiment religieux. — Books

Dans ce dossier :

Aux origines des origines, Julian Bell (The London Review of Books)

Ce que ne nous disent pas les sciences cognitives, W. G. Runciman (The London Review of Books)

L'athéisme l'a-t-il emporté ?, Adam Gopnik (The New Yorker)

L'endroit où les adultes pleurent, James Wood (The New Yorker)

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