Bonne nuit, cher voisin !
Le voisin, c’est l’homme qui habite en face, au-dessous, au-dessus de vous, mais aussi tout à côté, de l’autre côté de cette cloison si fine qu’elle vous permet de partager plus que vous ne le souhaitez ses journées, de profiter du doux cliquetis de sa cuillère remuant son café du matin, de son choix de programme télé du soir… et plus ! Cette promiscuité est une aubaine pour les voyeurs que nous sommes tous un peu, mais elle a ses inconvénients. Enfin, soyons justes. Tout cela n’est pas pas si terrible quand on sait y faire. Car se venger est extrêmement simple. De ce côté de la cloison, Alphonse Allais s’amuse avec Une mauvaise nuit.
J’avais salué ce monsieur, machinalement, sans me rappeler où, ni quand je l’avais connu.
Lui me rendit un coup de chapeau, pas mieux informé.
Ce n’est qu’un bon quart d’heure après cette marque de mutuelle et banale courtoisie que je me souvins.
Ce gros homme rasé avait occupé — pas longtemps, mais il l’avait occupé — un petit appartement contigu à celui que j’habitais sur les hauteurs de Montmartre.
Il était quelque chose comme un substitut de province, ou je ne sais quoi d’autre dans la même industrie.
Affublé, en dehors de ses appointements, d’une rondelette aisance personnelle, il avait loué, à Paris, une petite garçonnière, où il venait consommer ses extra-judiciaires et honteuses fredaines.
Une fois par semaine, à peu près, je l’entendais rentrer chez lui sur le coup de deux heures du matin, avec une provisoire compagne.
Du fond de ma chaste couche, je percevais comme un murmure assourdi de débauche, je gloussais la douce protestation de l’homme surpris en plein sommeil, et je me rendormais de plus belle.
Un soir que je me trouvais dans la loge de ma concierge, dont la fille me demandait des billets de théâtre, je vis mon luxurieux voisin et sa maîtresse d’une nuit.
Lui, pareil à ses semblables.
Elle, une jolie petite bonne femme du Moulin-Rouge, sur laquelle je me sentais poindre, depuis quelque temps, de véhémentes intentions.
Le substitut entr’ouvrit la porte de la loge et demanda :
— Rien pour moi ?
— Rien, monsieur ! répondit ma concierge.
Et la petite concierge, dès l’huis clos, me dit :
— C’est votre voisin.
C’était lui, mon voisin !
C’était ce gros veau libidineux qui se permettait d’occuper, en compagnie de femmes légères, un appartement séparé du mien que par l’épaisseur d’une pelure d’oignon à peine.
Et je me fis, sur mon propre autel, le serment que ce justicier départemental ne dormirait pas cette nuit, ou qu’il dormirait mal, ce qui est plus terrible que de ne pas dormir du tout.
À peine fus-je entré dans ma chambre, que mon oreille se colla sur la cloison.
Mon voisin n’avait pas perdu de temps.
Déjà, il contait un tas de saloperies à la petite courtisane.
Cette dernière bâillait et tuait le temps à l’aide d’un breuvage dont je ne pus déterminer la teneur exacte.
Ils se couchèrent.
Alors, moi, chaussé de pantoufles dont la semelle semblait empruntée à la peau de dessous les pattes de je ne sais quel félin silencieux, j’ouvris ma porte, me glissai vers la sonnette du débauché.
… Ding ding ding ding ding ding !
Avez-vous entendu retentir jamais les sonnettes de Jéricho ?
Non ! dites-vous.
Eh bien, imaginez-les-vous.
Onze secondes s’écoulèrent et déjà mon oreille s’était remise à son poste contre la cloison.
Avez-vous jamais (pardonnez-moi de vous interpeller ainsi à tout bout de champ), avez-vous jamais, dis-je, perçu une couleur avec votre oreille ?
Non ! dites-vous.
Eh bien ! moi, j’entendis, j’entendis que ces deux individus étaient devenus blêmes.
— On a sonné !
— Oui, on a sonné !
— Quelqu’un a sonné !
— Il y a quelqu’un qui a sonné !
Bref, on se serait cru dans un drame de Mæterlinck.
— Il y a quelqu’un qui a sonné !
Un petit branle-bas s’opéra dans la chambre.
L’homme s’arma d’un revolver. (Les magistrats, peu confiants en le glaive de la justice, portent toujours sur eux un pistolet complémentaire.)
Il s’avança vers la porte d’entrée, accompagné de la jeune femme, elle-même armée d’un flambeau en simili-bronze :
— Qui est là ? Qui est là ?
Personne, comme de juste, ne répondit.
Ils insistèrent.
— Est-ce qu’il y a quelqu’un qui est là ? derrière cette porte ?
Le nommé Peau de Balle s’obstina dans son silence à la Mæterlinck. (Il jouait sans doute le rôle de l’Homme qui ne dit pas qu’il est là.)
Ils se rassurèrent alors : quelqu’un de la maison, sans doute, s’était trompé de porte.
Et ils reprirent leurs ébats.
Moi, alors, nouveau coup de sonnette.
Eux, seconde et, plus effroyable encore, terreur.
J’entendis nettement leur lividité croissante.
Et pour en finir à jamais avec la magistrature de mon pays, je me saisis d’un balai.
Pas un de ces balais qui servent aux sorcières à se rendre au sabbat…
Mais un de ces balais en forme de T, tout à fait propres à heurter un point situé hors de votre portée et sur votre plan.
Pan, pan, pan.
Trois coups frappés, la nuit, sur une persienne d’un cinquième étage d’une maison sans balcon ! Mystère ! Horreur !
À peu près certain que ces personnalités sans mandat ne dormiraient plus de la nuit, moi je goûtai un repos bien mérité.
Le lendemain matin, l’homme donnait congé de son appartement.
Et, peu après, la petite femme épousait un brave commerçant du quartier.