Andreas Spindler, l’archéologue des sons
Publié dans le magazine Books n° 105, mars 2020. Par Frank Thadeusz.
Un artisan allemand a entrepris de ramener à la vie des instruments des temps anciens. Mais comment fabriquer vielles, chalemies et tournebouts et retrouver leur timbre quand on ne dispose d’aucun élément, ou presque ?
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Andreas Spindler s’inspire de l’iconographie d’époque pour fabriquer ses répliques d’instruments médiévaux. Ici, un détail d’une fresque de Simone Martini (1284-1344) dans la basilique Saint-François, à Assise.
Au commencement était le silence. Puis, quelque part, une pierre est tombée dans l’eau. Et dans la tête d’un de nos lointains ancêtres, à l’aube de l’humanité, s’est déployée une explosion sonore lourde de conséquences. C’est ainsi qu’est née la musique.
C’est, en tout cas, l’hypothèse d’un homme qui, comme aucun autre, a essayé de remonter aux sources des sons. Andreas Spindler, 55 ans, est un musicien touche-à-tout qui maîtrise une quarantaine d’instruments qu’il a, pour la plupart, fabriqués lui-même. Ce sont des instruments des temps anciens que presque plus personne ne connaît aujourd’hui : parmi eux, la vielle à roue (un instrument à cordes), le cornet à bouquin (un instrument à vent) et le cistre (un instrument à cordes pincées).
Dans un ancien pavillon de chasse princier des alentours de Bamberg – en Bavière –, qui appartient à sa famille, ce facteur d’instruments se consacre au domaine plutôt exotique de l’archéologie musicale. Quelle était la sonorité des grandes orgues lors des offices religieux dans les églises gothiques du Moyen Âge ? Quels sons produisaient les musiciens qui jouaient autrefois du tournebout (ou cromorne allemand), de la cornemuse et de la chalemie lors des fêtes populaires ?
« Je veux me rapprocher le plus possible du timbre original », explique Spindler. Mais comment retrouver la sonorité d’une époque qui n’a laissé aucun enregistrement et seulement quelques rares témoignages écrits ? Les historiens considèrent le Moyen Âge comme l’un des « siècles obscurs » de l’historiographie, car beaucoup d’informations sur cette époque ont disparu du fait des ravages provoqués par la guerre de Trente Ans (1618-1648) ; des bibliothèques et des archives ont été réduites en cendres. Les chercheurs en musique ancienne n’ont donc pas la partie facile.
De la période précédant le XIe siècle il ne subsiste qu’une poignée d’écrits susceptibles d’attester de la richesse des mélodies d’alors. Ce n’est que vers 1030 que le moine bénédictin et professeur de musique Guido d’Arezzo met au point une méthode de transcription de la musique qui ressemble à la notation actuelle.
On raconte que l’introduction de nouvelles formes de musique fut très perturbante pour les gens du Moyen Âge. Ainsi, à la Noël 1198, des fidèles épouvantés quittèrent en trombe la cathédrale Notre-Dame de Paris lorsque le chœur entonna une composition polyphonique depuis le balcon d’orgue.
La notation musicale permit sans aucun doute des compositions plus élaborées, mais elle constitua aussi, du moins au début, un frein à la créativité. Spindler est convaincu que son avènement a atrophié la capacité d’improvisation des musiciens médiévaux. « Du temps où il n’y avait pas de notes, la scène musicale était comme un jardin sauvage en fleurs, suppute-t-il. Ensuite, elle fait plutôt penser à une roseraie tirée au cordeau. »
Andreas Spindler a conclu de ses recherches que l’origine de la tradition musicale européenne remonte à bien avant l’apparition de la notation et qu’elle se trouve peut-être dans le monde arabe. « Là-bas, les gens avaient cinq siècles d’avance sur nous », estime-t-il. L’étude des quelques instruments d’Orient qui sont parvenus jusqu’à nous a montré que les techniques de brasage et de collage y étaient répandues depuis très longtemps. D’après lui, les Égyptiens de l’Antiquité étaient déjà en mesure de fabriquer du fil d’or, et il n’est pas exclu qu’ils en aient utilisé pour la confection d’instruments.
On suppose que, vers le début du XIIe siècle, les croisés rapportèrent des lointaines contrées musulmanes quelques mélodies et le savoir-faire nécessaire à la facture d’instruments très élaborés. « C’est bizarre de penser qu’il n’y aurait eu au Moyen Âge que des instruments rudimentaires », s’insurge Spindler.
Ainsi, rien que pour fabriquer un tournebout en érable, il faut des compétences très poussées. Si la courbure et la perce ne sont pas bien réalisées, l’instrument ne peut pas produire sa sonorité caractéristique. Dans le cas du tournebout, précisément, ce serait une catastrophe, car, à en croire notre chercheur, son timbre a vraiment quelque chose de spécial. Selon lui, les inventeurs de cet instrument cherchaient à imiter le cri du corbeau, qui, dans la mythologie de nombreux peuples, est associé à la magie.
L’histoire des instruments de musique regorge de références au monde animal. On a ainsi découvert, dans une grotte d’Allemagne, plusieurs morceaux d’une flûte en os d’animal confectionnée il y a plus de trente-cinq mille ans. On ignore toutefois comment les sons étaient produits avec ces instruments à vent : les paléomusiciens soufflaient-ils directement au bout de l’os creux, comme le pensent certains archéologues ?
D’après sa propre expérience, Spindler suppose qu’à l’extrémité de l’os avait été façonné un bec, qui s’est décomposé avec le temps. Il a fait plusieurs tentatives pour retrouver le son disparu des cavernes. « Sans bec, c’était un vacarme assourdissant, explique-t-il. Avec, la flûte produisait un son parfaitement harmonieux. » D’une manière générale, il prête aux facteurs d’instruments du passé des capacités bien supérieures à celles que leur accordent, selon lui, les historiens. Avec des méthodes relativement simples, ils ont pu mettre au point des instruments extrêmement perfectionnés. Au VIIIe siècle, par exemple, des artisans talentueux réalisaient des instruments à vent complexes, dont la fabrication nécessitait de pratiquer des trous au millimètre près – « et cela sans perceuse électrique, avec un simple tour à bois ».
Historiens et commissaires d’exposition se tournent désormais vers Andreas Spindler pour savoir comment on jouait de tel ou tel instrument disparu. Mais, bien qu’il soit beaucoup mieux équipé que ses prédécesseurs du Moyen Âge, il lui faut au préalable comprendre comment est construit un cornet à bouquin, par exemple, et comment on produit des sons avec.
Spindler utilise parfois des techniques d’imagerie par résonance magnétique afin d’appréhender la structure interne des rares instruments anciens qui ont réussi à traverser les siècles dans des collections. Son ami Tomas Sauer, professeur d’informatique à l’université de Passau, a développé à cet effet un logiciel qui élimine les interférences d’éléments métalliques tels que la corde à piano, les poussoirs ou les clous. Dans la plupart des cas, cependant, notre spécialiste des instruments anciens doit repartir de zéro. Deux recueils de chansons médiévales lui fournissent de précieuses indications : le manuscrit des Cantigas de Santa María, établi au XIIIe siècle dans la péninsule Ibérique, et le Codex Manesse, probablement rédigé à Zurich au début du XIVe siècle.
Les deux ouvrages comportent de nombreuses illustrations en couleurs qui représentent des musiciens en train de jouer de leurs instruments. Spindler a eu l’idée d’utiliser ces enluminures comme mode d’emploi. « C’est bluffant, toutes les proportions sont bonnes, s’exclame-t-il. Sur les instruments à vent, même l’espacement entre les trous a été rendu avec exactitude. »
Il doit son statut unique d’expert en instruments anciens à sa transdisciplinarité. « Beaucoup d’historiens connaissent la théorie, mais ils sont peu familiarisés avec les instruments, explique-t-il. La plupart des musiciens, de leur côté, ne s’intéressent pas aux aspects théoriques. » Sa mère, professeure de musique, a tout fait pour que son fils sache jouer convenablement de la flûte à bec dès l’âge de 4 ans. Son père, professeur de musicologie désormais émérite, a guidé sa formation théorique.
Le savoir-faire de Spindler l’a rendu célèbre. Beaucoup de musiciens professionnels possèdent des répliques d’instruments anciens fabriquées par lui. Pour le groupe de rock médiéval allemand Subway to Sally, par exemple, il a réalisé une pièce exceptionnelle et précieuse : une chalemie telle qu’on en jouait il y a un millénaire.
En outre, pour une des dernières adaptations hollywoodiennes de Blanche-Neige, le conte des frères Grimm, Andreas Spindler a confectionné une vielle à archet. Lorsqu’il a vu le film terminé, l’explorateur de sons a eu un moment d’effroi : l’un des nains qui combattent pour Blanche-Neige meurt et est incinéré avec sa vielle, unique en son genre.
— Cet article est paru dans Der Spiegel le 27 décembre 2019. Il a été traduit par Baptiste Touverey.