Qui a tué Anna Politkovskaïa ?
Son bureau au siège du journal Novaïa Gazeta était une halte quasi obligée pour tout journaliste étranger de passage à Moscou. Et il se trouvait toujours quelqu’un – un collègue, un ami, un fixeur – pour vous le rappeler : « Es-tu passé voir Ania ? » Ania : c’est ainsi que les Russes surnommaient Anna Politkovskaïa, connue surtout pour son travail de terrain lors de la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2009).
Les responsables tchétchènes l’avaient surnommé « la folle de Moscou », en raison de son obstination à se rendre dans cette petite république russe rebelle du Caucase et à fouiller dans leurs trafics inavouables. Les haut gradés de l’armée et des services spéciaux l’avaient dans le nez parce qu’elle n’avait de cesse de dénoncer leur peu de considération pour la personne humaine et la loi en général. Mais elle était aussi pour beaucoup de Russes leur dernier recours face à l’injustice et à l’arbitraire. « Je ne suis qu’une femme, un être humain parmi des millions, un visage dans les rues de Moscou, de Grozny ou de Saint-Pétersbourg, écrit-elle en 2004 dans l’introduction de son recueil d’articles La Russie selon Poutine 1. Ceci est un recueil de mes émotions griffonnées à la hâte dans les marges de la vie telle que les gens la vivent aujourd’hui en Russie. […] Je me contente de témoigner de l’instant présent et d’écrire ce que je vois. » Aujourd’hui, le bureau d’Ania est vide. Il se visite comme un petit musée. Ses collègues du journal ont pris le soin de le laisser en l’état, comme si elle allait revenir d’un instant à l’autre.
Anna Politkovskaïa a été assassinée le 7 octobre 2006 alors qu’elle sortait de l’ascenseur de son immeuble. Elle portait deux cabas de courses. Quatre douilles et un pistolet équipé d’un silencieux ont été retrouvés sur place. Par la suite, on a appris que des hommes venus du Caucase la suivaient à la trace depuis plusieurs jours avec la complicité de policiers moscovites. Ils avaient soigneusement consigné ses moindres déplacements et habitudes.
Deux ans plus tard s’ouvrait à Moscou le procès des tueurs présumés, premier volet d’une longue saga judiciaire qui n’est toujours pas terminée. Cinq hommes, dont trois frères et leur oncle, Lom-Ali Gaïtoukaïev, tous originaires de Tchétchénie, ainsi qu’un agent du contre-espionnage russe écopèrent de lourdes peines de réclusion pour avoir organisé et commis son assassinat. Gaïtoukaïev, présenté par la justice comme le commanditaire, est mort en prison en 2017. En 2018, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné l’État russe à verser un dédommagement à la famille de la journaliste, critiquant l’enquête menée par les autorités. Les juges de Strasbourg, ainsi que les proches et les collègues de la journaliste, estiment que les véritables commanditaires de son meurtre restent à identifier.
En 2016, à l’occasion des dix ans de sa mort, deux auteurs italiens ont choisi de lui rendre hommage en bande dessinée. Après de nombreux livres et une pièce de théâtre, Ania « méritait bien une BD », peut-on y lire. Porté par des dialogues économes mais efficaces et un graphisme très réaliste, l’album relate ses principaux faits d’armes journalistiques. Quant au commanditaire du crime, les auteurs laissent peu de doutes au lecteur : la « tête » de Politkovskaïa a été offerte en cadeau d’anniversaire à Vladimir Poutine qui, ce 7 octobre 2006, fêtait ses 54 ans. Comme souvent en Russie, la réalité est certainement un peu plus complexe.
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