Respect pour l’épicier !
Publié le 12 octobre 2016. Par La rédaction de Books.
Planches de vie, Rossignol
Amazon, géant de la distribution en ligne, s’apprête à ouvrir des magasins, assure le Wall Street Journal dans son édition de mardi. Où il proposera des produits frais et périssables. De là à qualifier Jeff Bezos d’épicier, il y a pourtant un pas, si l’on en juge par le portrait que fait Balzac de ce « viscère de la vie sociale » dans cet extrait des Français peints par eux-mêmes. Car l’omnipotent commerçant n’a qu’une devise : maintenir.
D’autres, des ingrats, passent insouciamment devant la sacro-sainte boutique d’un épicier. Dieu vous en garde ! Quelque rebutant, crasseux, mal en casquette que soit le garçon, quelque frais et réjoui que soit le maître, je les regarde avec sollicitude et leur parle avec la déférence qu’a pour eux le Constitutionnel. Je laisse aller un mort, un évêque, un roi, sans y faire attention ; mais je ne vois jamais avec indifférence un épicier. A mes yeux l’épicier, dont l’omnipotence ne date que d’un siècle, est une des plus belles expressions de la société moderne. N’est-il donc pas un être aussi sublime de résignation que remarquable par son utilité ; une source constante de douceur, de lumière, de denrées bienfaisantes ? Enfin n’est-il plus le ministre de l’Afrique, le chargé d’affaires des Indes et de l’Amérique ? Certes l’épicier est tout cela ; mais ce qui met le comble à ses perfections, il est tout cela sans s’en douter. L’obélisque sait-il qu’il est un monument ?
Ricaneurs infâmes, chez quel épicier êtes-vous entrés qui ne vous ait gracieusement souri, sa casquette à la main, tandis que vous gardiez votre chapeau sur la tête ? Le boucher est rude, le boulanger est pâle et grognon ; mais l’épicier, toujours prêt à obliger, montre dans tous les quartiers de Paris un visage aimable. Aussi, à quelque classe qu’appartienne le piéton dans l’embarras, ne s’adresse-t-il ni à la science rébarbative de l’horloger, ni au comptoir bastionné de viandes saignantes où trône la fraîche bouchère, ni à la grille défiante du boulanger : entre toutes les boutiques ouvertes, il attend, il choisit celle de l’épicier pour changer une pièce de cent sous ou pour demander son chemin ; il est sûr que cet homme, le plus chrétien de tous les commerçants, est à tous, bien que le plus occupé ; car le temps qu’il donne aux passants, il se le vole à lui-même. Mais quoique vous entriez pour le déranger, pour le mettre à contribution, il est certain qu’il vous saluera ; il vous marquera même de l’intérêt, si l’entretien dépasse une simple interrogation et tourne à la confidence. Vous trouveriez plus facilement une femme mal faite qu’un épicier sans politesse. Retenez cet axiome, répétez-le pour contrebalancer d’étranges calomnies. Du haut de leur fausse grandeur, de leur implacable intelligence ou de leurs barbes artistement taillées, quelques gens ont osé dire « Raca ! » à l’épicier. Ils ont fait de son nom un mot, une opinion, une chose, un système, une figure européenne et encyclopédique comme sa boutique. On crie « Vous êtes des épiciers ! » pour dire une infinité d’injures. Il est temps d’en finir avec ces Dioclétiens de l’épicerie. Que blâme-t-on chez l’épicier ? Est-ce son pantalon plus ou moins brun rouge, verdâtre ou chocolat ? Ses bas bleus dans des chaussons, sa casquette de fausse loutre garnie d’un galon d’argent verdi ou d’or noirci, son tablier à pointe triangulaire arrivant au diaphragme ? Mais pouvez-vous punir en lui, vile société sans aristocratie et qui travaillez comme des fourmis, l’estimable symbole du travail ? Serait-ce qu’un épicier est censé ne pas penser le moins du monde, ignorer les arts, la littérature et la politique ? Et qui donc a engouffré les éditions de Voltaire et de Rousseau ? Qui donc achète Souvenirs et Regrets de Dubufe ? Qui a usé la planche du Soldat laboureur, du Convoi du pauvre, celle de l’Attaque de la barrière de Clichi ? Qui pleure aux mélodrames ? Qui prend au sérieux la Légion d’Honneur ? Qui devient actionnaire des entreprises impossibles ? Qui voyez-vous aux premières galeries de l’Opéra-Comique quand on joue Adolphe et Clara ou les Rendez-vous bourgeois ? Qui hésite à se moucher au Théâtre-Français quand on chante Chatterton ? Qui lit Paul de Kock ? Qui court voir et admirer le Musée de Versailles ? Qui a fait le succès du Postillon de Longjumeau ? Qui achète les pendules à mamelucks pleurant leur coursier ? Qui nomme les plus dangereux députés de l’opposition, et qui appuie les mesures énergiques du pouvoir contre les perturbateurs ? L’épicier, l’épicier, toujours l’épicier !
Vous le trouvez l’arme au bras sur le seuil de toutes les nécessités, même les plus contraires, comme il est sur le pas de sa porte, ne comprenant pas toujours ce qui se passe mais appuyant tout par son silence, par son travail, par son immobilité, par son argent. Si nous ne sommes pas devenus sauvages, espagnols ou saint-simoniens, rendez-en grâces à la grande armée des épiciers. Elle a tout maintenu. Peut-être maintiendra-t-elle l’un comme l’autre, la république comme l’empire, la légitimité comme la nouvelle dynastie ; mais certes elle maintiendra. Maintenir est sa devise.
Si elle ne maintenait pas un ordre social quelconque, à qui vendrait-elle ? L’épicier est la chose jugée qui s’avance ou se retire, parle ou se tait aux jours des grandes crises. Ne l’admirez-vous pas dans sa foi pour les niaiseries consacrées ? Empêchez-le de se porter en foule au tableau de Jeanne Gray, de doter les enfants du général Foy, de souscrire pour le Champ-d’Asile, de se ruer sur l’asphalte, de demander la translation des cendres de Napoléon, d’habiller son enfant en lancier polonais ou en artilleur de la garde nationale, selon la circonstance. Tu l’essaierais en vain, fanfaron Journalisme, toi qui, le premier, inclines plume et presse à son aspect, lui souris et lui tends incessamment la chatière de ton abonnement !
Mais a-t-on bien examiné l’importance de ce viscère indispensable à la vie sociale, et que les anciens eussent déifié peut-être ? Spéculateur, vous bâtissez un quartier, ou même un village ; vous avez construit plus ou moins de maisons, vous avez été assez osé pour élever une église ; vous trouvez des espèces d’habitants, vous ramassez un pédagogue, vous espérez des enfants ; vous avez fabriqué quelque chose qui a l’air d’une civilisation, comme on fait une tourte il y a des champignons, des pattes de poulets, des écrevisses et des boulettes ; un presbytère, des adjoints, un garde-champêtre et des administrés : rien ne tiendra, tout va se dissoudre, tant que vous n’aurez pas lié ce microcosme par le plus fort des liens sociaux, par un épicier. Si vous tardiez à planter au coin de la rue principale un épicier, comme vous avez planté une croix au-dessus du clocher, tout déserterait. Le pain, la viande, les tailleurs, les prêtres, les souliers, le gouvernement, la solive, tout vient par la poste, par le routage ou le coche ; mais l’épicier doit être là, rester là, se lever le premier, se coucher le dernier, ouvrir sa boutique à toute heure aux chalands, aux cancans, aux marchands. Sans lui, aucun de ces excès qui distinguent la société moderne des sociétés anciennes, auxquelles l’eau-de-vie, le tabac, le thé, le sucre, étaient inconnus. De sa boutique procède une triple production pour chaque besoin : thé, café, chocolat, la conclusion de tous les déjeuners réels ; la chandelle, l’huile et la bougie, source de toute lumière ; le sel, le poivre et la muscade, qui composent la rhétorique de la cuisine ; le riz, le haricot et le macaroni, nécessaires à toute alimentation raisonnée ; le sucre, les sirops et la confiture, sans quoi la vie serait bien amère ; les fromages, les pruneaux et les mendiants, qui, selon Brillat-Savarin donnent au dessert sa physionomie. Mais ne serait-ce pas dépeindre tous nos besoins que détailler les unités trois angles qu’embrasse l’épicerie ? L’épicier lui-même forme une trilogie : il est électeur, garde national et juré. Je ne sais si les moqueurs ont une pierre sous la mamelle gauche ; mais il m’est impossible de railler cet homme quand, à l’aspect des billes d’agate contenues dans ses jattes de bois, je me rappelle le rôle qu’il jouait dans mon enfance. Ah ! quelle place il occupe dans le cœur des marmots auxquels il vend le papier des cocottes, la corde des cerfs-volants, les soleils et les dragées ! Cet homme, qui tient dans sa montre des cierges pour notre enterrement et dans son œil une larme pour notre mémoire, côtoie incessamment notre existence : il vend la plume et l’encre au poète, les couleurs au peintre, la colle à tous. Un joueur a tout perdu, veut se tuer ; l’épicier lui vendra les balles, la poudre ou l’arsenic ; le vicieux personnage espère tout regagner, l’épicier lui vendra des cartes. Votre maîtresse vient, vous ne lui offrirez pas à déjeuner sans l’intervention de l’épicier ; elle ne fera pas une tache à sa robe qu’il ne reparaisse avec l’empois, le savon, la potasse. Si, dans une nuit douloureuse, vous appelez la lumière à grands cris, l’épicier vous tend le rouleau rouge du miraculeux, de l’illustre Fumade, que ne détrônent ni les briquets allemands, ni les luxueuses machines à soupape. Vous n’allez point au bal sans son vernis. Enfin, il vend l’hostie au prêtre, le cent-sept-ans au soldat, l’eau de Cologne à la plus belle moitié du genre humain. Invalide, il te vendra le tabac éternel que tu fais passer de ta tabatière à ton nez, de ton nez à ton mouchoir, de ton mouchoir à ta tabatière : le nez, le tabac et le mouchoir d’un invalide ne sont-ils pas une image de l’infini aussi bien que le serpent qui se mord la queue ? Il vend des drogues qui donnent la mort, et des substances qui donnent la vie ; il s’est vendu lui-même au public comme une âme à Satan. Il est l’alpha et l’oméga de notre état social. Vous ne pouvez faire un pas ou une lieue, un crime ou une bonne action, une œuvre d’art ou de débauche, une maîtresse ou un ami, sans recourir à la toute-puissance de l’épicier. Cet homme est la civilisation en boutique, la société en cornet, la nécessité armée de pied en cap, l’encyclopédie en action, la vie distribuée en tiroirs, en bouteilles, en sachets. Nous avons entendu préférer la protection d’un épicier à celle d’un roi ; celle du roi vous tue, celle de l’épicier fait vivre. Soyez abandonné de tout, même du diable ou de votre mère, s’il vous reste un épicier pour ami, vous vivrez chez lui, comme le rat dans son fromage. Nous tenons tout, vous disent les épiciers avec un juste orgueil. Ajoutez : Nous tenons à tout.
Par quelle fatalité ce pivot social, cette tranquille créature, ce philosophe pratique, cette industrie incessamment occupée, a-t-elle donc été prise pour type de la bêtise ? Quelles vertus lui manquent ? Aucune. La nature éminemment généreuse de l’épicier entre pour beaucoup dans la physionomie de Paris. D’un jour à l’autre, ému par quelque catastrophe ou par une fête ne reparaît-il pas dans le luxe de son uniforme, après avoir fait de l’opposition en bizet ? Ses mouvantes lignes bleues à bonnets ondoyants accompagnent en pompe les illustres morts ou les vivants qui triomphent, et se mettent galamment en espaliers fleuris à l’entrée d’une royale mariée. Quant à sa constance elle est fabuleuse. Lui seul a le courage de se guillotiner lui-même tous les jours avec un col de chemise empesé. Quelle intarissable fécondité dans le retour de ses plaisanteries avec ses pratiques ! Avec quelles paternelles consolations il ramasse les deux sous du pauvre, de la veuve et de l’orphelin, avec quel sentiment de modestie il pénètre chez ses clients d’un rang élevé ! Direz-vous que l’épicier ne peut rien créer ? Quinquet était un épicier ; après son invention, il est devenu un mot de la langue, il a engendré l’industrie du lampiste.
Ah! si l’épicerie ne voulait fournir ni pairs de France ni députés, si elle refusait des lampions à nos réjouissances, si elle cessait de piloter les piétons égarés, de donner de la monnaie aux passants, et un verre de vin à la femme qui se trouve mal au coin de la borne, sans vérifier son état ; si le quinquet de l’épicier ne protestait plus contre le gaz son ennemi, qui s’éteint à onze heures ; s’il se désabonnait au Constitutionnel, s’il devenait progressif, s’il déblatérait contre le prix Monthyon, s’il refusait d’être capitaine de sa compagnie, s’il dédaignait la croix de la Légion-d’Honneur, s’il s’avisait de lire les livres qu’il vend en feuilles dépareillées, s’il allait entendre les symphonies de Berlioz au Conservatoire, s’il admirait Géricaut en temps utile, s’il feuilletait Cousin, s’il comprenait Ballanche, ce serait un dépravé qui mériterait d’être la poupée éternellement abattue, éternellement relevée, éternellement ajustée par la saillie de l’artiste affamé, de l’ingrat écrivain, du saint-simonien au désespoir.