Octave Mirbeau contre la liberté de la presse
Publié le 19 mai 2016. Par La rédaction de Books.
« Souvent, les journalistes sont les pires ennemis de la liberté d’expression », ils s’autocensurent. Robert Ménard n’a pas fait dans la dentelle lors d’un entretien sur RMC ce jeudi. L’ex-président de Reporters Sans Frontières, désormais élu proche du Front national, propose de supprimer les aides de l’Etat à la presse pour rendre aux journalistes leur liberté. Petit joueur ! Octave Mirbeau, qui dans ce texte daté de 1884 dénonce la vénalité de ses confrères et l’ineptie des publications, trempe sa plume bien plus profond dans la plaie. Et si le meilleur moyen d’engendrer une presse qui a de l’esprit et du courage était tout bonnement de supprimer la liberté de la presse ? Le bâillon, il n’y a rien de tel pour élever le niveau du journaliste. Vous pouvez le croire, puisque c’est un journaliste qui le dit.
J’ai passé huit mois hors de Paris, vivant en un village de Bretagne, au milieu de paysans et de matelots, mêlé en quelque sorte à leur robuste existence et à leurs durs travaux. Cela est bon, je vous assure, aux nerfs trop tendus, aux cœurs trop gonflés, et l’on a besoin, après les luttes trop vives, de se retremper dans un bain de solitude et de silence. Ma pensée s’en allait, sans un regret, vers ce que j’avais abandonné, et mes seules tristesses étaient de me dire qu’il me faudrait, dans quelque temps, reprendre la besogne ingrate.
Je ne faisais rien que marcher, le jour, au fond des grèves, accompagner en mer les pêcheurs, courir à travers les rochers et les landes, relire, le soir, les livres aimés. Je lisais peu de journaux — ceux seulement que le hasard déposait sur ces côtes sauvages — mais le peu que j’en lisais m’affligeait profondément. À distance, et dans les milieux calmes que ne viennent jamais troubler les fièvres et les bruits de la grande ville, on juge mieux, les impressions ressenties sont naïves, plus justes et plus fortes, car on a le temps de réfléchir et de comprendre, et j’étais véritablement effrayé de voir à quelle œuvre malfaisante surtout j’avais tant de fois travaillé, et travaille chaque jour, le journalisme.
Politique dédaignée et méprisée, littérature rapetissée aux mesures marchandes du comptoir, art rabaissé jusque dans le plus bas métier, aspirations généreuses étouffées, incroyances étalées, réclames triomphantes payées en argent ou en poignées de main, primant la vérité et faisant taire la franchise, lâchetés agenouillant les consciences devant les sacs d’écus. C’était donc cela, le journalisme, cela que, sans révolte, le public dévore tous les matins, cela avec quoi il pense et de quoi son intelligence vit, cela qui lui fait ses opinions, ses admirations, ses dégoûts.
Pourtant, voilà de longues années qu’on lui sert, au public, ce même repas d’indigestes fadeurs et de mensonges empoisonnés. Ne va-t-il point s’apercevoir qu’on le dupe, qu’on le vole et qu’on l’avilit ? Quand donc demandera-t-il au journalisme une sincérité, c’est-à-dire ce qu’il ne trouve nulle part et ce qui manque à tout, à l’art, au théâtre, à l’étude sociale ? Quand donc y cherchera-t-il une diversion au répugnant spectacle des marchandages parlementaires, des abdications politiques, des haines qui autrefois s’entretuaient et qui maintenant assises côte à côte, boivent dans le même verre et fraternisent gaiement ; une protestation hardie et, au besoin, violente contre l’influence énervante de Paris — de Paris cosmopolite, de Paris « ville des multitudes déracinées », de Paris qui broie les âmes, assomme les probités, émascule les énergies, réduit toute vie et toute pensée à des choses petites et basses ? Quand donc appellera-t-il une réaction contre la camaraderie — cette voleuse de succès — qui coupe les ailes aux talents qui tentent de s’élever, pour les rattacher aux dos des médiocres rampant tristement dans la poussière commune ? Anémié par la sophistication des aliments qu’on offre à son esprit, écœuré par l’odeur que soufflent les soupiraux de toutes les cuisines littéraires, secoué de haut-le-cœur à la vue des purulences qui s’étalent, ne va-t-il point, le public, dilater ses poumons et demander au vent qui passe un parfum d’honnêteté ? N’espère-t-il point qu’au-dessus des idoles vautrées dans la fange avec leurs adorateurs, des mains audacieuses relèveront ses respects croulants, ses gloires découronnées, et dresseront, devant tous les regards qui sondent l’horizon, le quoi que ce soit de grand : drapeau, colosse ou Dieu ? Je ne sais.
Il doit être las de tout ce qu’on lui jette dans ces journaux, où chaque fleur de rhétorique cache un piège tendu à sa crédulité, où chaque colonne masque une escopette braquée sur son porte-monnaie, où chaque ligne porte un appât offert à ses appétits d’éternel goujon ; où tout appartient au plus offrant et sert au plus coquin, où se bousculent, du haut en bas de l’échelle sociale, les convoitises malsaines et les intérêts véreux. Il doit être fatigué de ces fantoches que la réclame des bulletins mondains fait à chaque instant, à côté de dominations acceptées, passer et repasser devant ses yeux, de ces royautés bouffonnes du théâtre et de la ville, dont les moindres exploits de club, de sport, de boudoir, les moindres fantaisies, les moindres changements de costumes, de chevaux, de maîtresses, encombrent l’horizon parisien et ne laissent de place à rien de ce qui vaut l’attention. Et puis après ?
Le public – ce crédule – ne croit plus ; il a été tant de fois trompé qu’il est devenu – ce confiant – méfiant à l’égard de tous. Il englobe dans son mépris et dans son dégoût aussi bien les hommes d’affaires qui vivent en l’exploitant, lui, ses passions et ses instincts, que les courageux qui passent en lui disant la vérité. Il ne veut plus rien entendre ni aux honnêtetés, ni aux protestations. Futilités, déloyauté, vénalité, telles sont les vertus ordinaires qu’il attribue à cette belle institution qu’on appelle la Presse parisienne. Pour le public, le journaliste se vend à qui le paie ; il est devenu machine à louange et à éreintement comme la fille publique machine à plaisir ; il bat son quart, dans ses colonnes étroites – son trottoir – accablant de caresses et de gentils propos ceux qui veulent bien monter avec lui, insultant ceux qui passent indifférents à ses appels, insensibles à ses provocations. Et cela est tellement établi que le journaliste est ainsi, qu’on ne peut plus étaler dans un journal une admiration qui ne soit immédiatement suspectée d’avoir été payée en argent comptant, ni une haine qu’on ne traite aussitôt de chantage. Sous peine de se voir jeter à la figure des accusations salissantes, beaucoup de sujets intéressants lui sont interdits ; il ne peut toucher à des questions vitales, de celles-là qui découlent directement du mouvement social et se lient intimement au mécanisme physique et moral des sociétés et des peuples. C’est affaire aux bulletins financiers, dont l’indépendance et les tarifs sont connus.
Grâce à cette opinion qu’on a de lui, opinion contre laquelle il n’a pas su ou voulu se défendre, grâce aussi au « bande à part » de café, de théâtre et de tripot dans lequel il se renferme et d’où il s’est habitué à considérer le monde comme un ennemi, oubliant que le monde accueille et respecte les talents et les honnêtetés, le journalisme a pris dans la société une place d’irrégulier. Il s’en console en aigrissant, chaque jour, ses amertumes, en aiguisant ses rancunes, en se disant que, puisqu’il n’a pas toujours les respects qu’on accorde aux réguliers de la vie, il n’est pas tenu non plus d’en pratiquer les vertus et les devoirs bourgeois. Et, malgré les querelles intestines qui, parfois, lui mettent l’insulte à la plume et l’épée à la main, il s’enfonce davantage dans cette franc-maçonnerie de l’admiration mutuelle, dans cette camaraderie avec laquelle il se donne le mirage du succès, de la popularité et de la considération.
J’ai déjà dit deux mots de la camaraderie, cette forme hypocrite de l’indifférence, ce masque tartuffe du scepticisme. C’est elle qui fait que tous, depuis la première jusqu’à la dernière ligne d’un journal, nous bâtissons une œuvre vaine et souvent criminelle, car la réclame passe aussi vite que les réputations qu’elle élève, et elle étouffe la conscience. Singulier temps où il semble que le premier mérite d’un écrivain soit d’avoir, non du talent, mais de la probité littéraire, et qu’il faille davantage s’étonner de ce que, parfois, l’on rencontre, sur son chemin, un homme de bonne foi plutôt qu’un homme de génie. Avec la camaraderie, tout monte au même niveau de louanges bénissantes et de flatteries mielleuses : les hommes et les œuvres. Il n’y a plus de séparation entre ce qui est génial et ce qui est médiocre. Victor Hugo est confondu avec M. Déroulède, Baudelaire avec M. Rollinat, Musset avec M.Richepin. Son aberration est telle que qu’elle soufflette avec les petits, Molière avec M. Buguet, Delacroix avec M. Cormon, Gounod avec M. Varney.
C’est la camaraderie qui, par le rapprochement incessant et le coudoiement journalier, nous a enlevé peu à peu nos enthousiasmes littéraires, nos convictions politiques et par conséquent nos fièvres de combats. C’est elle qui éteint les haines, les haines fécondes, au soleil desquelles fleurissent les grandes choses et poussent les œuvres immortelles. La beauté vient de l’amour, et de la haine, cet amour douloureux et blessé, c’est l’idéal et c’est la tendresse qui fait le poète, l’artiste, le patriote. L’indifférence, ce credo de la camaraderie, est impuissante et stérile. Elle ne produit que des œuvres petites, qui meurent aussitôt qu’elles sont nées, et pour lesquelles demain ne se souviendra pas d’aujourd’hui.
Voilà ce qu’est le journalisme aujourd’hui, ce qu’il doit être sous le régime de la liberté de la presse. Nous ne manquons pourtant ni de talents sérieux, ni de vrais courages, ni d’inattaquables honnêtetés. J’en vois dans tous les journaux et dans tous les partis, autant qu’il y en avait autrefois, plus peut-être. Mais tout cela disparaît, se perd et se noie, au milieu de l’immense foire des journaux qui a fait surgir de terre tout à coup une foule hurlante et grouillante d’aventuriers de toute sorte, de ratés de tout poil : financiers sans capitaux, littérateurs sans orthographe, médecins sans diplômes, vaudevillistes sans rimes, politiciens sans parti, inventeurs sans brevet, artistes sans âme, prêcheurs sans foi, gommeux sans chemise.
Sous l’Empire, alors que la presse était bâillonnée, les voix des Weiss, des Veuillot, des Prévost-Paradol, des Grenier, des Hervé, des Rochefort résonnaient superbement et crânement, comme des fanfares de trompettes. Le journaliste était quelque chose et quelqu’un. Il avait vraiment une tribune retentissante et un public qui se passionnait, une influence terrible quelquefois, et toujours le respect que donnent l’esprit et le courage. Aujourd’hui, pas une voix n’arrive, perçant la sourde clameur. Un bourdonnement confus, une agitation de gestes, et c’est tout.
Quand donc se décidera-t-on, pour la réputation, pour la considération, pour l’honneur du journalisme, à nous arracher cette liberté morbus qui le tue ? Une liberté de moins, ce n’est pas une affaire pour la République : elle nous en a enlevé de plus utiles et de plus chères.