À chacun son caractère
Publié dans le magazine Books n° 23, juin 2011.
Si l’avènement de l’e-book peut faire craindre la disparition progressive du livre papier, il se traduit en revanche par un développement remarquable de l'art typographique, comme le montre Simon Garfield dans Just my Type, un essai consacré à l’histoire des familles de caractère.
Le numérique menace le livre, sinon dans son essence, du moins dans sa forme. D’ailleurs, « est-ce encore un livre ? », peut-on se demander à propos de l’e-book. Et qu’est-ce qui caractérise, et légitime, la forme consacrée du livre ? Pourquoi, par exemple, est-ce un objet rectangulaire, composé de feuillets pliés ? Réponse d’Alberto Manguel dans le recueil de ses textes sur la lecture publié outre-Atlantique l’an dernier (1) : « C’est Jules César qui, en pliant un rouleau pour envoyer ses instructions à ses troupes, aurait fabriqué le premier “codex”. » Pourquoi cette taille commune, qui semble se stabiliser dès le XVIe siècle ? Parce que c’est celle qui correspond le mieux à l’empan, l’écart entre le pouce et le petit doigt (20 centimètres environ), une dimension « naturelle ». Pourquoi, ensuite, la page telle que nous la connaissons ? Parce que l’art de la mise en page, qui a pris son essor avec Gutenberg, a d’emblée adopté le nombre d’or (5/8, ou 1,618) pour définir le rapport largeur/longueur de la page ou des colonnes. Pourquoi à peu près 250 mots par page ? Parce que c’est le nombre résultant de la taille optimale des caractères pour un « confort de lecture » acceptable.
Les caractères justement, il en existe plus de 160 000 – un univers entier, chacun avec son « caractère », comme l’évoque Simon Garfield dans Just My Type : l’Arial, comminatoire ; le Lucida, plutôt féminin ; le Trebuchet, plutôt cartésien ; l’Albertus, le plus expressif, etc. Chacun d’entre eux représente une forme spécifique de lisibilité, à la fois en termes pratique et esthétique. Dans son histoire complète des caractères, de Gutenberg à Microsoft, Simon Garfield montre la puissance des interactions entre ceux-ci et le message qu’ils véhiculent. C’est opportun car, de tous les éléments classiques du livre (forme, taille, etc.), le caractère est le seul à non seulement subsister tel quel, mais même prospérer à l’ère numérique.
Guglielmo Libri
(1) A Reader on Reading (« Un lecteur écrit sur la lecture »), Yale Univeristy Press, 2010.