L’ambassadeur et les nazis
Publié dans le magazine Books n° 26, octobre 2011.
Rien ne prédisposait William E. Dodd à occuper l’un des postes diplomatiques les plus exposés et délicats du XXe siècle. L’homme était un universitaire un peu falot, président du département d’histoire à l’université de Chicago, et il menait une vie paisible : il n’appréciait rien tant que de pouvoir siroter son verre de lait le soir avec une coupe de pêches au sirop et un bon livre. En 1933, Franklin Delano Roosevelt le nomme ambassadeur en Allemagne : Hitler vient à peine d’accéder à la chancellerie…
Rien ne prédisposait William E. Dodd à occuper l’un des postes diplomatiques les plus exposés et délicats du XXe siècle. L’homme était un universitaire un peu falot, président du département d’histoire à l’université de Chicago, et il menait une vie paisible : il n’appréciait rien tant que de pouvoir siroter son verre de lait le soir avec une coupe de pêches au sirop et un bon livre. En 1933, Franklin Delano Roosevelt le nomme ambassadeur en Allemagne : Hitler vient à peine d’accéder à la chancellerie et les touristes américains se font molester dans les rues de Berlin… Cette nomination suscita un vif étonnement. Et « l’un des surnoms malveillants dont William E. Dodd se vit affublé par ses collègues diplomates fut “Telephone Book Dodd” [“le Dodd de l’annuaire”]. On feignait de croire que Roosevelt voulait en fait proposer le poste à un professeur de droit de Yale, Walter F. Dodd, et s’était trompé en cherchant son numéro dans l’annuaire », rapporte Janet Maslin dans le New York Times.
Dodd resta à Berlin jusqu’en 1937. Le romancier Erik Larson a fait de ce témoin privilégié du nazisme le héros de son dernier récit, In the Garden of Beasts, qui figure en bonne place sur la liste des bestsellers du New York Times depuis sa sortie en mai dernier. L’ambassadeur ne vint pas seul : il emmena avec lui sa fille, Martha, jeune femme de 25 ans, belle, intelligente et très libre, prête à se jeter dans les bras du premier Allemand venu… C’est sur son journal que s’est appuyé Larson pour nouer son intrigue et faire en sorte que « chaque aspect de l’existence des Dodd reflète les bouleversements du Berlin de l’époque », explique Janet Maslin. Ainsi, lorsqu’ils cherchent où se loger, les voilà agréablement surpris par l’abondance des bonnes affaires : « Ils ne se demandent pas pourquoi tant d’hôtels particuliers sont disponibles avec tous leurs meubles, et l’ambassadeur, plutôt économe de nature, est ravi de pouvoir louer pour une bouchée de pain la demeure d’une famille juive en exil. »
Au début, l’optimisme est de rigueur : quand l’Allemagne s’apprête à priver les Juifs de leur citoyenneté, Dodd estime qu’il faut laisser aux nazis « une chance d’appliquer leurs théories ». Larson fait en cela de l’ambassadeur le représentant d’une opinion américaine rétive à l’égard des réfugiés. Martha, de son côté, collectionne les amants avec un grand sens de l’éclectisme : le premier, Rudolf Diels, dirige la Gestapo. Lui succèdent l’écrivain américain Thomas Wolfe, un diplomate français, un as de l’aviation allemande et, enfin, Boris Vinogradov, espion russe pour l’amour duquel elle devient même agent des services soviétiques. Elle refuse en revanche de devenir la maîtresse de Hitler, plus à cause de sa mauvaise haleine que de sa politique, qui l’a séduite un certain temps.
Assez vite, cependant, pour le père comme pour la fille, l’aversion l’emporte. La Nuit des longs couteaux, au cours de laquelle sont perpétrés près d’une centaine d’assassinats politiques, les écœure. « Dodd se mue en Cassandre, tentant en vain de prévenir son pays de l’imminence de la catastrophe », remarque Dorothy Gallagher dans un autre article du New York Times. Après cinq ans à Berlin, il rentre malade et désabusé et s’éteint en 1940, quelques mois après avoir écrit à Roosevelt : « Maintenant, il est trop tard. »