Dans les geôles de Lima
Publié dans le magazine Books n° 27, novembre 2011.
De son séjour au pénitencier d’El Sexto en 1938, José María Arguedas, figure majeure du mouvement indigéniste latino-américain, a tiré un roman coup de poing qui s’est imposé contre la critique.
« J’ai commencé à rédiger ce roman en 1957 ; j’ai décidé de l’écrire en 1939 », écrit José María Arguedas en épigraphe à El Sexto, que traduisent pour la première fois en français les éditions Métailié. El Sexto était un pénitencier sinistre du centre de Lima. Il fut détruit en 1985. En 1938, arrêté avec plusieurs de ses camarades étudiants à l’issue d’une manifestation antifasciste, José María Arguedas y passa huit mois. Le Pérou vivait alors sous la dictature du général Benavides et, quelques mois seulement après sa libération, celui qui allait bientôt devenir « la figure de proue du mouvement littéraire néo-indigéniste » – selon le quotidien argentin Página 12 – décida de tirer de cette expérience une œuvre de fiction. Il ne parviendra à la mettre en mots que vingt ans plus tard, quand la maturité lui donnera de dépasser le simple récit carcéral pour produire une analyse critique de la réalité sociale péruvienne des années 1930.
Paru en 1961, trois ans après le triomphe des bucoliques Fleuves profonds (Gallimard, 2002), El Sexto est un ouvrage à part dans l’œuvre d’Arguedas, le seul dont l’action se déroule dans la région côtière (urbaine et européanisée) du pays et non dans la cordillère andine de culture quechua. Le plus explicitement politique aussi. L’écrivain s’attaque aux inégalités sociales, dénonce la dictature et les rivalités absurdes qui divisent l’opposition de gauche, met en scène la violence et les perversions sexuelles des hommes.
La prison El Sexto est construite sur trois niveaux : au rez-de-chaussée s’entassent les plus dangereux criminels, assassins et violeurs que la police ramasse dans les bas-fonds de la capitale ; le premier étage abrite les délinquants de droit commun ; enfin, le deuxième étage est le « paradis » où les prisonniers politiques jouissent de conditions de vie jugées plus supportables.
À El Sexto, « tout est torture physique ou mentale », note l’hispaniste Ève-Marie Fell dans la préface à l’édition française de l’ouvrage : la faim et le froid, le sadisme des gardiens, l’impunité des caïds, le viol, omniprésent, et la prostitution forcée. « L’horreur ordinaire est démultipliée par l’impossibilité d’échapper au regard des autres. L’architecture d’El Sexto, conçue sans angle mort, permet à chacun de jouir du spectacle. Accoudés aux rambardes, les détenus ont un seul sujet de divertissement : contempler les violences infligées à d’autres, dont ils seront peut-être demain les victimes. » Pendant ce temps, les leaders politiques du deuxième étage choisissent d’ignorer, autant que faire se peut, les crimes du rez-de-chaussée et les injustices faites aux plus faibles.
Plutôt très mal reçu par la critique péruvienne, El Sexto « connut cependant, grâce au bouche-à-oreille, un incroyable succès populaire », rappelle la préfacière.