Publié dans le magazine Books n° 57, septembre 2014. Par Robert Darnton.
Étrange univers que celui de la censure à l’aube de la Révolution française ! Auteurs et censeurs, tous hommes de lettres, y travaillent ensemble dans cette zone grise entre le licite et l’illicite où l’essentiel est affaire de négociation entre gens « du monde ». En jeu, l’orthodoxie morale et politique, mais aussi et surtout l’excellence des livres soumis à l’approbation royale.
La vision manichéenne de la censure exerce une séduction particulière quand on l’applique au siècle des Lumières car il est facile de la percevoir comme une lutte entre la lumière et les ténèbres. L’époque se présentait comme telle aux yeux des contemporains et ses champions tiraient d’autres dichotomies de ce contraste premier : la raison contre l’obscurantisme, la liberté contre la répression, la tolérance contre la bigoterie. Ils voyaient des forces parallèles à l’œuvre dans le domaine social et politique : d’une part, l’opinion publique mobilisée par les philosophes, d’autre part, le pouvoir de l’Église et de l’État. Bien entendu, les études historiques portant sur les Lumières évitent de telles simplifications. Elles mettent en évidence les contradictions et les ambiguïtés, en particulier quand elles relient les idées abstraites aux institutions et aux événements. Mais quand elles en viennent à traiter de la censure, les interprétations historiques opposent en général l’activité répressive des fonctionnaires de l’administration aux tentatives des écrivains pour promouvoir la liberté d’expression. La France en offre les...