Dans les monts du Kurdistan irakien, où l’on meurt beaucoup ces temps-ci, il y a 60 000 ans, des hommes de Neandertal enterraient leurs morts. Peut-être même avaient-ils jeté des fleurs dans la tombe retrouvée, qui contenait un bébé, deux femmes et un homme. Les premières sépultures d’
Homo sapiens sont encore plus anciennes. C’est dire la puissance exercée par la perspective ou la réalité de la mort sur le gros cerveau des humains. Mais dans nos contrées, que nous nous plaisons à considérer comme les plus « développées », le traitement de la mort subit de curieuses métamorphoses. Une sociologue tchèque dont nous avons rapporté les travaux décrit la nouvelle tendance : dans son pays, majoritairement athée, les obsèques se déroulent le plus souvent en l’absence des proches, sans l’ombre d’une cérémonie ; et il n’est pas rare, après une crémation, que la famille ne prenne pas la peine de venir chercher l’urne (lire
Books, juin 2014). Nul ne l’ignore, la mort se produit le plus souvent « loin des yeux, loin du cœur », dans l’anonymat technologique de l’hôpital. En Europe du Nord, France y compris, les rites associés au décès d’un proche se réduisent comme peau de chagrin. Les cimetières sont moins visités et les crémations (dans l’obscurité d’un four) se multiplient : leur nombre est passé dans l’Hexagone d’un peu plus de 2 000 en 1975 à 200 000 environ aujourd’hui. Si la souffrance du deuil paraît se prolonger au-delà du raisonnable, le médecin vous propose un antidépresseur. Quand des sikhs protestent en Angleterre parce qu’on veut leur interdire la crémation sur un bûcher en plein air, on y voit un archaïsme absurde.
« Je crois, toutes réflexions faites, qu’il ne faut jamais penser à la mort : cette pensée n’est bonne qu’à empoisonner la vie », écrivait Voltaire à Mme du Deffand. Ce disant, il se moquait de Cicéron et de Montaigne (« Que philosopher c’est apprendre à mourir ») et prenait Pascal au mot (« Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser »). Que les mânes de Voltaire nous pardonnent : nous vous proposons d’y penser, un peu.