Walter Benjamin – l’amour à mort
Publié en juin 2009. Par Jean-Louis de Montesquiou.
Walter Benjamin était lui aussi un amoureux passionné des livres - comme Hitler, son antithèse absolue et, de fait, son assassin. Car c'est parce que les nazis ont brûlé sa bibliothèque qu'il s'est suicidé en septembre 1940, alors qu'il était sur le point de réussir sa fuite en Espagne.
Benjamin s'est tué à cause des livres, car les livres étaient toute sa vie. Ceux qu'il lisait - des milliers. Ceux qu'il commentait avec passion - Proust, Kafka, Goethe, et tant d'autres. Ceux qu'il écrivait, car « la façon la plus respectable d'acquérir des livres, c'est de les écrire soi-même ». Enfin ceux qu'il collectionnait avidement, mais avec la délicatesse et la compétence du bibliophile, dont le rustre Hitler était quant à lui totalement démuni.
Benjamin est difficile à caractériser : critique, philosophe, poète ? Hannah Arendt, dans un article qu’elle lui a consacré dans le New Yorker, avait choisi de le définir comme un homme de lettres, c'est-à-dire quelqu'un « qui vit dans le monde du mot écrit ou imprimé, complètement environné de livres - mais qui n'est ni obligé ni désireux d'écrire ou lire professionnellement, pour de l'argent ».
Dans un de ses rares textes autobiographiques (1), Walter Benjamin a préféré se décrire comme un collectionneur, un bibliophile. Il était lui aussi pris d'une frénésie d'accumulation, qu'il qualifie « d'enfantine », de livres, mais aussi de citations qu'il amassait constamment dans des petits carnets noirs, toujours présents dans ses poches. Comme bien d'autres, il opérait une dissociation entre le texte et son support, qu'il vénérait également, mais séparément. Il pensait que le livre - objet a lui aussi son destin propre, comme le texte qu'il incorpore, et que ce destin est étroitement lié à celui de son propriétaire, le bibliophile. L'achat de livres constitue en soi une activité intellectuelle voire quasi spirituelle : « combien de villes se sont révélées à moi à travers les pérégrinations que j'y ai faites à la recherche de livres ». La possession de l'objet n'entraîne pas d'ailleurs nécessairement celle de son contenu : Benjamin se défendait d'avoir lu tous ses livres en citant Anatole France qui prétendait n'avoir lu qu'un 10e de sa bibliothèque. « Est-ce qu'on se sert tous les jours de sa vaisselle en porcelaine ? Non bien sûr ! » avait répondu l'académicien à un journaliste indélicat qui l'avait interrogé sur ce sujet.
Cette dissociation entre le texte et son support - n'est-ce pas là le principe même de l'e-book ? Si ce nouvel objet avait existé il y a 70 ans, peut-être Walter Benjamin ne se serait-il pas suicidé, car il aurait pu trimbaler sa bibliothèque avec lui à travers ses pérégrinations ni. Aurait-il lu plus, mieux ? En tout cas, ses recherches et ses travaux en auraient été bien facilités. Car - Internet aidant - il aurait pu butiner à sa guise à travers les grandes bibliothèques du monde, recueillant directement dans son appareil électronique des myriades de merveilleuses citations. Aucun texte - peut-être même aucune lettre, aucun manuscrit - de ses chers auteurs n'aurait échappé à sa vigilance. Quel bénéfice en eussions-nous tous retiré !