Vivre après l’abdication
Publié en septembre 2024. Par Books.
Dans l’histoire européenne, ils se comptent sur les doigts d’une main et même d’une main amputée de plusieurs doigts, les monarques tout puissants qui ont volontairement renoncé au pouvoir. Il y a Dioclétien, le seul de tous les empereurs romains à avoir jamais abdiqué. Et, plus proche de nous, il y a Charles Quint, qui, de la Flandre et du Saint-Empire romain germanique à l’Espagne et à ses colonies américaines, gouvernait, selon la formule fameuse, un « empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais ». En 1556, après avoir partagé ses possessions entre son frère et son fils, il se retira au monastère de Yuste, en Estrémadure – geste fascinant, s’il en est.
C’est à ce vieil homme s’étant dépouillé de son pouvoir et attendant la mort que l’écrivain autrichien Arno Geiger consacre son dernier roman. « Charles est affligé de la goutte, de varices et d’hémorroïdes, quelque chose le brûle ou le fait saigner en permanence, si bien que le lecteur ne tourne les pages qu’avec une extrême prudence, de peur d’aggraver encore l’état du malade. Comme si cela ne suffisait pas, le Habsbourg est en proie à une crise d’identité aiguë : Charles ne sait plus qui il est », rapporte Thore Rausch dans le Süddeutsche Zeitung.
Geiger n’est pas un novice dans le portrait des hommes en fin de vie. En 2011, dans Le Vieux Roi en son exil (Gallimard, 2012), il faisait le portrait de son père atteint d’Alzheimer. Cette fois, il imagine pour l’empereur déclinant un ultime voyage avec un jeune garçon du monastère qui se trouve être son fils naturel. Le vrai Charles Quint est décédé au monastère. Celui de Geiger s’évade, sans que l’on sache très bien si cette évasion est davantage qu’un rêve suscité par l’opium. Voilà en tout cas l’ex-plus puissant monarque d’Occident parti à l’aventure sur des routes dangereuses, qui fait le coup de pistolet pour secourir des innocents, séjourne dans des auberges inquiétantes, parvient finalement à Laredo, sur la côte Atlantique.
« En chaque homme il y a un roi qui a abdiqué », écrit Geiger dans une phrase souvent citée par les critiques allemands. Son tour de force, selon Rausch, réside précisément là : réussir à faire « de l’empereur en exil un homme de tous les jours, sans pour autant lui ôter aucun de ses traits individuels ».