Le Japon a connu de pires catastrophes. Le séisme qui a ravagé la région de Tokyo et Yokohama en 1923 a fait 140 000 morts et les bombes atomiques lâchées sur Hiroshima et Nagasaki en 1945 en ont fait 200 000. Pour dévastateur qu’il fût, le raz-de-marée de 2011 a causé 16 000 morts. Pourtant, comme en témoignent les articles et entretiens que nous publions, le traumatisme vécu par le pays est jugé par les écrivains et autres intellectuels d’une ampleur comparable à celui éprouvé à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il y a trois raisons à cela, semble-t-il.
D’abord les perceptions ont changé : même si cette tragédie est finalement limitée dans ses effets immédiats, elle est l’événement le plus terrible vécu par ce pays depuis soixante-six ans, soit près de trois générations. Pour la majeure partie de la population, il n’y a pas de précédent. Le changement de perception vient aussi de l’évolution du niveau de vie et du confort, sans commune mesure avec ce que la société nippone connaissait dans la première moitié du XXe siècle. Comme l’observe un écrivain âgé, qui a vécu enfant la Seconde Guerre mondiale, les transformations du mode de vie furent telles que le principal risque ressenti par les Japonais ces dernières décennies était psychologique : les troubles mentaux associés à une société « déjantée », en perte de repères. Littérature et cinéma en ont fait leur miel. D’une certaine façon, l’événement a remis les pendules à l’heure, il a ramené les Japonais à la réalité physique.
Deuxième raison pour laquelle ce séisme localisé a été et continue d’être vécu comme un traumatisme national : la conjonction inédite de deux types de catastrophe, l’une naturelle, l’autre d’origine humaine, liée au progrès technique. De surcroît, l’humain n’est pas ici l’étranger, comme à Hiroshima, mais le Japonais lui-même, si fier des prouesses technologiques de son pays. Comme l’a confié Haruki Marukami à un journaliste du
New York Times, l’accident nucléaire de Fukushima, résultat d’une consternante accumulation de négligences, est une « blessure que les Japonais se sont infligée eux-mêmes (1) ».
Ce qui nous conduit à la troisième raison : le drame s’est produit à un moment déjà très douloureux pour l’amour-propre de la nation. Ce pays qui a en effet efficacement rivalisé avec les États-Unis dans de nombreux domaines, au point de faire croire à certains qu’il prendrait l’avantage, vit depuis une vingtaine d’années sous le signe de la stagnation. Après avoir connu ses trente glorieuses, l’économie japonaise n’a plus progressé que de manière poussive depuis 1990 et la crise financière de 2008 l’a plongée dans une récession profonde. Symbole fort, ce « satellite de la grande civilisation chinoise » (p. 35) a appris en 2010, à la veille du séisme, que son économie pesait désormais moins que celle de la Chine. Aujourd’hui, le pays renoue avec l’impensable, un déficit commercial. Et dans toutes les strates de la société se fait sentir l’ombre portée du vieillissement et du déclin démographique.
Mais « il n’y a pas de nuit sans qu’un autre jour se lève », écrit un poète (p. 27), et les textes que nous avons rassemblés dans ce dossier témoignent tous du choc salutaire engendré par le désastre. Un nouveau Japon est à inventer, fondé sur des bases plus saines, sur une conscience de soi plus lucide. « Les gens ne voient plus l’Amérique comme un modèle, dit encore Marukami. Nous n’avons plus de modèle. Il nous revient d’établir le nouveau modèle ».
Wishful thinking ?
Dans ce dossier :
Notes
1| New York Times, 22 octobre 2011.