Il y a de la carmélite chez Véra Nabokov, née Slonim, qui ne cessa pas un instant d’être l’aide de camp et l’aide-mémoire de son prestigieux mari Vladimir, depuis leur mariage, en 1925, jusqu’à la mort de celui-ci, en 1977. Pendant cinquante ans, elle lui servit à la fois : d’épouse (et de mère du petit Dmitri) ; de lectrice et d’admiratrice numéro un (c’est d’ailleurs en lui récitant ses propres poèmes que Véra avait séduit son futur époux) ; de dactylo (en quatre langues) ; de documentaliste ; d’agent littéraire ; de juriste virtuose du droit d’auteur ; de conseillère fiscale ; de chauffeur ; et même de garde du corps (elle avait un permis de port d’armes). Quand l’écrivain devint professeur de littérature russe aux États-Unis, son épouse assura pour lui l’organisation matérielle de l’enseignement (Nabokov manquait à ce point de sens pratique qu’il se perdait dans sa propre université), la correction des copies, l’accompagnement des élèves. Elle était présente aussi pendant le cours (qu’elle donnait parfois à sa place), mais n’intervenait que pour apporter des précisions ou empêcher son mari de faire des plaisanteries trop scabreuses. Elle suivit celui-ci jusque dans sa passion dévorante des papillons, comme chasseuse et organisatrice de collection. Incidemment, c’est elle qui sauva
Lolita du feu quand Vladimir voulut brûler l’ouvrage. Le tout sur fond de finances longtemps très précaires, de bouleversements historiques et de déménagements incessants depuis l’Allemagne jusqu’à la Suisse en passant par la France et les États-Unis (1).
Les lettres que Vladimir adressait quotidiennement à Vera dès qu’ils étaient séparés (circonstance de plus en plus rare au fil des ans) dévoilent la gratitude et surtout l’amour qu’il lui vouait – un amour hyperbolique et presque constant. Duncan White évoque dans le
Telegraph l’abondance des mots doux animaliers (« mon petit chat », « ma petite oie », « mon oiseau de paradis ») que Vladimir réservait à Véra. Ian Thomson note quant à lui dans le
Guardian que « Nabokov fut sans aucun doute l’écrivain au mariage le plus heureux du XXe siècle ».
On présume sans peine que cet amour était partagé. Présume, car toutes les lettres signées de Véra ont disparu. Il est probable qu’elle les a détruites, une fois veuve, parce qu’elle les trouvait indigentes comparées à celles qu’elle-même avait reçues (Vladimir lui faisait d’ailleurs souvent reproche de leur manque de fréquence et de « qualité », surtout lorsqu’elles étaient composées de « petits gémissements économiques »).
Il est vrai que les lettres de l’écrivain à sa femme, réunies pour la première fois dans un volume paru chez l’éditeur américain Knopf, relèvent de l’art plus que de l’éclairage biographique. S’y reflète toute la palette des talents de l’auteur : son style percutant, sa drôlerie, sa curiosité, « sa sensuelle attention au détail » (la formule est de Thomson), et même son sens de la fiction. Celui-ci fut particulièrement mis à contribution lorsque, en 1937, Nabokov entretint à Paris une relation intense et très publique avec une jeune Russe, tandis que sa femme attendait en Allemagne de pouvoir le rejoindre. La liaison était dissimulée dans les lettres sous un fatras de déclarations, de démentis, de détails complètement accessoires. Véra n’était pas dupe. Rapidement, elle demanda à son époux de choisir. Ce qu’il fit presque sans hésiter.
Il est d’autant plus ironique que Véra se soit auto-exclue de la correspondance conjugale que c’est elle qui produisait presque tout le courrier officiel des Nabokov, même les lettres signées Vladimir – ou plutôt « VN », ce qui entretenait l’ambiguïté. C’est peu dire que le couple faisait équipe : elle et lui faisaient agenda et même journal intime commun (avec récit de leurs rêves). La gloire qui arriva avec Lolita n’altéra en rien la façon d’être de Véra auprès de son mari. Elle se contenta de juger cette reconnaissance un peu tardive mais totalement méritée, et d’en savourer les retombées. Comme l’écrit joliment sa biographe Stacy Schiff (
Véra Nabokov, Grasset, 1999), « elle n’était pas dans l’ombre de son mari, mais dans sa lumière ».
Notes
1. Véra et Vladimir Nabokov étaient tous deux exilés à Berlin lors de leur rencontre ; ils ont émigré aux États-Unis en 1940.