Une fausse affaire Primo Levi
Publié en novembre 2014. Par Lisa Ginzburg.
Dans un livre publié en 2013 chez Mondadori (Partigia. Una storia della Resistenza), l’historien Sergio Luzzatto a interrogé le rapport de Primo Levi à la Resistance à partir d’une remarque contenue dans la deuxième édition (1958) de Se questo è un uomo de Levi. Celui-ci y fait allusion à « une arrestation conforme à justice » : expression bizarre, selon Luzzatto, si elle est lue à la lumière de l’éthique antifasciste. Partant de là, Luzzatto s’acharne à repérer d’autres traces de cette « attitude obscure » de Levi: par exemple dans un poème contenu dans le recueil Ad ora incerta, ou dans le texte Oro, une des nouvelles de Il sistema periodico, là où il fait mention d’un « segreto brutto » (mauvais secret) qui aurait jeté dans le désespoir le groupe des partisans dont Levi faisait partie (« il nous avait rendu désireux que tout se termine et que tout se termine par nous-mêmes »).
Le secret, argumente Luzzatto, concerne l’exécution de deux partisans décidée en interne, suppliciés selon « la méthode soviétique » (sans procès). Il se peut que la raison de l’exécution ait été que les deux hommes avaient violé une vieille femme juive (comme le suppose un autre historien, Alberto Cavaglion); il se peut aussi que le « segreto brutto » concerne uniquement le sentiment de culpabilité de Primo Levi face à cette brutale exécution. Quoi qu’il en soit, c’est à l’aide d’un bricolage opéré à l’aide de plusieurs textes de l’écrivain, ainsi qu’à travers des arguments parfois insidieux (comme celui que les juifs ne s’engageaient dans la Résistance que pour échapper aux lois raciales), que la « relecture » de Luzzatto vise à montrer un Primo Levi déchiré par les remords, mal à l’aise dans l’impasse d’une « zone grise » où s’effondreraient ses propres convictions morales.
Le but de l’opération semble être d’établir une vérité publique, capable de s’opposer à la version « officielle » d’un antifascisme pur et dur. Le chapitre controversé de l’histoire italienne qu’est la guerre civile menée entre 1943 et 1945 est utilisé ici de manière ambiguë, illustrant une historiographie à tendance bipartisane.
Dans le vide d’une profonde crise morale comme celle que traverse l’Italie depuis plusieurs années, rien n’est plus facile que de s’acharner à délégitimer des figures imposantes, mettant en doute leur intégrité et lucidité. Rien de plus nécessaire que de résister intellectuellement à ce genre de dérives destructrices.
Lisa Ginzburg