Publié dans le magazine Books n° 54, mai 2014. Par Orhan Pamuk.
Les premiers mois après son arrivée à Istanbul, Cevdet Bey aussi était venu à cet endroit pour contempler la mer, les ponts, le ballet des belles voitures et tout cet étrange tumulte. « À cette époque… c’était il y a vingt ans », pensa-t-il. Et, se souvenant que la première fois qu’il était venu ici, c’était avec son frère, la peur le saisit.
La voiture était arrêtée à l’entrée du pont de Galata, le cocher s’acquittait du droit de passage. Le vendeur de citronnade criait depuis son emplacement habituel sur la Corne d’Or. Les mouches se posaient sur les fruits du marchand de pêches d’à côté. Au loin, devant le chantier naval de Kasımpas¸a, on apercevait des carcasses de bateaux, des barques renversées sur le côté et des barges rouillées. La voiture se remit en mouvement. Le brouillard matinal s’était dissipé, laissant la place à un ciel d’un bleu limpide parsemé de quelques nuages indécis. Un bateau à aubes que Cevdet Bey reconnaissait, le
Suhulet, s’éloignait en direction de la mer de Marmara. Au milieu du pont, un homme corpulent coiffé d’un grand chapeau et une femme qui ne cachait pas son visage contemplaient la mer ; leurs enfants habillés en costume de marin leur tenaient la main de chaque côté. « Une famille comme ça ! » pensa Cevdet Bey. Plus loin, au pied d’un poteau, deux hommes portant le fez observaient aussi cette famille. « Une famille comme ça ! » Des portefaix doublèrent au pas de...