Une autre histoire de la Méditerranée

En publiant, en 1949, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, monumentale monographie qui était simultanément le manifeste d’une nouvelle façon de faire l’histoire, Fernand Braudel a marqué la réflexion sur cette partie du monde d’une empreinte extraordinairement profonde. Durant des décennies, les vues développées dans ce qui était la thèse de doctorat du grand historien ont façonné l’idée que nous nous faisons de la plus fameuse mer intérieure du globe. À présent encore, elles continuent à fortement influencer l’image que nous avons de cette région. En décidant de s’attaquer à la Méditerranée, un historien prend donc toujours un risque énorme. Écrire sur la Méditerranée aujourd’hui, fait très justement remarquer David Gilmour dans son excellent compte rendu du livre du professeur de Cambridge David Abulafia The Great Sea. A Human History of the Mediterranean, c’est un peu comme écrire sur la chute de l’Empire romain après Edward Gibbon. Le défi n’a pas effrayé Abulafia, qui l’a relevé avec talent, éclat et panache, d’une manière qui devrait contribuer à modifier substantiellement notre représentation de l’histoire de la Méditerranée.   

Contrairement aux nombreux épigones de l’historien français, David Abulafia n’a pas cherché à prolonger les travaux de Braudel ou à étendre son approche à d’autres époques de l’histoire de la Méditerranée que celle qu’il a étudiée. Mais il n’a pas non plus voulu se livrer à un travail d’iconoclaste en s’employant à systématiquement critiquer et méthodiquement démolir les thèses de son célèbre prédécesseur. En nous racontant ce qu’on a envie d’appeler une « autre histoire de la Méditerranée », il a mené à bien une entreprise très différente de celle de Braudel, d’une forme incontestablement plus traditionnelle, mais tout aussi réussie et convaincante, dans une perspective qu’on pourra même trouver mieux adaptée à la vraie nature de son objet.  

À hauteur d’homme

La première différence de The Great Sea avec le maître-ouvrage de Fernand Braudel est qu’il contient une histoire complète de la Méditerranée. S’il déborde, en amont autant qu’en aval, des frontières temporelles du  règne de Philippe II étroitement définies (comme il effectue de fréquentes excursions au-delà de l’espace méditerranéen stricto sensu), et s’il évoque, parce qu’il octroie  une grande place aux aspects géographiques, de nombreuses caractéristiques quasiment « éternelles » de la région méditerranéenne, le livre de Braudel porte malgré tout sur une période précise. Le récit d’Abulafia s’étend par contre sur plusieurs milliers d’années, des premiers peuplements humains il y a 20.000 ans à la Méditerranée d’aujourd’hui, en passant par la révolution néolithique, l’âge des colonies grecques, l’Empire romain puis celui de Byzance, l’expansion de l’Islam, les croisades, l’Empire ottoman et l’affrontement des puissances continentales européennes pour le contrôle de cet espace maritime au XIXème siècle. Le livre est organisé en cinq grandes sections correspondant à autant d’époques en lesquelles il convient, selon Abulafia, de découper la longue histoire de la Méditerranée : des origines à la chute supposée de Troie, autour de 1200 av. J.-C ; de ce moment à la fin de l’Empire romain, vers l’an 500 ap. J.-C. ; du début du Moyen-âge à la grande peste du XIVème siècle ; de celle-ci à l’ouverture du canal de Suez en 1869 - une période marquée par les grandes découvertes et la montée en puissance de l’Atlantique ; enfin, l’époque contemporaine, durant laquelle la Méditerranée a d’abord été considérée comme un point de passage vers l’Océan indien avant de se transformer, durant la seconde moitié du XXème siècle, en un foyer de tourisme industriel.

The Great Sea se distingue de son illustre prédécesseur par plusieurs autres traits.  Comme on sait, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II a servi de banc d’essai à l’idée de Braudel que l’histoire relève d’une triple temporalité : le temps long d’une histoire «  presque immobile » qui est celle des rapports de l’homme avec son milieu géographique ; le temps « lentement rythmé » de l’histoire sociale des groupes et des groupements ; enfin, le temps rapide de l’histoire des individus et des actions individuelles. Braudel n’avait pas beaucoup de considération pour cette dernière, qu’il appelait « histoire événementielle » et qualifiait péjorativement comme le produit d’« une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement ». Il était par contre fasciné par la « longue durée » et les influences géographiques (exercées par le relief, le climat, la végétation et l’allure des saisons), dans lesquelles il voyait le facteur le plus puissant de l’Histoire.

Abulafia, qui à côté de la Méditerranée, s’est également intéressé à l’impact culturel des premiers contacts des explorateurs européens avec les autochtones du Nouveau Monde à l’époque des découvertes, attribue par contre la plus grande portée aux agissements des individus et, davantage encore, des groupes (ethniques, sociaux et professionnels) dans l’Histoire. En conséquence, il installe résolument son récit dans le temps humain et le conduit à hauteur d’homme : « Ce livre ne nie pas l’importance des vents et des courants, mais il cherche à mettre à l’avant-plan l’expérience humaine  […] Le facteur humain a modelé l’histoire de la Méditerranée à un degré bien plus important que Braudel n’a jamais été prêt à l’admettre ». 

Une histoire centrée sur l’espace marin

L’histoire de la Méditerranée de David Abulafia est par ailleurs résolument centrée sur l’espace marin lui-même. Avant d’être une région, la Méditerranée est effet une mer, évidence que Braudel et ses élèves avaient presque tendance à oublier. Dans son Magnus Opus, ainsi qu’un ouvrage postérieur sur les premiers millénaires de l’histoire méditerranéenne intitulé Les mémoires de la Méditerranée (moins dans un des deux livres collectifs qu’il a dirigés sur le sujet, dont un chapitre est consacré à la mer), Braudel s’intéresse à ce qui se passe dans le bassin méditerranéen dans son ensemble, c’est-à-dire, essentiellement, sur la terre et le sol. Dans le même esprit, dans leur gros ouvrage The Corrupting Sea, Peregrine Horden et Nicholas Purcell étudient l’histoire agricole des pays situés sur les rives de la Méditerranée. David Abulafia a choisi, lui, de concentrer son attention sur ce qui se déroule à la surface ou à proximité immédiate de cette vaste étendue d’eau qui définit la région.

La Méditerranée de David Abulafia n’est donc pas celle de la culture de l’olivier (et encore moins celle de la tomate, de l’aubergine, du maïs, du riz ou de l’oranger, toutes espèces végétales inconnues d’Hérodote et importées en Méditerranée au cours des siècles, comme le rappelle l’historien Lucien Febvre, fondateur, avec Marc Bloch de cette École des Annales dont se revendiquait Braudel, dans un beau texte cité par ce dernier). C’est la Méditerranée des expéditions militaires et des batailles navales, celle des échanges commerciaux et des marchands, des raids corsaires et de la traite des esclaves, celle des côtes, des îles et des cités portuaires. En un mot, c’est la Méditerranée de tous ceux qui s’aventuraient sur la mer, la traversaient et vivaient d’elle. À l’exception notable des pêcheurs, sur la vie desquels, relève Abulafia, nous ne possédons que peu de données, mais sans que ceci ne prête vraiment à conséquence à son avis : parce que leurs bateaux retournaient toujours directement d’où ils étaient partis avec leur cargaison de poisson, les pêcheurs n’avaient pratiquement pas de ces contacts avec des représentants d’autres groupes qui, pour l’auteur de The Great Sea, comme on le verra, constituent la substance même de l’histoire de la région.

Depuis toujours, la Méditerranée a été un terrain d’expression privilégié de la volonté d’expansion des peuples et un lieu d’affrontement entre puissances. Abulafia retrace la succession des empires qui ont dominé la région et leurs multiples conflits. Il évoque sans trop s’attarder les grandes batailles navales qui ont émaillé l’histoire de la Méditerranée : la bataille de Salamine, où les Grecs battirent les Perses, celle d’Actium, qui vit la victoire d’Octave sur son rival Antoine à l’aube de l’Empire romain, la bataille historique de Lépante, en 1571, qui, grâce à la lourde défaite qu’y infligea la flotte chrétienne aux navires turcs, donna un coup d’arrêt à l’expansion de l’empire Ottoman en Méditerranée, ou celle d’Aboukir entre Anglais et Français, qui, en gratifiant la flotte de l’amiral Nelson d’une victoire sur celle de Napoléon, consacra la suprématie de la Royal Navy en Méditerranée. De manière générale, comme Robert Holland dans son récent ouvrage Blue-Water Empire, Abulafia s’emploie à mettre en lumière le poids de la présence anglaise dans la région au cours des deux derniers siècles et l’importance stratégique que lui a accordée la Grande-Bretagne à partir de l’ère napoléonienne : « Extraordinaire exemple d’expansion impériale d’un royaume sans côte méditerranéenne […] qui réussit à contrôler [cette mer] à un degré suscitant la colère et l’envie des pays qui […] la bordaient ».

The Great Sea revient fréquemment sur le phénomène de la piraterie, qui constitue une composante fondamentale de l’histoire de la Méditerranée : « Jusqu’à la disparition complète [au début du XIXème siècle] des corsaires barbaresques, la Méditerranée n’a été à l’abri des menaces de piraterie que sous la souveraineté romaine, en conséquence de la politique de contrôle exercée par Rome sur tous les rivages et les îles ». On sent ici chez Abulafia une certaine nostalgie de l’époque glorieuse de l’Empire romain, celle où la Méditerranée s’appelait Mare Nostrum (appellation aujourd’hui un peu discréditée par l’usage qu’en a fait Mussolini), qui a aussi été celle de sa plus grande unité : « C’était une unité politique ; mais aussi une unité économique, offrant aux commerçants la possibilité de traverser la Méditerranée dans tous les sens sans interférences ; c’était aussi une unité culturelle, assurée par la culture hellénistique, qu’elle s’exprime en grec ou en latin ». Abulafia nous rappelle qui étaient les « corsaires barbaresques » : des pirates basés sur les côtes africaines, qui  attaquaient et dépouillaient les navires marchands, rançonnaient les captifs et pourvoyaient en chair fraîche les marchés d’esclaves du monde musulman (les plus fameux ont été les deux frères Barberousse) ; il attire l’attention sur le fait qu’un certain nombre d’entre eux étaient d’origine chrétienne et provenaient parfois de régions géographiquement aussi éloignées de la Méditerranée que l’Angleterre ou l’Écosse.

Les marchands

Les principaux acteurs de l’histoire de la Méditerranée pour Abulafia, et les véritables héros de The Great Sea, ce sont toutefois les marchands. Au sein de la population méditerranéenne, ils constituaient un groupe au statut singulier. Bien qu’assurant un service indispensable et apprécié, parce qu’ils étaient étrangers et venaient d’autres contrées, ils étaient perçus comme une source de danger, un vecteur possible de contamination par des idées politiques ou religieuses condamnables ou subversives. Souvent, on leur demandait donc de mener leurs activités dans des conditions de relatif isolement, dans des communautés coupées du reste de la population mais jouissant d’une réelle autonomie et dont les membres bénéficiaient de certains privilèges, notamment la liberté de religion (Abulafia suggère qu’elles ont servi de modèle au Ghetto Juif de Venise).

Parmi les différentes catégories de commerçants navigateurs, The Great Sea accorde une importance toute particulière au groupe spécifique des marchands juifs, à qui le titre du livre rend implicitement hommage : « The Great Sea » est le nom donné à la Méditerranée par les Juifs. Lui-même descendant de Juifs séfarades, Abulafia a étudié avec un soin extrême  les milliers de documents d’archives dont nous disposons sur le négoce juif en Méditerranée. Ils mettent en évidence le rôle remarquable que ce dernier a joué dans la vie économique et, par voie de conséquence, dans les échanges culturels qui ont déterminé l’histoire de la région : « Parler des Juifs, c’est parler de commerçants possédant une capacité hors du commun de traverser les frontières entre cultures [grâce à] leurs connections trans et ultra-méditerranéennes [en exploitant] leurs relations familiales ou d’affaires ». Mais tous les commerçants n’étaient bien sûr pas juifs, et les Juifs eux-mêmes étaient dispersés sur le pourtour entier de la mer. Le commerce en Méditerranée était une réalité vaste, complexe et diversifiée, impliquant une constellation changeante de lieux et de groupes d’individus. Avec minutie, Abulafia reconstitue son histoire chatoyante et mouvementée : la domination successive ou simultanée exercée par les marchands catalans, pisans, génois et vénitiens, en raison de la supériorité de leurs connaissances maritimes, le rôle sous-estimé joué à cet égard par la région d’Amalfi,  etc.

Pour un certain  nombre d’anthropologues, notamment anglo-saxons, il existe une «  identité méditerranéenne » consistant en ensemble de conditions d’existence, au départ matérielles et physiques, dont le partage définirait la Méditerranée : un même climat, des paysages semblables, des pratiques agricoles et des modes de vie très proches. Abulafia considère au contraire que ce qui caractérise de la façon la plus fondamentale la Méditerranée, c’est la diversité, plus précisément le fait que, durant des millénaires, elle a fourni à des populations variées de multiples occasions de se rencontrer, d’une manière qui en a fait «  le plus vigoureux espace d’interactions entre sociétés différentes [qui ait existé] à la surface de la terre » et lui a permis « [de] jouer dans l’histoire de la civilisation humaine un rôle qui n’a été surpassé par aucune autre mer ».

Cosmopolitisme

Dans ce processus, des protagonistes de premier plan ont été les grandes cités portuaires du bassin méditerranéen, plus particulièrement celles de sa partie orientale : Barcelone, Marseille, Gênes, Venise, Raguse et Trieste, mais surtout Beyrouth, Alexandrie, Smyrne et Salonique. Comme Philip Mansel dans son livre Levant, et Mark Mazower dans Salonica - City of Ghosts,  David Abulafia montre à quel point les grands centres maritimes de l’Est de la Méditerranée ont été des espaces cosmopolites dans lesquels coexistaient et interagissaient Juifs, Chrétiens (catholiques et orthodoxes), Coptes et Musulmans. Il consacre dans ce contexte de belles pages à la ville d’Alexandrie, dont ont éloquemment parlé avant lui de nombreux écrivains, de E.M. Foster à Daniel Rondeau et Olivier Poivre d’Arvor dans son magnifique Alexandrie Bazar. On y apprend notamment que le modèle du personnage de Nissim dans le célèbre Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durell n’était pas copte, comme dans le roman, mais bien juif.

À l’instar des deux historiens cités, Abulafia met en évidence, pour le déplorer, le processus fatal au terme duquel, sous l’effet de la montée des nationalismes au XXème, souvent dans des conditions tragiques, comme à Smyrne et Salonique, respectivement détruite par les Turcs et dévastée par les troupes nazies, ces villes portuaires ont radicalement perdu le caractère cosmopolite qu’elles avaient conservé durant des siècles, pour acquérir une identité unique et homogène exclusivement grecque, turque, égyptienne ou juive (dans le cas de Jaffa). Bien sûr, nous met en garde Abulafia, il convient de ne pas « romantiser » le passé de la Méditerranée. La cohabitation de toutes ces communautés ne s’est jamais déroulée sans tensions ni frictions. Plus généralement, l’histoire de la région ne manque pas d’épisodes sanglants et les manifestations de cruelle brutalité y étaient loin d’être rares. Mais avec le XXème siècle, une des caractéristiques qui faisait la richesse de la Méditerranée a bel et bien été perdue.

Cet appauvrissement est allé de pair avec le saccage progressif des rivages de la Méditerranée par le tourisme de masse, qu’Abulafia décrit sèchement sur un ton à la fois irrité, désolé et résigné dans un court chapitre de la fin de son livre. Et ce double développement s’inscrit lui-même dans le contexte d’un processus évolutif séculaire : l’inexorable déclin de l’importance de la Méditerranée à partir du moment des grandes découvertes, qui ont déplacé le centre de gravité du monde occidental dans l’Atlantique. Durant quelques dizaines d’années, la Méditerranée a conservé une signification stratégique comme corridor vers l’Asie par l’intermédiaire du  détroit de Suez. Mais, même cet atout, elle l’a perdu aujourd’hui : « Dans l’économie mondiale  du XXIème siècle, une Méditerranée intégrée possède une signification locale plutôt que globale. La facilité de contact à travers le globe - contact physique par le transport aérien, contact virtuel par l’intermédiaire d’internet -, fait que des relations politiques, commerciales et culturelles peuvent se développer rapidement à grande distance. En ce sens, le monde est devenu une immense Méditerranée ».    

À côté de la pêche et de la mer considérée dans sa réalité physique, un des grands absents de The Great Sea est la culture. Du fait même de l’approche qu’il a choisie, Abulafia n’évoque guère les manifestations de la culture intellectuelle, scientifique, artistique ou matérielle dans la région méditerranéenne. On cherchera en vain dans le livre de grands développements sur la philosophie et la statuaire antiques, l’habitat méditerranéen, la mythologie et le folklore de la région et sa place dans notre imaginaire, l’astronomie, la poésie et la calligraphie arabes, voire même sur les techniques de navigation, à l’exception d’une judicieuse remarque sur l’étonnante persistance de la galère à travers les siècles. Dans une annexe bibliographique, David Abulafia renvoie cependant opportunément au merveilleux Bréviaire méditerranéen du « yougoslave » (ainsi qu’il se qualifie) Predrag Matvejevitch, qui foisonne d’aperçus éclairants et de fines considérations sur tous ses aspects. Dans le même esprit, il aurait pu faire référence au très riche Méditerranée. Tumultes de la houle  de l’auteur catalan Baltasar Porcel. Abulafia mentionne par contre avec à-propos deux des meilleurs livres de voyage écrits sur la région, On the Shores of The Mediterranean d’Eric Newby et Les colonnes d’Hercule de Paul Theroux, qui, conformément à l’usage le plus répandu, ont tous deux tourné autour de la mer dans le sens des aiguilles d’une montre. Les deux écrivains-voyageurs mélangent descriptions, anecdotes, récits de rencontres avec des habitants et réflexions sur l’histoire des pays qu’ils traversent, comme le fait aussi Robert D. Kaplan dans Mediterranean Winter.   

Une splendide réussite      

The Great Sea n’est pas porté par l’ambition de révolution conceptuelle qui animait Fernand Braudel dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. En mettant en exergue l’influence du facteur humain dans l’histoire de la Méditerranée, David Abulafia revient en quelque sorte à une conception plus classique de l’histoire. Mais il le fait d’une manière intelligente et non caricaturale, sans la réduire à « l’histoire des rois, des batailles et des traités » à laquelle Braudel et ses disciples lui reprochaient de se résumer (ce que John Julius Norwich tend un peu à faire dans son Histoire de la Méditerranée, dont Abulafia dit qu’il n’est pas son ouvrage favori de cet auteur, et l’on comprend facilement pourquoi). En mettant au cœur de l’histoire de ce qui est d’abord et avant tout une mer, les échanges commerciaux maritimes et tout ce qui qui tourne autour de la navigation et de la vie des ports, on peut même affirmer que David Abulafia intègre dans la vision traditionnelle de l’histoire l’idée de Braudel d’un déterminisme géographique. Braudel concevait toutefois ce déterminisme comme presque totalement contraignant. Abulafia retient le principe sous une forme beaucoup moins rigide, en faisant une part considérable, prépondérante même, à ce qui revient à l’initiative des hommes, en plus grande conformité, est-on tenté d’affirmer, avec la façon dont les choses se passent dans la réalité.

Il est fréquent d’entendre louer le style de Fernand Braudel. Ses livres sont de fait rédigés dans une langue assez littéraire, un peu trop ornée et précieuse pour le goût d’aujourd’hui, cependant, et qu’on pourra même trouver par endroits exagérément ampoulée. Rien à reprocher de ce point de vue à David Abulafia, qui s’exprime dans un anglais simple, sobre, fluide et très élégant, exempt de ce lourd et prétentieux jargon pseudo-technique issu des sciences sociales et humaines qui rend ardue et pénible la lecture de tellement de textes d’histoire contemporains (par exemple ceux de Peregrine Horden et Nicholas Purcell, évoqués plus haut). Combinée avec le tableau très vivant qui nous est offert, cette qualité d’écriture rend la lecture de The Great Sea extrêmement agréable. «  Mon espoir », écrit Abulafia, « est que ceux qui s’empareront de ce livre éprouveront autant de plaisir à le lire que j’en ai eu à l’écrire ». On peut complètement le rassurer sur ce point. La valeur littéraire de l’ouvrage ne devrait cependant pas occulter ses mérites scientifiques : à bien des égards, The Great Sea   devrait faire date dans l’historiographie de la Méditerranée, et c’est sur tous les plans qu’il est une splendide réussite. Longtemps encore, assurément, prestige et habitude obligent, le nom de Fernand Braudel continuera à être rituellement cité dans tous les textes savants, les  discours politiques, les articles de presse et les documentaires télévisés au sujet de la Méditerranée. Dorénavant, celui de David Abulafia devrait l’être aussi, moins systématiquement, peut-être, mais à coup sûr très souvent, par tous ceux aux yeux de qui, pour paraphraser le commentaire d’une historienne à propos de son livre, la Méditerranée restera toujours davantage qu’un lieu de villégiature et une destination de vacances. 

Michel André

LE LIVRE
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La grande mer de Une autre histoire de la Méditerranée, Penguin

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