Publié dans le magazine Books n° 11, janvier-février 2010. Par Francis Deron.
Cela dura trois ans et dix mois. Trois ans et dix mois pendant lesquels la population cambodgienne fut livrée au délire sanguinaire des troupes de Pol Pot : la capitale fut vidée de toute sa population, les écoles détruites, l’argent aboli, les lunettes et leurs porteurs massacrés en priorité. En 1979, quand le cauchemar prit fin, deux millions de personnes étaient mortes, le crâne généralement fracassé à coups de massue. Alors que Douch, ancien directeur de la sinistre prison S-21, vient d’être jugé par le tribunal international sur le génocide cambodgien, le célèbre sinologue Simon Leys rappelle à quel point le totalitarisme khmer fut l’épilogue monstrueux des horreurs du XXe siècle. Et s’indigne de la résurgence régulière des zélateurs du maoïsme, dont le radicalisme n’est guère qu’une forme d’amnésie.
Qui ne se souvient des dernières lignes du
Procès de Kafka ? Joseph K., citoyen innocent tombé dans un incompréhensible engrenage de poursuites judiciaires interminables, pour des raisons qui ne lui seront jamais révélées, est finalement emmené dans une carrière abandonnée par deux messieurs à l’apparence de fonctionnaires. Là, avec une sorte de raideur bureaucratique imbécile, sans violence, sans colère et sans un mot, ils entreprennent de l’exécuter. Tandis que l’un des deux messieurs retourne par deux fois un couteau dans son cœur, K. a un dernier sentiment conscient : « C’était comme si la honte allait lui survivre. »
Cette dernière phrase a laissé perplexes bien des lecteurs. Mais c’est cette perplexité même qui laissait perplexe Primo Levi, qui explique dans son court essai sur Kafka : « Cette dernière page me coupe le souffle. Moi, qui ai survécu à Auschwitz, je ne l’aurais jamais écrite, ou pas comme cela : par incapacité ou manque d’imagination, certainement, mais aussi par un sentiment de décence face à la mort (que Kafka méconnaissait ou rejetait) ; ou peut-être simplement par manque de courage. La...