Un Allemand à Shanghai
Publié en mars 2025. Par Michel André.
Responsable d’une entreprise d’import-export, Hermann Waldemar Breuer, alias HWB, vécut près d’un demi-siècle dans la grande ville chinoise. Menant une vie rangée au sein de la communauté allemande, il en a traversé sans encombre l’histoire tumultueuse, de la fin de l’empire Qing à l’époque de Mao.

Shanghai fut une grande métropole internationale et cosmopolite bien avant de devenir, au cœur de l’économie mondiale, la vitrine du capitalisme d’État à la chinoise. En 1842, le traité de Nankin, qui mit fin à la première guerre de l’opium, gagnée par l’Angleterre contre l’empire Qing, forçait la Chine à ouvrir cinq ports au commerce avec l’Occident. L’un d’eux était Shanghai, installée sur la rive gauche d’un affluent du fleuve Yangtsé, à proximité de son estuaire. En quelques décennies, la ville se peupla de plusieurs dizaines de milliers de ressortissants étrangers : des Anglais, des Américains, des Français, des Allemands, auxquels viendront s’ajouter dans les années 1920 des milliers de Russes chassés par la révolution communiste puis, au cours des années 1930, de juifs allemands et d’Europe centrale fuyant le nazisme. À Shanghai, ces étrangers vivaient dans deux zones bénéficiant du statut d’extraterritorialité : la concession française et la concession internationale, ouverte sur la rivière par un quai bordé de prestigieux bâtiments de tous les styles européens, le Bund.
Parmi les citoyens allemands figurait Hermann Waldemar Breuer. Les Chinois qui parlaient allemand l’appelaient HWB (Ha We Be), initiales qu’on utilisait aussi dans sa famille pour désigner celui que ses neveux et ses petits-neveux connaissaient comme « l’oncle de Chine » : de 1906 à 1952, il y travailla dans une entreprise d’import-export dont le siège était à Brême et que possédait son parrain. Après son décès en 1973, en Allemagne à l’âge de 89 ans, sa petite-nièce, Christine Maiwald, entreprit d’explorer ses archives : des agendas, des cartes postales annotées, du courrier d’affaires et les lettres qu’il envoyait à sa famille et ses proches. Dix ans de recherches impliquant d’abondantes lectures, des voyages en Chine et des entretiens avec des personnes qui l’avaient connu lui permirent de rédiger et de publier l’histoire de sa vie à Shanghai. Long de quelque 700 pages, l’ouvrage comprend en annexe un arbre généalogique de la famille, plusieurs dizaines de pages de notices biographiques des principaux personnages cités, des photos d’une étonnante qualité et une très utile chronologie mettant en parallèle, année par année, d’un côté l’histoire personnelle d’HWB et celle de la société Melchers & Co., de l’autre l’histoire de Shanghai, de la Chine et des grands événements dans le monde.
Né à Bangkok en 1884, Hermann Waldemar Breuer passa ses premières années à Sumatra, où ses parents exploitaient une plantation de tabac. Lorsqu’il eut 6 ans, ils l’envoyèrent à Hanovre pour effectuer ses études secondaires et des études professionnelles. À l’issue de son service militaire et d’un stage de formation, il retourna en Asie. Lors d’une escale en Malaisie, il eut l’occasion de retrouver pour une journée ses parents, qu’il n’avait plus vus depuis seize ans. La société qui l’avait engagé était une des premières sociétés allemandes établies en Chine. Elle en importait des peaux, du tabac, des graines, du suif, des plumes, de la soie, tout en y exportant tout ce que fabriquait l’industrie allemande, notamment des produits chimiques. Le contrat qu’il avait signé l’autorisait à rentrer chez lui après sept ans. En échange, conformément à une pratique fréquente à l’époque, il s’engageait à ne pas se marier durant cette période. Il profitera de son premier congé en Allemagne au bout de ces sept années pour épouser une jeune femme originaire de Hambourg, Erna Wolcke, qui le suivit à Shanghai et lui donna un fils. Comme il le fit plusieurs fois seul par la suite, ils revinrent en Chine, non par bateau, mais par le transsibérien. Leurs relations se détériorèrent progressivement et au bout de treize ans, ils divorcèrent. Quelques années plus tard, il fera la connaissance d’une jeune exilée russe, Jennie Bohanova, en compagnie de qui il vécut jusqu’en 1949 : peu avant l’arrivée des troupes communistes à Shanghai, elle quitta la ville pour aller s’établir à Sydney. Ils continueront à s’écrire mais ne se reverront jamais.
Les journées d’Hermann Waldemar Breuer à Shanghai se déroulaient entre son domicile, les bureaux de Melchers & Co. et différents lieux de rencontre de la communauté allemande : le club Concordia, le cercle nautique, le cercle hippique, le cercle de théâtre. Chaque communauté nationale avait ses associations et ses clubs, autour desquels tournait sa vie sociale. Les ressortissants d’autres pays pouvaient y être invités, ainsi que des riches Chinois au titre de visiteurs, sans en devenir membres. Dans l’ensemble, les Occidentaux de Shanghai menaient une existence privilégiée, à la fois luxueuse et coûteuse, employant à leur service des Chinois comme secrétaires, chauffeurs, domestiques, jardiniers et bonnes d’enfants. La vie d’HWB, qui n’avait rien d’un aventurier, paraît avoir été celle, assez rangée et sage, d’un honnête commerçant. On cherchera en vain dans sa correspondance et dans le livre de Christine Maiwald un écho de ce qui fit la réputation sulfureuse de la Shanghai des années 1920 et 1930 : l’opium, la prostitution et les jeux. Introduit en Chine par les Anglais pour rééquilibrer leur balance commerciale avec ce pays, le commerce de l’opium est l’origine de la prospérité de la ville. D’abord aux mains d’Indiens et de grandes familles commerçantes juives (les Sassoon, Hardoon et Kadoorie), progressivement interdit, ce trafic passera à partir de 1915 dans les mains de la pègre, dirigée par les célèbres gangsters Huang Jinrong (également membre de la police de la concession française) et Du Yuesheng (par ailleurs un grand philanthrope). Tous deux mirent plus tard leurs hommes de la « Bande Verte » au service de Tchang Kaï-chek dans sa lutte contre les communistes. Au milieu des années 1930, on comptait en outre à Shanghai quelque 100 000 prostituées de toutes catégories (des courtisanes très recherchées jusqu’aux plus misérables) et de toutes nationalités, mais surtout chinoises et russes. Les jeux de toutes sortes (loteries, paris sur les courses hippiques, jeux de casinos) y faisaient aussi l’objet d’un engouement général. Hermann Waldemar Breuer semble s’être tenu à l’écart de ce qui faisait ainsi de Shanghai la « capitale du vice ».
La plupart de ses lettres concernent sa vie quotidienne ou des questions familiales, et il n’y est guère question de politique. Mais l’Histoire y est présente ne fût-ce qu’au titre de décor, et il est difficile de raconter sa vie sans faire référence aux multiples événements dramatiques qui ont secoué la Chine en général, et Shanghai en particulier, durant les 46 ans de son séjour dans cette ville. Lorsqu’il s’y est installé, l’empire des Qing connaissait ses derniers jours. En 1911, une révolution « bourgeoise » donnait naissance à la République chinoise, dont Sun Yat-sen fut le premier président, en même temps que le fondateur du Kuomintang, le parti au pouvoir jusqu’à l’arrivée des communistes. Shanghai joua un rôle important dans cette révolution en lui fournissant un programme politique et des hommes, et en se transformant en avant-poste de la modernité économique.
Trois ans plus tard, la Première Guerre mondiale éclatait en Europe. À Shanghai, la communauté allemande se retrouva ostracisée. Ne pouvant plus faire d’affaires en association avec des sociétés d’autres pays européens, Hermann Waldemar Breuer commença à étudier intensivement le chinois et à développer des liens directs avec des partenaires locaux. L’entrée en guerre de la Chine aux côtés des alliés menaça un moment la présence allemande dans le pays. Mais l’octroi au Japon, par le traité de Versailles, de territoires loués par l’Allemagne à la Chine et que celle-ci espérait récupérer outra les Chinois qui se tournèrent à nouveau vers l’Allemagne et rétablirent les liens commerciaux avec elle. Ils se poursuivirent tout au long de la décennie suivante, en dépit de la terrible inflation qui ravageait l’Allemagne à la suite de la crise économique de 1929. Cette année-là, Melchers & Co. fut au plus haut de son succès. HWB, qui avait effectué un voyage de prospection à Pékin et dans d’autres villes, était devenu le directeur des importations à Shanghai et responsable pour tout le nord de la Chine.
Mais les années 1930 furent aussi celles de la montée du nazisme. En 1932, une antenne du parti national-socialiste était créée à Shanghai. À moitié juif par sa mère selon les lois raciales du régime, Hermann Waldemar Breuer essaya de garder ses origines aussi discrètes que possible. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, la communauté allemande de Shanghai fut à nouveau marginalisée. Peu auparavant, avec l’invasion de la Mandchourie par le Japon, la seconde guerre sino-japonaise avait débuté. En 1937, les troupes japonaises s’étaient emparées de la partie chinoise de Shanghai. Après l’attaque de Pearl Harbor et l’entrée en guerre des États-Unis, elles prirent également le contrôle de la concession internationale. À partir de 1942, les Japonais commencèrent à interner dans des camps les ressortissants des puissances ennemies, principalement les Américains et les Britanniques. Comme il s’était efforcé d’aider les réfugiés russes et juifs arrivant à Shanghai, HWB s’employa à soulager la condition de ses anciens partenaires anglo-saxons en leur faisant envoyer par la Croix-Rouge des colis de subsistance à son nom, en dépit du danger que cela représentait pour un Allemand, les colis étant contrôlés par les autorités japonaises.
Suite à la capitulation du Japon, la Chine fut en proie à de très violents affrontements entre l’armée nationaliste de Tchang Kaï-chek et les troupes communistes de Mao Tsé-toung. Durant quatre ans, ce fut le chaos. Les responsables des sociétés étrangères implantées depuis des décennies à Shanghai s’interrogeaient : fallait-il partir ou pouvaient-elles rester ? La victoire des communistes après des combats sanglants, y compris à Shanghai, précipita les départs. Nommé président de la communauté allemande de la ville, Hermann Waldemar Breuer se chargea d’organiser son évacuation, qui s’étala sur plusieurs années. En 1952, il quittait lui-même définitivement la Chine et gagnait l’Allemagne via Hong Kong, Bangkok, Rome et Zurich. Après un passage par Hanovre et Hambourg, il prit la tête de l’association pour l’Asie orientale de Brême, qu’il présida jusque peu avant sa mort. Il ne retourna en Asie qu’une fois, pour un voyage à Hong Kong et au Japon. Durant les années qui suivirent son départ et tout au long des premières décennies de la République populaire de Chine, Shanghai perdit de son éclat. Tentées de punir la ville pour son passé colonial et impérialiste, plus intéressées, de surcroît, par la mise en valeur des campagnes et le renforcement de l’industrie lourde que par le développement urbain, les autorités communistes de Pékin la délaissèrent. Au milieu des années 1960, la tradition de radicalisme politique qui la caractérisait depuis toujours n’ayant pas disparu, Shanghai fut le laboratoire intellectuel de la Révolution culturelle. Lorsque Deng Xiaoping lança sa politique de réformes et d’ouverture à l’économie de marché, dans un premier temps il oublia la grande métropole, ce que, par la suite, il avoua regretter. Mais à la fin des années 1980, le gouvernement décidait de créer sur la rive droite de la rivière Huangpu, Pudong, un centre d’affaires et un pôle financier. On connaît la suite : peuplée de presque 25 millions d’habitants, Shanghai possède plusieurs des gratte-ciels les plus élevés du monde. Une partie importante des quartiers historiques a été détruite, mais le Bund et certains rues des anciennes concessions ont été préservés. Ils sont toutefois essentiellement devenus des lieux d’attraction touristique, et la vie qui y battait jadis n’y reviendra plus. Le profil des milliers d’expatriés présents aujourd’hui à Shanghai a également changé : des personnalités comme Hermann Waldemar Breuer y sont assurément très rares aujourd’hui. Et il est douteux qu’ils racontent l’existence qu’ils y mènent dans de longues lettres circonstanciées.