Tout est dans la carte
Publié le 17 mars 2016. Par La rédaction de Books.
Mahmud al-Kashgari, XIe s.
L’attachement des Etats à leurs frontières et le déclin des dynasties ne s’expliquent pas uniquement pas des facteurs idéologiques ou politiques. Dès le XIVe siècle, l’historien arabe Ibn Khaldoun, décédé un 17 mars (1406), souligne le rôle que jouent la géographie et la morphologie géophysique d’un pays dans son destin et celui de sa région. Dans cet article de la New York Review of Books traduit par Books en janvier 2014, Malise Ruthven souligne notamment toutes les significations que peuvent prendre une simple carte pour une nation, et nous réapprend à penser le monde autrement.
Lorsque, dans les années 1860, la carte fit son entrée dans les écoles ottomanes, les musulmans conservateurs – gens que nous qualifierions volontiers aujourd’hui de salafistes – s’en émurent tant qu’ils arrachèrent des murs les objets du délit pour les jeter aux latrines. Même si les géographes du monde islamique, comme Al-Idrissi au XIIe siècle, avaient établi des cartes fort précieuses, elles étaient rarement utilisées. Durant l’essentiel de l’histoire ottomane, la représentation du territoire en deux dimensions était restée l’apanage des stratèges de l’armée.
Les sujets du Sultan et ceux qui s’intéressaient à ses fiefs avaient pour l’essentiel à leur disposition des images verbales, qu’exprimaient des formules imprécises comme Memaliki Mahrusi Shahane – « les possessions impériales sous la protection de Dieu ». L’imaginaire – les différentes façons de concevoir le monde – était centré sur l’homme plutôt que sur le territoire. Le pouvoir politique n’était pas pensé comme une autorité s’exerçant horizontalement à travers l’espace sur un terrain homogène en deux dimensions, mais verticalement à travers un système hiérarchisé de filtres humains émanant du Sultan par l’intermédiaire de ses grands vassaux. Dans les zones arides d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, où les pasteurs nomades vivaient en parcourant des déserts et des steppes sans frontières, le pouvoir avait tendance à rayonner à partir des centres urbains, et à s’affaiblir avec la distance, comme le souligne Albert Hourani dans son Histoire des peuples arabes (1).
Dans la plus grande partie du monde, avant que les Européens ne concluent des traités entre eux ou avec les pouvoirs locaux, les limites séparant les États n’étaient pas fixées. Mais, à partir de la fin du XIXe siècle, la carte apparut au cœur de ce processus de définition des frontières. Comme Benedict Anderson le remarque dans L’Imaginaire national, l’un de ses effets fut d’obliger les citoyens à s’identifier à une entité territoriale précise (2). Les princes ottomans utilisèrent ainsi délibérément les mappemondes scolaires, selon l’historien Benjamin Fortna, pour développer la loyauté envers l’État : « La carte magnifie l’importance de la forme du territoire, et cette forme commence à prendre une importance politique considérable en tant qu’emblème du territoire en question (3). »
Ces représentations en vinrent à être utilisées de manière polémique pour affirmer la souveraineté politique – ou pour nier certaines réalités. Fortna écrit que le « rose » figurant la souveraineté ottomane sur les cartes entérinées par le ministère turc de l’Éducation en 1906 montrait encore Tunis – occupée par la France depuis 1881 – comme une partie intégrante de l’empire, tandis que la Bulgarie, indépendante depuis les années 1870, apparaissait toujours comme une province ottomane.
La menace des cavaliers nomades
Plus près de nous, les cartes en vigueur dans le monde arabe niaient communément l’existence d’Israël, tandis que les militants de l’OLP faisaient de la carte de la Palestine entière (à l’exclusion de l’État juif, alias l’« entité sioniste ») leur emblème national. Yasser Arafat arrangeait délibérément son keffieh pour lui donner la forme de cette Palestine intégrale. En Asie du Sud, on imagine difficilement un gouvernement indien céder la moindre parcelle du territoire disputé du Cachemire (le seul État à majorité musulmane de la fédération) quand chaque enfant scolarisé grandit avec en tête une image du pays en forme de diamant avec sa pointe cachemirie tout là-haut, dans le Nord himalayen. Les cartes ont été des agents d’homogénéisation politique, un élément essentiel de cette « mesure commune des faits » qui fonde, selon l’anthropologue Ernest Gellner, l’esprit moderne.
La carte, comme le géographe britannique Halford Mackinder l’expliquait en 1919, exprime « en un coup d’œil un ensemble de généralisations », parfois profondément trompeuses. Lues intelligemment, affirme Robert Kaplan dans son nouveau livre ambitieux et stimulant, The Revenge of Geography, les cartes peuvent « nous captiver à l’infini ». Mais elles nous rappellent aussi que « la diversité des milieux naturels de la planète explique pourquoi les hommes sont tellement inégaux, et désunis à tant d’égards, qu’ils entrent en conflit ».
Le livre de Kaplan est en partie un hommage aux géographes de l’étoffe de Mackinder, député impérialiste libéral, fondateur de la London School of Economics, et membre aujourd’hui quelque peu oublié du cercle intellectuel de gauche qui accueillait aussi H. G. Wells et Sidney Webb (4) ; un hommage, également, à des historiens de l’envergure d’Ibn Khaldoun, penseur arabe du XIVe siècle, et de son disciple moderne, Marshall Hodgson, auteur de cette magistrale étude en trois volumes qu’est Venture of Islam (5).
Les peuples bédouins des steppes, des déserts et des montagnes ont, affirme Ibn Khaldoun, inventé la toute première forme de société humaine, organisation dans laquelle l’autorité repose sur le lien de parenté et ce qu’il appelle la ‘asabiyya, terme que l’on traduit par clanisme, solidarité ou « sentiment d’appartenance au groupe ». Le dirigeant qui peut s’en réclamer est en bonne position pour fonder une dynastie, tant les citadins tendent à en manquer. Quand le pouvoir dynastique est stable et prospère, les villes s’épanouissent. Mais chaque lignée porte en elle les germes de son déclin, à mesure que les dirigeants dégénèrent en tyrans ou sont pervertis par une vie de luxe ; moyennant quoi le pouvoir finit par échoir à quelque nouveau groupe venu des marges (un processus apparemment en cours en Syrie, assorti des terrifiantes capacités de destruction de l’armement moderne). C’est ainsi, explique Ibn Khaldoun, que les Grecs et les Perses ont été remplacés par les Arabes ; et que les Arabes, après avoir étendu leur empire de l’Espagne à la vallée de l’Indus, ont à leur tour été remplacés par les Berbères à l’ouest et les Turcs à l’est.
Ibn Khaldoun fondait son analyse sur son Afrique du Nord natale, mais elle peut s’appliquer à l’histoire de bien d’autres sociétés. Kaplan explique, par exemple, que l’État chinois a vécu, au fil des millénaires, sous la menace des cavaliers nomades venus du Nord et du Nord-Ouest, de « cette même steppe qui menaça la Russie dans l’autre sens ; de sorte que l’interaction entre les indigènes chinois et les Mandchous, les Mongols et les peuples turcs des hautes terres désertiques est devenue l’un des leitmotive de l’histoire du pays ». La population sédentaire chinoise, concentrée dans son berceau des environs de la rivière Wei et du sud du fleuve Jaune, « devait en permanence lutter pour établir un territoire tampon contre les peuples nomades des terres plus arides du Nord qui l’entouraient sur trois côtés, de la Mandchourie au Tibet, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Ce défi historique était structurellement identique à celui des Russes, qui avaient eux aussi besoin de territoires tampons ».
« Le sentiment qu’a la Chine d’elle-même », écrit Kaplan en citant l’historien de Harvard John King Fairbank, spécialiste du pays, « est fondé sur la différence culturelle […] entre cette ceinture désertique qui l’entoure et la terre cultivable de la Chine proprement dite, c’est-à-dire entre le pastoral et l’arable. La géographie ethnique du pays reflète cette “structure cœur-périphérie”, le cœur étant la “plaine centrale” (zhongyuan) arable ou “Chine intérieure” (neidi) et la périphérie étant constituée des “confins” (bianjiang) pastoraux ou “Chine extérieure” (waidi) ».
Les loups sont devenus chiens de berger
Ibn Khaldoun n’aurait eu aucune peine à saisir la dynamique de cette interaction entre agriculteurs sédentaires et prédateurs nomades dans un empire situé à 10 000 kilomètres environ de sa Tunis natale. À la différence des paysans cultivateurs, dont la production peut être prélevée en partie par les prêtres sous forme d’offrandes ou les gouvernants sous forme d’impôts, les pasteurs nomades qui menaient leurs troupeaux à travers les steppes d’Asie centrale et d’autres régions inhabitées et arides fuyaient les entraves du système étatique. Les pasteurs ont tendance à s’organiser en tribus, ces groupes patrilinéaires qui se considèrent issus d’un même ancêtre mâle. La prouesse militaire y est encouragée car, lorsque la nourriture est rare, les groupes tribaux peuvent être amenés à entrer en rivalité ou à lancer un raid contre des agriculteurs pour survivre. (On a vu récemment ce vieux schéma à l’œuvre dans la région soudanaise du Darfour, où les pasteurs arabophones regroupés dans les milices janjawid se sont attaqués aux villageois africains sédentaires, sous la pression de la sécheresse et de la désertification.)
Les différences de style de vie se transmettent culturellement et peuvent engendrer des différences de gestion économique et financière. Dans les sociétés pastorales, la propriété est détenue collectivement, sous la forme de troupeaux (un capital qui croît naturellement avec la reproduction) plutôt que sous la forme de terres cultivables où le sol lui-même fait office de capital et les récoltes de revenu. Dans les sociétés pastorales, la propriété ne se confond donc pas avec le territoire (comme cela se produit dans les zones tempérées ou les régions très agricoles) car la terre peut être occupée par différents groupes de bergers selon les saisons.
Dans l’histoire islamique prémoderne, avant les incursions européennes, les gouvernants ont fini par se protéger contre le cycle du déclin dynastique en recrutant, ou en faisant pression sur les tribus des régions périphériques : comme l’écrit Gellner, « les loups sont devenus des chiens de berger ». Les Mamelouks, qui ont régné sur l’Égypte entre le XIIIe et le XVIIIe siècle, étaient des étrangers originaires d’Asie centrale – théoriquement esclaves – avant de s’emparer du pouvoir (6). Un schéma comparable s’est produit en Chine où les dynasties Jin, Liao et Yuan – toutes le produit des prairies du Nord – ont gouverné de 1115 à 1368, tandis que les dynasties Song (960-1279) et les Ming (1368-1644) indigènes n’ont pas su contrôler les steppes, malgré leur technologie militaire avancée.
La dernière dynastie impériale chinoise, les Qing, qui dirigèrent le pays entre 1644 et 1912, était elle aussi à l’origine une dynastie étrangère dont le règne a commencé sur les plateaux de Mandchourie. Kaplan laisse entendre que le problème auquel se heurte le pouvoir chinois actuel, qui cherche à contenir la périphérie (un défi géopolitique antédiluvien qui fut ajourné mais jamais résolu par la construction de la Grande Muraille), est toujours crucial pour l’avenir du pays : « En fait, la question est aujourd’hui de savoir si les Han dominants, qui représentent plus de 90 % de la population et vivent principalement dans le berceau arable de la Chine, sont à même de garder indéfiniment sous contrôle les Tibétains, les Ouïghours, les Turcs et les habitants de Mongolie intérieure de la périphérie, en maintenant a minima le niveau des révoltes. Le sort final de l’État chinois dépend de cela, en particulier au moment où le pays traverse une zone de turbulences économiques et sociales. »
Marshall Hodgson, malgré sa mort à l’âge de 46 ans en 1968, doit être considéré comme le plus prodigieux historien des peuples et civilisations islamiques qu’ait engendré l’Amérique, et c’est tout à l’honneur de Kaplan de lui accorder l’importance qu’il mérite. Élève à la fois d’Ibn Khaldoun et du prédicateur du XVIIIe siècle John Woolman (7), ainsi que du sociologue Max Weber, Hodgson s’intéressait avant tout au rôle des facteurs environnementaux sur les sensibilités morales individuelles : le sous-titre de son grand œuvre, « Conscience et histoire dans une civilisation mondiale », est emblématique de sa démarche. L’une de ses principales préoccupations, en tant qu’historien global comme en tant qu’historien de l’islam, était de débarrasser l’étude du passé de son biais européocentrique, une optique qu’il partageait avec son collègue de l’université de Chicago W. H. McNeill, auteur du livre à très grand succès Rise of the West: A History of the Human Community, sur lequel Kaplan s’appuie aussi énormément (8).
Mais Hodgson est allé encore plus loin que McNeill. Il n’a hélas pas vécu assez longtemps pour faire davantage que réunir quelques notes préparatoires pour l’histoire mondiale qu’il envisageait d’écrire.
Rien n’indique que Hodgson ait été un bon connaisseur de la géographie de Mackinder, pas plus que Mackinder ne semble avoir été au fait de la pensée d’Ibn Khaldoun. Mais Kaplan le montre habilement : la vision qu’avait Mackinder de la géographie physique comme moteur principal de l’histoire s’accorde parfaitement avec les idées du savant arabe et de son épigone américain contemporain. Le cadre global que Hodgson reprochait parfois à McNeill de négliger – un cadre qui englobe les trajectoires historiques distinctes du monde islamique et de la Chine – n’est rien de moins que la morphologie de notre planète avec son vaste bloc continental situé principalement dans l’hémisphère Nord.
En 1904, plus d’un demi-siècle avant Hodgson, Mackinder publiait un article célèbre, « Le pivot géographique de l’histoire », dont il tira en 1919 son livre Democratic Ideals and Reality. Dans ces textes et dans ses conférences à l’université de Reading et à la London School of Economics, il formulait son concept d’une île-monde englobant l’Eurasie et l’Afrique : « Il existe un océan qui couvre les 9/12 de la surface de la planète ; il existe un continent – l’île-monde – qui en couvre les 2/12 ; et il existe de nombreuses îles plus petites qui couvrent ensemble le douzième restant, l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud représentant – par commodité – deux d’entre elles. »
En son centre, l’île-monde contient un heartland, qui s’étend en gros de la Volga aux montagnes de Sibérie orientale et de l’Arctique à l’Himalaya, entouré par le rimland bien plus peuplé situé à sa périphérie. Malgré son apparente ignorance du grand savant arabe, Mackinder a proposé une théorie très khaldounienne qui aurait sans aucun doute réjoui Hodgson. Celui-ci rejetait en effet, à l’instar du géographe, la convention désignant l’Europe comme un « continent » séparé alors qu’elle est en réalité une péninsule ou un appendice du vaste bloc eurasiatique.
La jonction des Vikings et des Slaves
Dans le sillage de Mackinder, Kaplan affirme que celle-ci a développé sa civilisation propre principalement en raison de sa géographie – un « complexe entrelacs de montagnes, de vallées et de péninsules » jouissant d’un ratio côtes/bloc continental plus élevé que partout ailleurs, et d’un littoral long de 37 000 kilomètres – soit à peu près la circonférence du globe – avec ses quatre mers fermées ou semi-fermées et une « topographie fluviale favorable, agrémentée par chance de voies traversantes ». C’est le territoire, d’une infinie diversité ethnique, linguistique et culturelle, dont allaient émerger les nations après la chute de l’Empire romain. Il s’est constitué contre « l’immense et menaçante plaine russe à l’est » – un territoire divisé entre, d’un côté, de vastes régions nordiques, à la fois boisées et désolées, allant du Canada et du Pacifique nord à travers la Russie, et, de l’autre la grande steppe du Sud, d’où des envahisseurs nomades successifs comme les Huns, les Avars, les Bulgares, les Magyars, les Kalmouks, les Coumans, les Petchenègues, et d’autres ont lancé des raids contre les terres fertiles de la péninsule occidentale.
La Russie est elle-même le résultat d’un jeu complexe de facteurs géographiques et humains, grâce auquel la Rus’ de Kiev originelle fonda le premier empire russe dans la plus méridionale des grandes villes établies le long du Dniepr. Ce qui deviendra le vaste et potentiellement menaçant – pour l’Europe occidentale – État de Russie est né de la jonction des Vikings de Scandinavie (le « peuple des criques » qui avait terrorisé la côte atlantique de l’Europe depuis son inexpugnable péninsule montagneuse) et des Slaves de l’Est indigènes, qui permit de relier les forêts du Nord arctique et la richesse méditerranéenne de Byzance.
Ces Russes, « à l’origine un peuple blotti dans l’enceinte protectrice de la forêt », durent pourchasser et vaincre les nomades asiatiques venus de la steppe. L’humiliante présence des hordes mongoles explique en partie pourquoi ils n’ont pas connu la Renaissance. Mais le joug tartar a aussi donné à ces « Slaves orthodoxes orientaux, persécutés, une communauté, une énergie et une motivation qui ont joué un rôle essentiel pour leur permettre finalement » de s’affranchir, tout en leur inculquant une « plus grande tolérance envers la tyrannie », conjuguée à une « peur paranoïaque de l’invasion ».
Selon la théorie de Mackinder, le heartland d’Asie centrale est le lieu où se décide le destin des grands empires mondiaux, car « l’agencement même des artères naturelles » de la planète, « entre des rangées de montagnes et le long des vallées fluviales, favorise l’essor d’empires, déclarés ou non déclarés, plutôt que d’États ». Comme l’écrit Kaplan en paraphrasant le géographe britannique : « Sur la steppe du heartland, la terre est plate à perte de vue, le climat rude, et la production de légumes se réduit à de l’herbe, détruite à son tour par le sable qu’apportent des vents puissants. Un tel environnement a donné naissance à des races d’hommes durs et cruels qui devaient détruire sur-le-champ le premier adversaire qui croisait leur chemin pour ne pas être eux-mêmes détruits, puisque aucun endroit n’offrait de meilleure défense qu’un autre. C’est l’union des Francs, des Goths et des provinces romaines contre ces Asiatiques qui a fourni son socle à la France moderne. De même, Venise, la papauté, l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie et les autres futures puissances européennes sont toutes nées, ou du moins ont toutes grandi, de leur dangereuse rencontre avec les nomades de la steppe asiatique. »
Du point de vue de Mackinder, la clé du heartland était l’Europe de l’Est et il résuma sa pensée dans cette maxime souvent citée : « Qui gouverne l’Europe de l’Est domine le heartland ; qui gouverne le heartland domine l’île-monde ; qui gouverne l’île-monde domine le monde. » Dans son livre de 1919, paru après la défaite de l’Allemagne et la victoire des bolcheviques en Russie, Mackinder étendait sa théorie du heartland « pour les besoins de la réflexion stratégique » en y incluant la Baltique, les parties navigables du Danube, la mer Noire, l’Anatolie, l’Arménie, la Perse, le Tibet et la Mongolie, une région élargie englobant l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie.
Aux termes de cette définition plus large, le heartland devenait « la région à laquelle, dans les conditions modernes, la puissance navale peut se voir interdire l’accès ». La victoire des Alliés dans la Grande Guerre avait certes été une victoire de la puissance navale de la Grande-Bretagne et des États-Unis sur la puissance terrestre de l’Allemagne. Mais une telle issue, du point de vue de Mackinder, n’était pas fatale. Le maître du heartland est dans la meilleure position pour s’emparer du rimland, qui fournit alors, à travers la puissance maritime, la clé de la domination mondiale. « Si l’Allemagne l’avait conquis, elle aurait établi son empire maritime sur une base plus large que nul autre dans l’histoire […]. Si nous considérons le long terme, avertissait Mackinder, ne devons-nous pas encore tenir compte de la possibilité qu’une partie considérable du Grand Continent soit un jour unie sous une seule emprise, et fonde une puissance navale invincible ? » Comme le remarque Kaplan, « c’était, bien sûr, le rêve de l’Union soviétique que d’avancer jusqu’aux mers chaudes de l’océan Indien en envahissant l’Afghanistan et en essayant de déstabiliser le Pakistan dans les années 1980, afin de combiner puissance navale et puissance terrestre ». On trouve d’ailleurs un vestige de ce projet dans le soutien indéfectible de la Russie au régime syrien, qui lui permet d’utiliser le port de Tartous et d’y maintenir sa seule base en Méditerranée.
L’URSS, « royaume tsariste jacobin »
La faillite de cette zone tampon d’États ethniques indépendants que proposait Mackinder pour s’interposer entre l’Allemagne et la Russie après la Première Guerre mondiale (conformément aux principes wilsoniens entérinés par le traité de Versailles) n’a pas invalidé son raisonnement stratégique global. Entre les années 1930 et le moment de sa mort en 1947, le heartland allait être disputé entre les deux puissances terrestres qu’étaient le « royaume tsariste jacobin » (ainsi qu’il appelait la Russie bolchevique) et l’Allemagne nazie. Le principal géographe d’Hitler, Karl Haushofer, admirait Mackinder et une version expurgée de ses idées a manifestement influencé la décision du Führer d’attaquer l’URSS en 1941. Après la guerre, la domination soviétique du heartland sera contestée par la puissance navale des États-Unis.
Nikita Khrouchtchev le reconnaîtra lors de sa rencontre avec le vice-président Richard Nixon à Moscou en 1959 – justifiant la théorie de Mackinder. La question de savoir s’il valait mieux lancer des missiles depuis la terre ou depuis la mer dépendait de la situation stratégique du pays concerné, aurait dit Nixon. À quoi Khrouchtchev répondit que l’URSS se concentrerait sur les ports et la marine de l’adversaire « car l’ennemi potentiel de l’Union soviétique serait très dépendant des communications navales ». Écrivant après la chute du mur de Berlin, Kaplan note que « l’espoir de voir une Europe centrale de rêve survivre entre les deux puissances terrestres que sont l’Allemagne et la Russie n’est apparu qu’avec la dernière génération ».
Aussi louables soient-elles, les espérances « de rêve » n’offrent pas une garantie de survie à long terme dans un monde régenté par les évidences brutales d’une realpolitik fondée sur la géographie. Comme l’explique Kaplan, « le communisme s’est peut-être effondré, mais les Européens ont toujours besoin du gaz naturel russe, dont 80 % est acheminé via l’Ukraine. La victoire dans la Guerre froide a changé beaucoup de choses, assurément, mais elle n’a pas aboli les réalités géographiques ».
Depuis 1991, la nouvelle Russie a recommencé de bander ses muscles géopolitiques. Contrainte par la perte de l’Ukraine, des États baltes et de l’Asie centrale, et réduite – malgré son immensité – à sa plus petite dimension depuis le milieu du XVIIIe siècle, elle redécouvre la théorie de Mackinder ; même le nazi Haushofer est aujourd’hui en vogue à Moscou. Moins d’un mois après la dissolution de l’Union soviétique, le ministre des Affaires étrangères Andreï Kozyrev affirmait que la géopolitique – auparavant dénoncée comme auxiliaire du militarisme capitaliste – était en train de remplacer l’idéologie comme moteur de l’action politique.
Comme l’écrit Kaplan, « la Russie n’avait d’autre option que de devenir une puissance contestataire, déterminée à reconquérir – de manière subtile, ou pas – son “étranger proche (9)” en Biélorussie, en Ukraine, en Moldavie, dans le Caucase et en Asie centrale ». En utilisant la doctrine eurasianiste du XIXe siècle en lieu et place du communisme pour attirer de nouveau sous son aile les peuples non russes de l’ancien empire soviétique. « Poutine et Medvedev, souligne l’auteur, n’ont pas d’idées excitantes à offrir, aucune idéologie d’aucune sorte, en fait : la seule chose qu’ils aient pour eux, c’est la géographie. » S’appuyant sur Mackinder, Kaplan affirme que l’absence de frontières naturelles en dehors des océans Arctique et Pacifique a permis aux Russes d’accepter la « militarisation en profondeur » de leur société, associée à une « inlassable quête de sécurité à travers la création d’un empire terrestre », que le « califat énergétique » de Poutine leur a donné.
Les ruminations stratégiques de Kaplan l’emmènent bien au-delà de l’île-monde de Mackinder, et jusque dans les deux « îles » de moindre importance de l’hémisphère occidental, qu’il juge géographiquement divisées, non par l’isthme de Panama, mais la forêt amazonienne : « La globalisation – l’ère de l’information, l’abolition de la distance, l’explosion des migrations de travail des pays démographiquement jeunes vers les pays démographiquement grisonnants – a placé les États-Unis dans une inconfortable relation de proximité avec une Amérique latine instable autour des Caraïbes. »
Voilà ce dont témoignent les routes de la cocaïne et de la marijuana et les guerres contre la drogue, qui menacent les États-Unis dans leur propre arrière-cour. Le défi auquel devra faire face Washington au cours du prochain siècle consistera à éviter de répéter le schéma de l’Empire romain, qui ne sut pas opérer « un repli stratégique élégant, alors même qu’il pourrissait de l’intérieur ».
L’Amérique doit par-dessus tout veiller à n’être pas fragilisée depuis le sud comme Rome le fut depuis le nord. Les signaux ne sont pas bons, si l’on s’avise que le PIB américain représente neuf fois celui du Mexique, soit le plus grand écart de richesse existant entre deux pays frontaliers, à l’exception peut-être des deux Corées. Rien n’affectera davantage la société américaine, estime Kaplan, que la poussée vers le nord de l’histoire latine, à mesure que les Mexicains recolonisent aux États-Unis des territoires qu’ils avaient perdus au XIXe siècle, leur permettant de « jouir d’un sentiment d’être chez eux » que ne partagent pas les autres immigrants, et les rendant moins sensibles aux pressions de l’assimilation.
La stabilité et la prospérité des États-Unis au XXIe siècle passent, dans la vision de Kaplan, par l’entrée du Mexique dans le club des pays développés – une gageure étant donné la manière dont les cartels de la drogue, hier simples organisations criminelles, se métamorphosent sous nos yeux en insurrections généralisées munies d’armes de guerre. À long terme, prévient Kaplan, la coexistence pacifique d’une Amérique « qui fonctionne » construite sur les valeurs anglo-protestantes et d’un « Mexique chaotique et dysfonctionnel » ne peut être garantie par des « contrôles frontaliers herculéens ». Comme l’historien Arnold Toynbee le remarquait à propos de Rome, « la construction d’un limes met en branle un jeu de forces sociales qui se termine nécessairement en catastrophe pour les constructeurs […]. Quoi que puisse décider le pouvoir impérial, l’intérêt des commerçants, des pionniers, des aventuriers, etc. les attirera inévitablement de l’autre côté de la frontière ».
Malheureusement, les États-Unis ont perdu de vue leurs priorités dans l’hémisphère en se focalisant sur le Grand Moyen-Orient : « Réparer le Mexique, conclut Kaplan, est plus important que de réparer l’Afghanistan (10). »
Agglomérations tentaculaires
Foncièrement pragmatique, l’auteur pense que « si la géographie ne détermine pas nécessairement l’avenir, elle dessine les grandes lignes de ce qu’on peut et de ce qu’on ne peut pas faire ». C’est une leçon qui s’apprend douloureusement dans les montagnes d’Afghanistan. The Revenge of Geography – avec sa dette envers Ibn Khaldoun, Mackinder, et d’autres auteurs qui ont compris le poids des facteurs géographiques dans la balance de l’histoire – fait montre d’une formidable intelligence de la politique internationale contemporaine et rappelle puissamment que c’est la morphologie géophysique de la planète, autant que la circulation des religions et des idéologies rivales, qui façonne les conflits, aujourd’hui comme hier. En reprenant d’une manière moderne et convaincante l’analyse de l’intellectuel arabe du Moyen Âge, Kaplan affirme que le « paradigme khaldounien » opère aujourd’hui à l’échelle planétaire.
Par le passé, les dynasties fondatrices d’États, venues des marges, permettaient aux villes de prospérer en leur apportant la sécurité avant de succomber aux inévitables processus de décadence et de déchéance. Aujourd’hui, « des grandes villes et des mégapoles se sont formées à mesure que les populations rurales d’Eurasie, d’Afrique et d’Amérique du Sud migraient vers les centres urbains depuis les campagnes sous-développées. En conséquence, les maires et les gouverneurs de ces conurbations sont de moins en moins à même de les gouverner efficacement depuis une tour de contrôle centrale ; de sorte que ces agglomérations tentaculaires se divisent de manière informelle en unités d’auto-assistance de quartiers ou de banlieues, dont les dirigeants locaux sont souvent motivés par des idéaux et des idéologies venus de loin, par voie électronique. L’islam radical est, en partie, l’histoire de l’urbanisation qu’ont connue au cours du dernier demi-siècle l’Afrique du Nord et le Grand Moyen-Orient […]. C’est la nature très impersonnelle de la vie urbaine, vécue au milieu d’étrangers, qui explique l’intensification du sentiment religieux ».
Cette conclusion frappante laisse entendre que le monde pourrait, d’une manière ou d’une autre, revenir au temps d’avant la cartographie impériale. Dans ces métropoles tentaculaires, le pouvoir et l’ambition rayonnent depuis de multiples centres humains, comme c’était le cas à l’ère prénationale. En tant qu’abrégés des réalités politiques et ethnographiques, les cartes conventionnelles avec leurs mosaïques d’espaces colorés indiquant les frontières politiques pourraient redevenir bientôt aussi incongrues qu’elles semblaient l’être avant de se retrouver accrochées aux murs de ces classes ottomanes du XIXe siècle.
Cet article est paru dans la New York Review of Books le 21 février 2013. Il a été traduit par Sandrine Tolotti.
Notes
1| Traduit au Seuil (coll. « Points »), 1993.
2| Traduit à La Découverte, 2006.
3| Imperial Classroom: Islam, the State, and Education in the Late Ottoman Empire (« La salle de classe impériale : l’islam, l’État et l’instruction à la fin de l’Empire ottoman »), Oxford University Press, 2002.
4| Le texte fait ici référence à la Fabian Society, club politico-intellectuel d’obédience socialiste et réformatrice qui a exercé une forte influence dans l’Angleterre de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.
5| The Venture of Islam: Conscience and History in a World Civilization (trois volumes), University of Chicago Press, 2009. On peut lire un recueil de textes de Marshall Hodgson en français : L’Islam dans l’histoire mondiale (Sindbad/Actes Sud, 1999).
6| Les mamelouks (« possédés ») sont des esclaves chrétiens achetés sur les marchés de Circassie (Caucase) et du Turkestan, dont les sultans ayyoubides avaient fait leur garde prétorienne. Convertis de force à l’islam, ils étaient formés à l’art de la guerre. Ils prennent le pouvoir en 1250 et régneront sur l’Égypte jusqu’à la conquête ottomane de 1517.
7| John Woolman est un influent prédicateur quaker itinérant qui a parcouru au milieu du XVIIIe siècle les colonies nord-américaines pour prêcher contre la conscription, les impôts militaires et l’esclavage.
8| Cet ouvrage majeur de l’historiographie est paru en 1963 aux presses de l’université de Chicago et n’a jamais été traduit en français.
9| L’expression « étranger proche » est apparue dans le discours politique russe au lendemain de l’effondrement de l’URSS. En 1992, le ministre des Affaires étrangères de Boris Eltsine l’utilise pour désigner les anciennes républiques soviétiques désormais indépendantes, mais toujours sous l’influence de la Russie.
10| La notion de « Grand Moyen-Orient » a été utilisée par l’administration Bush pour désigner l’espace s’étendant du Maghreb au Pakistan, qu’elle entendait « remodeler ». Robert D. Kaplan avait soutenu ce projet et l’invasion de l’Irak. Il reconnaît aujourd’hui son erreur, et c’est la faillite de l’opération qui l’a poussé à écrire The Revenge of Geography pour rappeler les fondamentaux géographiques auxquels se heurte l’exercice de la puissance.