Publié dans le magazine Books n° 62, février 2015. Par Oliver Sacks.
N’en déplaise à Descartes, prêter des émotions complexes aux mammifères supérieurs ne choque plus personne. Mais qu’en est-il d’organismes dotés de systèmes nerveux bien plus rudimentaires, comme les insectes, les méduses, voire les plantes ? Darwin, déjà, décelait chez les vers de terre « une certaine forme d’esprit ». La neurobiologie contemporaine le confirme : la vie mentale n’est pas propre aux vertébrés.
Le dernier livre de Charles Darwin, publié en 1881, est une étude du modeste ver de terre. Comme l’indique son titre, « La formation de la terre végétale par l’action des vers de terre », il traite principalement de l’influence énorme exercée, des millions d’années durant, par des myriades de vers labourant le sol au point de modifier le relief terrestre. Mais les premiers chapitres sont plus simplement consacrés à la description des « habitudes » de ces invertébrés.
Les vers sont capables de distinguer la lumière et l’obscurité ; durant les heures ensoleillées, ils demeurent en général sous terre à l’abri des prédateurs. Bien que dépourvus d’oreilles et sourds aux vibrations de l’air, ils sont extrêmement sensibles à celles transmises par le sol, comme en produisent les pas d’un animal approchant. Toutes ces sensations, notait Darwin, parviennent à des grappes de cellules nerveuses qu’il appelait « ganglions cérébraux », logés dans la tête de la créature.
« Quand un ver est exposé à une lumière soudaine, écrivait le biologiste, il détale comme un lapin dans son terrier. » Le savant reconnaissait avoir « d’...