Thomas Piketty in English
Publié en mai 2014. Par Michel André.
La publication, au mois de mars 2014, de Capital in The Twenty-First Century, édition en langue anglaise de l’ouvrage de l’économiste français Thomas Piketty Le Capital au XXIème siècle, a engendré dans le monde anglo-saxon un véritable raz-de-marée de réactions. Paul Krugman, Robert Solow, Robert Skidelsky, Martin Wolf, Will Hutton et de nombreux autres économistes, chroniqueurs et éditorialistes se sont exprimés au sujet de ce livre, dont ils ont présenté et discuté le contenu, la méthode et les thèses, souvent de manière détaillée. Ces recensions ont été commentées. Des portraits de Piketty ont été publiés dans The New Yorker et The Chronicle of Higher Education. Une conférence qu’il a donnée à New York accompagné de deux de ses plus fervents partisans, Paul Krugman et Joseph Stieglitz, a donné lieu à plusieurs reportages.
L’intérêt massif suscité par « l’économiste dont on parle aujourd’hui le plus sur la planète », ainsi que l’a emphatiquement désigné le magazine Time, est lui-même devenu un objet de gloses admiratives ou ironiques. L’hebdomadaire britannique The Spectator a suggéré à ses lecteurs « dix phrases commodes pour bluffer à propos du livre de Piketty » ; The Washington Post a fourni aux siens une recette « en dix étapes simples » pour écrire un article à son sujet, et dans The Financial Times, Robert Shrimsley s’est amusé à décrire « les neuf stades du développement de la bulle Piketty ». Tout ce bruit fait autour du livre et de son auteur a contribué à alimenter un succès commercial étonnant : à ce jour, Capital in the Twenty-First Century a été tiré à quelque 200 000 exemplaires.
Effet de mode
Face à un phénomène de cette ampleur, on pourrait penser n’avoir affaire qu’à un de ces engouements collectifs dont la vie culturelle est coutumière, auxquels peuvent facilement donner naissance les seules forces du snobisme et du suivisme. Mais s’il tient en partie à un effet de mode, l’intérêt dont bénéficie cet ouvrage ne peut être réduit à celui-ci.
Pour quelles raisons Capital in The Twenty Century a-t-il fait l’objet d’une telle quantité d’analyses ? La première, triviale, est le nombre de publications susceptibles de les accueillir. On trouve dans l’univers anglophone une profusion de revues intellectuelles à destination du grand public (The New York Review of Books, The American Prospect, The American Prospect, Prospect, etc), et beaucoup de périodiques généraux (The New Republic, The Nation, The Spectator, The New Statesman) y ont l’habitude de publier des compte rendus de livres assez fouillés. Ce n’est pas le cas en France, où le livre de Piketty dans son édition originale n’a été étudié en profondeur que dans des publications savantes ou militantes, la presse générale, à l’exception d’un long article d’Emmanuel Todd dans Marianne, en traitant le plus souvent sous la forme d’une interview de l’auteur.
Plus importants sont le thème du livre et le timing de sa parution. Le sujet de Capital in the Twenty-First Century est l’économie des inégalités, plus précisément l’évolution historique de la répartition des richesses. Dans le prolongement de l’étude des hauts revenus en France contenue dans le plus fameux de ses précédents livres, s’appuyant dans ce nouvel ouvrage sur l’analyse d’un impressionnant volume de données relatives à une vingtaine de pays, principalement la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et les États-Unis, Piketty met en évidence que l’écart des richesses, qu’on pensait appelé à se réduire sous l’effet de l’augmentation de la prospérité et du progrès technique, après avoir effectivement diminué durant une bonne partie du XXème siècle, est occupé, depuis quelques décennies, à s’accentuer. Si la tendance actuelle se poursuit, soutient Piketty, l’écart en question pourrait prochainement retrouver le niveau qu’il avait il y un siècle.
Il se trouve qu’aux États-Unis, cette question des inégalités donne lieu à des appréciations ambivalentes. D’un côté, la forte sensibilité égalitaire existant dans le pays y rend les Américains très attentifs. Par le passé, elle a poussé plusieurs gouvernements à adopter des impôts sur le revenu de taux très élevé : du début de la grande dépression à la fin de la deuxième guerre mondiale, dans l’Amérique de Franklin Roosevelt, ils sont passés de plus de 60 % à plus de 90 % pour la tranche de revenus la plus élevée.
Saper le mythe américain
D’un autre côté, l’idée qu’il n’y a pas de destin économique des individus et que la possibilité de s’enrichir et les chemins de l’ascension sociale sont ouverts à tous n’a jamais perdu son emprise aux États-Unis. Durant la plus grande partie des trente dernières années, c’est elle qui a triomphé sur la scène politique. Mais suite à la crise financière, et au spectacle de la persistante croissance des hauts revenus, la question des inégalités s’est retrouvée au cœur des préoccupations. La diffusion des résultats des travaux sur les hauts revenus réalisés par Piketty et deux économistes avec lesquels il a étroitement collaboré, Emmanuel Saez de Berkeley et Anthony Atkinson d’Oxford, n’y est d’ailleurs pas étrangère, et c’est notamment de ces économistes que se réclamaient les activistes du mouvement « Occupy Wall Street » dans leur dénonciation du flagrant déséquilibre entre la part de la richesse nationale détenue par le 1 % d’Américains les plus fortunés et celle que possède le reste de la population.
Si le livre de Piketty a créé un tel émoi de l’autre côté de l’Atlantique, fait observer Gillian Tett dans The Financial Times, c’est parce qu’il contribue à saper le mythe américain voulant que tout le monde peut devenir riche grâce au travail acharné et à la reconnaissance du mérite, dans un contexte de forte compétition. On ne peut s’empêcher de faire la comparaison avec la France où, ainsi que le relève justement The Economist dans un des nombreux articles qu’il a consacrés au livre de Piketty, la question des inégalités est depuis longtemps au centre du débat politique. Pour cette raison, lors de sa parution en français, le livre n’a pas suscité davantage d’écho que « n’importe quel autre livre d’économie intéressant », lit-on dans The New York Times. De fait, si l’ouvrage donne lieu aujourd’hui en France à un débat plus nourri, c’est largement en conséquence du vacarme produit autour de l’édition en anglais.
Mais d’autres facteurs ont pu jouer. Aux yeux de l’économiste Thomas Palley, une des raisons pour lesquelles Piketty s’est imposé aux États-Unis est qu’il n’y est pas identifié comme un économiste de la gauche radicale : Capital in the Twenty-First Century n’est pas le premier ouvrage à soulever la question des inégalités dans ce pays, mais ceux qui s’y étaient employés auparavant l’avaient fait à l’intérieur d’un cadre théorique que les représentants de l’école économique dominante ne pouvaient pas entériner.
Jane Austen et Balzac
Last but not least, le succès critique et public de Capital in the Twenty-First Century tient à la grande qualité de l’ouvrage. Objet d’appréciations dithyrambiques, décrit en termes hyperboliques comme le livre d’économie le plus important des dernières années, voire des dernières décennies, encensé avec exagération comme l’équivalent des œuvres de Thomas Malthus, John Stuart Mill, Karl Marx ou John Maynard Keynes, Capital in The Twenty-First Century est objectivement un livre remarquable. Basé sur un travail de compilation et de mise en forme des données qui en fera longtemps la référence sur la question, produit d’une grande maîtrise des outils statistiques ainsi que des concepts et de l’histoire de la pensée économique, c’est aussi un livre exceptionnellement clair, écrit dans une langue exempte de jargon économique et une prose dynamique et pleine d’allant. Son style est simple et engageant, sans pour autant tomber dans un excès de familiarité, et ses références souvent littéraires.
Pour mettre en lumière l’importance démesurée, dans la société du XIX siècle, du patrimoine et de sa transmission par rapport aux revenus du travail, Piketty s’appuie ainsi sur Jane Austen et Balzac, dont il résume Le Père Goriot avec talent et élégance. Il mentionne aussi Henry James et, pour illustrer plusieurs points (certains le lui ont reproché, d’autres s’en réjouissent), fait recours à des exemples tirés de la culture populaire comme le film Titanic, le dessin animé Les Aristochats ou les séries télévisée Mad Men et Damages. Le livre est par ailleurs agrémenté de remarques et d’allusions délicatement sarcastiques, et très bien traduit. (À juste titre, Robert Solow regrette le rejet des notes de bas de page de l’édition française à la fin du volume. L’ouvrage en anglais est par contre équipé d’un index qui fait cruellement défaut à l’édition originale). Dans l’ensemble, s’il ne se dévore certainement pas « comme un roman policier » selon l’expression consacrée, Capital in The Twenty-First Century, en dépit de sa longueur et de fréquentes répétitions qui l’alourdissent, se lit avec le plaisir et l’excitation qu’on peut éprouver à tourner les pages d’un passionnant livre d’histoire. C’est certainement un des ingrédients de son succès.
La thèse centrale et les idées-clés de Capital in the Twenty-First Century sont familières. De l’étude des statistiques qu’il a rassemblées et traitées, Piketty tire la conclusion suivante : en l’absence d’éléments extérieurs perturbant son fonctionnement spontané, le capitalisme engendre inéluctablement des inégalités de plus en plus importantes, inadmissibles parce qu’en contradiction avec les principes et les valeurs sur lesquels sont basées les sociétés démocratiques. S’il en est ainsi, c’est parce que le taux de rendement du capital tend à être supérieur à celui de la croissance économique (r > g). Le capital croissant plus rapidement que l’économie dans son ensemble, qui comprend, à côté des patrimoines et des revenus qu’ils génèrent, les revenus du travail, la part du capital dans le revenu national tend à augmenter. La richesse se concentre dans un nombre de mains limité, d’autant plus réduit que, plus un capital est important, plus son taux de rendement a des chances d’être élevé.
Le New Deal et le Plan Marshall
Ceci va à l’encontre des conclusions optimistes qu’il y a plus de cinquante ans Simon Kuznets tirait d’une étude du même type que celle de Piketty (elle exploitait également des données fiscales, mais à une échelle temporelle et spatiale plus limitée), conclusions selon lesquelles la croissance tend à réduire spontanément les inégalités. Longtemps, la plupart des économistes ont tenu ces conclusions pour valides. Mais selon Piketty, Kutznets a généralisé trop vite ce qu’il avait sous les yeux. La réduction des inégalités qu’on a observée au cours de la plus grande partie du XXème siècle n’est pas le produit d’une tendance naturelle de l’économie capitaliste à resserrer l’écart entre riches et pauvres, mais la conséquence d’un concours de circonstance particulier. Durant tout le XIXème siècle, dans l’ensemble des pays développés, plus particulièrement en Europe, les inégalités étaient très fortes. À la Belle Époque, elles ont atteint un niveau extrême. Si elles ont ensuite diminué, c’est du fait de la combinaison de plusieurs éléments liés : les deux guerres mondiales, qui se sont traduites par la destruction physique de richesses, l’érosion du capital par l’effort de guerre et la perte de valeur des patrimoines ; les politiques fiscales et de relance mises en œuvre dans l’entre-deux-guerres et à l’issue de la seconde, comme le New Deal et le Plan Marshall ; et le taux de croissance exceptionnel qu’ont connu les pays développés durant cette période connue sous le nom de « Trente glorieuses ». À l’opinion de Piketty, si le taux moyen de rendement du capital tend en effet à s’établir entre 4 % et 5 %, le taux de croissance normal de l’économie se situe entre 1 % et 2 %, les taux supérieurs dont ont bénéficié les pays occidentaux dans l’après-guerre, et les taux encore plus élevés (parfois à deux chiffres) qui ont été et sont encore en partie aujourd’hui ceux des pays émergents correspondant à des situations de rattrapage ou de décollage, par définition éphémères.
Depuis les années 1980, les inégalités ont cependant recommencé à se creuser sous l’influence du retour du taux de croissance à son niveau normal et des politiques fiscales très généreuses, consistant essentiellement en réduction d’impôts, mises en œuvre dans le prolongement des politiques libérales radicales de Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Pour enrayer le mouvement de concentration de plus en plus forte des richesses et l’évolution des inégalités à des niveaux insupportables, à côté d’un impôt sur le revenu pouvant aller jusqu’à 80 % pour les revenus les plus élevés, Piketty propose au titre d’une « utopie utile » l’instauration d’un impôt annuel progressif sur le patrimoine (commençant à 0,1 % il pourrait monter à 10 % pour les plus grandes fortunes), nécessairement appliqué à l’échelle mondiale pour éviter l’évasion fiscale.
Un élément frappant du tableau brossé dans Capital in The Twenty-First Century est la forme différente que prennent les inégalités aux États-Unis et en Europe. En France, en Allemagne et au Royaume-Uni, les grandes fortunes sont aujourd’hui largement des fortunes héritées. Aux États-Unis, par contre, la fraction la plus riche de la population comprend un nombre significatif de personnes auxquelles leur travail rapporte des revenus faramineux, vedettes de cinéma ou du show business surpayées, mais, surtout, les super-cadres des entreprises, de la banque et de la finance, aux salaires astronomiques. Aux yeux de Piketty, cette incontestable différence est toutefois d’une moindre portée qu’on pourrait l’imaginer : comme les entrepreneurs millionnaires partis de rien, les « supermanagers » d’aujourd’hui ne sont jamais que des rentiers en puissance, et leurs enfants les futurs héritiers de fortunes qui ne devront rien à leur travail.
Pour exposer cet ensemble d’idées et de thèses, Piketty s’appuie sur un formalisme réduit au minimum, puisqu’il se réduit à deux équations dont la signification peut être très facilement et intuitivement appréhendée : la loi α = r x β, selon laquelle la part du capital dans le revenu national (α) est égale au produit du taux de rendement du capital (r) et du rapport capital/revenu (β) - en réalité une simple tautologie comptable dérivant de la manière dont sont définis ces termes ; et la loi β = s/g, selon laquelle le rapport capital/revenu (β) est égal dans le long terme au rapport entre le taux d’épargne (s) et le taux de croissance (g). Cette deuxième loi, fondée celle-ci sur l’observation, se traduit notamment par le fait qu’« un pays qui épargne beaucoup et qui croît lentement accumule dans le long terme un énorme stock de capital [donc que] dans une société en quasi-stagnation, les patrimoines issus du passé prennent naturellement une importance démesurée ».
Un ton émotionnel, passionné et véhément
En simplifiant quelque peu, on peut répartir les très nombreux articles au sujet du livre de Thomas Piketty parus dans la presse générale et spécialisée anglo-saxonne en trois grandes catégories : des articles enthousiastes ou globalement favorables, moyennant des réserves parfois sévères - leurs auteurs sont essentiellement des personnalités de la gauche social-démocrate ou de la droite modérée ; des articles critiques émanant de la gauche radicale et marxiste ; les articles encore plus négatifs rédigés par des économistes néo-libéraux et néo-conservateurs et des journalistes ou commentateurs proches du milieu des affaires - une forte proportion d’entre eux ont paru dans la National Review, The National Interest, The Wall Street Journal, Forbes et les publications du groupe Bloomberg.
Les deux premières catégories comprennent des textes le plus souvent assez longs et analytiques, argumentant de manière détaillée en faveur des thèses défendues par Piketty ou s’employant à mettre en évidence par le raisonnement leurs points faibles. À quelques exceptions près, les articles critiques de la troisième catégorie tendent à être plus courts. Leur ton est volontiers émotionnel, passionné, voire véhément, et certains de leurs auteurs tombent quasiment dans l’invective. Contre toute évidence, Piketty y est dépeint comme un féroce néo-marxiste fondamentalement animé par la haine des riches et prêt à aventurer les pays occidentaux dans de dangereuses utopies égalitaires qui entraîneraient fatalement la ruine de leur économie. La question de l’inégalité y est présentée comme un objet de préoccupation avant tout pour les intellectuels et les universitaires, et l’importance qui lui est accordée y est décrite, par exemple par l’éditorialiste David Brooks du New York Times ou Garett Jones dans Reason, comme le reflet et l’expression, non de la compassion envers la détresse des plus pauvres, mais de l’envie éprouvée par les riches ordinaires (par exemple certains prestigieux professeurs d’économie) envers les super-riches.
Dans l’ensemble, les critiques dont le travail de Thomas Piketty a fait l’objet portent sur tous les aspects de Capital in the Twenty-First Century. On a ainsi contesté le bien-fondé de l’utilisation des données fiscales, au motif qu’elles peuvent être trompeuses et ne sont pas également fiables dans tous les pays, et rappelé qu’à côté des résultats des enquêtes auprès des ménages auxquelles il est souvent fait recours dans ce domaine, justement critiquées par Piketty en raison de l’image biaisée qu’elles peuvent donner des inégalités, d’autres types de données peuvent être mobilisées ; les données salariales, par exemple, que James K. Galbraith, dans un article de la revue Dissent, rappelle avoir lui-même exploitées.
Capital, patrimoine et richesse
Plus fondamentalement, l’acception très large dans laquelle Piketty emploie le mot « capital » et la singularité du concept de capital sur lequel ses analyses reposent ont été mis en cause. Dans Capital in The Twenty-First Century, « capital » n’est pas employé dans le sens politique qu’il a chez Marx, où ce concept est inséparable de l’idée d’une plus-value réalisée au détriment des travailleurs. Mais il n’a pas non plus la signification fonctionnelle qu’il a traditionnellement en économie, plus particulièrement dans l’économie néo-classique, où, sous la forme du capital foncier ou du capital technique, il désigne le second facteur de production à côté du travail. Dans le livre de Thomas Piketty, « capital » et « patrimoine » sont employés comme synonymes. C’est donc dans un sens qu’on pourrait qualifier de « comptable » que le mot est employé. De fait, Piketty définit le capital comme « la somme des actifs non financiers (logement, terrains, fonds de commerce, bâtiments, machines, équipements, brevets et autres actifs professionnels […]), et des actifs financiers (compte bancaires, plans d’épargne, obligations, actions et autres parts de société, placements financiers de toute nature, contrats d’assurance vie, fonds de pension, etc), diminués des passifs financiers (c’est-à-dire de toutes les dettes) ».
Cette définition, qui exclut le « capital humain », un concept que Piketty considère à juste titre dépourvu de signification dans des sociétés qui ne pratiquent plus l’esclavage, n’est pas sans soulever certaines difficultés. Plusieurs économistes ont fait valoir que se trouvaient ainsi mélangés des éléments constituant des facteurs de production et d’autres (typiquement le logement propre) qui ne sont pas utilisés pour produire du profit. Et James K. Galbraith a dénoncé la fragilité d’analyses reposant ultimement, non sur la mesure physique du capital, mais sur la valeur de marché de ses constituants, qui est, on le sait, fluctuante : « Le livre de Thomas Piketty […] ne porte ni sur le capital au sens où Marx emploie ce mot, ni sur le capital physique utilisé comme facteur de production dans le modèle néoclassique de la croissance économique. L’objet dont il traite est l’estimation de la valeur des avoirs tangibles et financiers, la distribution de ces avoirs et la transmission par héritage de la richesse d’une génération à une autre ».
Cette difficulté est étroitement liée à une autre, également souvent signalée. Dans Le Capital au XXIème siècle, le taux de rendement moyen du capital est présenté comme une donnée, sans qu’aucun mécanisme ne soit proposé pour expliquer pourquoi il tend à s’établir au niveau où il se trouve et d’où vient le profit. Ceci est la conséquence immédiate des choix scientifiques faits par Piketty, qui n’a pas l’ambition de construire un nouveau modèle théorique de la croissance ou de la genèse du profit, mais ne se revendique pas pour autant clairement d’un modèle existant. Ainsi que l’a fait judicieusement remarquer l’économiste français Gaël Giraud, Le Capital au XXIème siècle entretient avec le modèle néo-classique des rapports ambigus, en ce sens que celui-ci sert d’arrière-plan théorique à l’ensemble de ses analyses, sans que Piketty le reconnaisse explicitement mais aussi sans qu’il conteste ce modèle, même lorsque les faits empiriques qu’il met en lumière entrent en contradiction avec lui. C’est que ses intentions sont différentes. Comme le dit très bien Giraud : « La démarche de l’ouvrage peut s’interpréter comme celle d’un fiscaliste : il s’agit d’enregistrer une mesure [du stock de capital, du revenu national et du taux de rendement du capital] et d’en déduire un rendement qui fournisse une jauge objective du montant maximum qu’une administration fiscale pourrait ponctionner sans être accusée d’appropriation. Peu importe, alors, d’où provient le rendement du capital ».
Salaires extravagants
Paul Krugman (dans The New York Review of Books) et Robert Solow (dans The New Republic) ont par ailleurs déploré la faiblesse relative de la partie de Capital in The Twenty-First Century consacrée à l’étude des très hauts revenus par rapport à celle qui porte sur les patrimoines et la fortune transmise. Pour rendre compte de l’explosion des salaires des directeurs généraux dans les entreprises industrielles et de service et les banques (en quelques dizaines d’années, ils sont passés de vingt fois le salaire de leur employé le moins payé à deux cent fois cette somme), Piketty avance l’explication simple qu’il ne pouvait en aller autrement à partir du moment où ces cadres du plus haut niveau ont été autorisés à fixer eux-mêmes leur rémunération.
Sans pour autant cautionner l’argument avancé par certains économistes pour justifier les salaires extravagants des CEOs, argument selon lequel il ne faudrait y voir que la conséquence de l’exceptionnelle productivité que leur permettrait un talent hors-norme, Krugman et Solow souhaiteraient une explication de caractère plus économique. Pour Solow, une solution (purement technique et formelle, il est vrai) consisterait à considérer, au moins en partie, ces rémunérations d’un ordre de grandeur extraordinaire, non comme des revenus du travail mais comme une forme particulière de revenus du capital. Pour Krugman, une partie au moins de l’explication réside dans le développement spectaculaire de l’économie financière et le fait que ces cadres supérieurs ont objectivement contribué à enrichir les sociétés qui les employaient dans des proportions jamais vues. Dans le même esprit, Robert Skidelsky rappelle la thèse défendue par certains économistes selon laquelle les technologies de l’information accroissent réellement le produit marginal de l’activité des dirigeants, par conséquent leur valeur économique.
Il a d’autre part été dit que le fait que les analyses de Piketty, bien que couvrant au total plus d’une vingtaine de pays, portent principalement sur les pays occidentaux, tend à donner de la concentration des richesses à l’échelle du monde une image biaisée, puisqu’elles ne prennent pas en compte l’élévation importante du niveau de vie dans un certain nombre de pays en développement, plus particulièrement les pays émergents. Certains ont aussi affirmé que ces analyses concernent en réalité davantage l’Europe, où la part de la fortune héritée est très importante, que les États-Unis. D’autres ont soutenu à l’opposé qu’elles s’appliquent mieux au cas des inégalités de revenus qu’à celui des inégalités de patrimoine.
L’absence d’une théorie des crises
Dans un autre ordre d’idées, des économistes comme Dean Baker ont stigmatisé le manque d’attention porté par Piketty au rôle joué dans l’évolution des inégalités par les institutions socioéconomiques, par exemple la réglementation en matière de brevets et, en dépit de ses déclarations sur l’origine politique plutôt qu’économique des inégalités, l’ont accusé de négliger des éléments importants du contexte politique. En France, Robert Boyer lui reprochait de même de ne pas prendre suffisamment en compte les conflits salariaux, et François Chesnais de passer sous silence l’impact de phénomènes comme « les technologies de l’information, la concentration industrielle, l’internationalisation de la production ou la mise en concurrence mondialisée des travailleurs ». On a aussi regretté que Piketty ne se soit pas davantage intéressé à la crise financière et au rôle qu’elle a pu jouer dans l’accroissement des inégalités, et l’absence, dans Capital in The Twenty-First Century, d’une théorie, même sommaire, des crises.
Les deux aspects du livre qui ont été la cible des tirs les plus nourris dans le monde anglo-saxon sont cependant les prévisions qu’on y trouve sur l’évolution des inégalités et les mesures préconisées pour limiter leur augmentation. Dans le scénario proposé, pour que l’écart entre les plus riches et le reste de la population continue à se creuser, il est nécessaire que le taux de rendement du capital et le taux de croissance demeurent au niveau où ils se situent aujourd’hui. Reprochant à Piketty d’extrapoler trop vite les tendances futures à partir de celles du passé, beaucoup de commentateurs contestent que l’évolution postulée soit fatale. Une loi empirique de l’économie est qu’à mesure que le capital s’accumule, son taux de rendement a tendance à baisser. Il est donc loin d’être sûr, font-ils remarquer, que ce taux va longtemps se maintenir à son niveau actuel. À l’inverse, la croissance pourrait repartir à la hausse, à l’occasion d’un bond de productivité causé par une percée technologique impossible à prévoir aujourd’hui.
Des objections au moins aussi fortes ont été élevées à l’endroit des mesures politiques recommandées par Piketty. Quel sens peut-il y avoir à proposer une disposition aussi irréaliste qu’un impôt mondial sur la richesse qui, du propre aveu de Piketty, n’a aucune chance d’être jamais adopté ? Du côté conservateur, le message est de surcroît qu’une imposition aussi excessive aurait immanquablement pour conséquence, en réduisant le stock de capital, de tuer la croissance, décourager l’investissement et appauvrir la société dans son ensemble. Du côté progressiste, on souligne que dans la panoplie des moyens dont disposent la société et l’État pour réduire les inégalités, d’autres outils existent à côté des instruments fiscaux, qui relèvent de la politique salariale, de la politique sociale, en matière d’éducation, de réglementation des activités financières, d’investissement public, etc.
Dans un article de l’hebdomadaire de gauche New Statesman, Nick Pearce suggère à ce titre une idée également (et plus logiquement) avancée par les économistes libéraux en Europe et conservateurs aux États-Unis, formulée avec une particulière vigueur par Michael Tanner du Cato Institute : celle de transformer les travailleurs en capitalistes, « [en répartissant] le capital plus équitablement dans la société [sous la forme de] parts des entreprises, de partage des profits ou par la création de nouveaux fonds souverains […] à l’usage des citoyens, à la place d’impôts redistribuant la richesse ».
John Rawls et Amartya Sen
Enfin, demeure une question fondamentale : pour quelles raisons un niveau très élevé d’inégalités est-il inacceptable ? À cette question, signale Martin Wolf en conclusion d’un compte rendu très élogieux du livre dans le Financial Times, Capital in The Twenty-First Century ne répond pas explicitement. Même s’il laisse entendre à plusieurs endroits qu’il a également cet aspect à l’esprit, Piketty ne refuse pas la perspective d’une société très inégalitaire pour des raisons d’efficacité économique, mais sur en fonction de considérations politiques. En dépit de quelques références aux travaux de John Rawls et Amartya Sen (notamment le fameux principe énoncé dans la Théorie de la justice de Rawls selon lequel « les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient au plus grand bénéfice des plus désavantagés »), il ne construit cependant pas un raisonnement systématique de philosophie politique pour démontrer la nécessité de réduire les écarts de richesse, arguant simplement qu’un écart trop élevé conduira inexorablement à une explosion sociale et qu’il n’est pas compatible avec les valeurs d’une société démocratique, en raison de la capacité et de la propension bien connue du pouvoir économique à se transformer en pouvoir politique. Ce dernier argument, que Piketty ne fait que mentionner, aurait gagné à être développé. C’est en effet le meilleur qu’on puisse opposer à ceux qui, partant de l’hypothèse que les inégalités sont le prix à payer pour la croissance et la prospérité, mettent en demeure ceux qui les dénoncent de choisir entre deux types de société : une société inégalitaire où le niveau de vie des plus pauvres serait relativement confortable, et une société égalitaire où il serait moins enviable.
Que retenir de ce tour d’horizon ? Par son ampleur et son intensité, le débat auquel a donné lieu Capital in The Twenty-First Century dans le monde anglo-saxon, plus particulièrement aux États-Unis, montre à quel point la question des inégalités y est devenue brûlante. Expliquer l’importance qu’elle a prise par la jalousie et l’envie des classes aisées, notamment des intellectuels, à l’égard des très riches, est à l’évidence un peu court. Quel que soit l’impact objectif de cet état de fait (que l’existence de fortes inégalités soit néfaste pour l’économie dans son ensemble n’est pas prouvé, mais qu’elle soit indispensable à la prospérité générale ne l’est pas davantage), certaines fortunes et certains salaires ont à l’évidence atteint aujourd’hui des niveaux grotesques, difficilement justifiables et choquants.
Par son sérieux et sa profondeur, ce débat met aussi en lumière l’importance du travail réalisé par Thomas Piketty, qui devrait donner longtemps encore matière à réflexion aux économistes. Dans The Nation, Timothy Shenk exprime d’ailleurs le vœu que Capital in The Twenty-First Century joue à cet égard dans les années à venir un rôle comparable et opposé à celui qu’a eu l’Histoire monétaire des États-Unis de Milton Friedman et Anna Schwartz à l’aube de l’ère monétariste. Ce débat montre toutefois aussi que ce travail n’est pas sans failles, qu’il est vulnérable à la critique et pas totalement à l’abri d’une série d’objections sérieuses.
Une partie au moins de celles qui lui ont été adressées procèdent d’une lecture superficielle et rapide, ou carrément biaisée. Beaucoup d’entre elles ont été anticipées par Piketty, qui s’efforce d’y répondre à l’avance. À l’argument qu’un ralentissement supplémentaire de la croissance pourrait entraîner, en conformité avec les prédictions de la plupart des modèles, une baisse progressive du taux de rendement du capital, il peut ainsi rétorquer que ceci peut être évité si, comme on dit, « l’élasticité de substitution entre le capital et le travail est supérieure à 1 » (le travail peut aisément être remplacé par du capital), ce qui semble être le cas actuellement est pourrait l’être davantage dans l’avenir sous l’effet du développement de la robotique.
La hausse des prix immobiliers
Mais d’autres critiques sont moins faciles à parer. L’inclusion, en particulier, dans le calcul des richesses, du logement au côté du capital productif, est loin d’être anodine. Ainsi qu’il a été montré par quatre économistes français dans une note de l’Institut d’études politiques de Paris à présent régulièrement citée dans la presse anglo-saxonne, cette inclusion, du fait de l’augmentation importante des prix de l’immobilier, a pour effet de gonfler significativement la part du capital dans le rapport capital/revenu. Piketty peut faire valoir que la hausse des prix de l’immobilier contribue à creuser les inégalités, parce qu’elle se traduit par un accroissement de la réserve de valeur dont disposent les propriétaires en cas de besoin, ainsi qu’une difficulté considérable, pour ceux qui ne bénéficient pas d’un salaire substantiel, à accéder à la propriété. Mais s’il s’avère effectivement que l’irrésistible augmentation apparente, dans le revenu national, de la part du capital, est au moins en partie le produit d’un artefact de calcul, la thèse de l’inexorable croissance du capital en sortirait affaiblie et on peut s’interroger sur sa validité. On peut aussi légitimement se demander jusqu’à quel point Piketty n’interprète pas systématiquement les données qu’il a rassemblées dans le sens des idées qu’il défend.
Les commentaires dont a fait l’objet Capital in The Twenty-First Century aident enfin à appréhender ce qui fait le caractère singulier de ce livre. Ancien professeur au M.I.T., apprécié par ses collègues américains pour une virtuosité mathématique qui le faisait considérer comme une « machine à démontrer des théorèmes », Piketty n’a pas renoncé à bâtir des modèles théoriques par incapacité à les concevoir et les développer, mais par conviction qu’ils sont inutiles. « La discipline économique », affirme-t-il sans ambages, « n’est toujours pas sortie de sa passion infantile pour les mathématiques et les spéculations purement théoriques, et souvent très idéologiques, au détriment de la recherche historique et du rapprochement avec les autres sciences sociales ».
Autant un livre d’histoire que d’économie.
L’approche qu’il a choisie est donc résolument empirique, historique et statistique. « Beaucoup d’économistes », relève pertinemment Mike Konczal dans la Boston Review, « construisent des petites histoires et des modèles, puis s’enquièrent de données qui peuvent les illustrer. Piketty, à l’opposé, commence par les données puis se tourne vers les modèles imaginés par les économistes pour vérifier s’ils parviennent à en rendre compte ». Admirateur de Fernand Braudel et François Furet et des représentants de cette « histoire sérielle » basée sur l’études de longues séries statistiques qu’ont illustrée des historiens comme Pierre Chaunu ou Emmanuel Leroy-Ladurie - une tradition de recherche dont il regrette qu’elle ait été trop vite abandonnée - Thomas Piketty affirme avec raison de Capital in The Twenty-First Century qu’il est « autant un livre d’histoire que d’économie. » Si l’on n’y trouve pas de théorie de la croissance ou du profit, c’est parce que son intention n’était pas d’en bâtir une, mais de rassembler un corps de données aussi rigoureux et consistant que possible en essayant d’identifier les conclusions qu’on peut tirer de leur étude.
Il ne faut pas se méprendre à cet égard. Paul Krugman a certainement raison d’affirmer que Capital in The Twenty-First Century fournit « une théorie unifiée de l’inégalité, qui intègre la croissance économique, la distribution des revenus entre capital et travail, et la distribution de la richesse et des revenus entre les individus dans un cadre unique ». Mais contrairement à ce que soutient Branko Milanovic dans un article universitaire très cité, on y cherchera en vain une théorie complète du capital. Il est difficile de donner tort à Gaël Giraud lorsqu’il affirme : « Le travail de Piketty ne fournit [pas] une théorie du capital (encore moins du capitalisme). Son approche est bien moins ambitieuse que les tentatives de Marx, Schumpeter, Keynes, des écoles françaises de la régulation et des conventions et, a fortiori, des Cambridgiens britanniques : elle consiste à s’en remettre à la mesure empirique des termes observables […] ». Le Capital au XXIème siècle n’en pas moins l’immense mérite d’apporter à l’étude des inégalités une grande quantité de matériau inédit et une brassée d’idées stimulantes, un accomplissement mineur peut-être, par rapport aux « ambitieuses tentatives » des plus grands penseurs de l’économie, mais de valeur et d’intérêt plus élevés que beaucoup de ces constructions abstraites et formelles dont la mise au point absorbe l’essentiel du temps et des efforts d’une partie importante des économistes contemporains.
L’approche choisie par Piketty n’est pas séparable de sa conception de l’économie comme savoir, dont on a fréquemment souligné qu’elle renouait avec la tradition des pionniers de cette discipline. À l’expression « science économique », qu’il trouve terriblement arrogante, Piketty affirme de fait préférer nettement celle d’« économie politique », qui a le mérite d’illustrer « la visée politique, normative et morale » qui caractérise à ses yeux l’économie. Cette approche est donc ouvertement liée à ses positions politiques, qui ne sont évidemment ni celles d’un marxiste, comme l’ont absurdement soutenu les moins sérieux des commentateurs conservateurs, ni d’un libéral au sens européen du terme, et que James K. Galbraith définit parfaitement lorsqu’il écrit : « Ni radical, ni néo-libéral [Piketty est] un démocrate classique partisan d’une politique de welfare dans l’esprit du New Deal. »
Comme Keynes
De ce double point de vue, de toutes les figures historiques de la pensée économique avec lesquelles on l’a plus ou moins pertinemment comparé, toutes proportions gardées, bien sûr, et bien qu’il ne le cite pas souvent, c’est de Keynes que Thomas Piketty apparaît le plus proche. Comme Keynes, Piketty n’est nullement hostile au capitalisme, qu’il ne pas préconise pas d’abolir et dont, à l’opposé de Marx, il ne prédit pas du tout l’inévitable autodestruction sous l’effet de puissantes contradictions internes. Comme Keynes, qui envisageait avec sérénité « l’euthanasie des rentiers », il exprime sa sympathie envers les entrepreneurs, créateurs de richesses dont tous bénéficient directement ou indirectement, à l’opposé des gros détenteurs de capital qui se contentent de vivre de ce que celui-ci leur rapporte. Et comme l’auteur de la Théorie générale, Piketty ne pense pas que le fonctionnement spontané de l’économie conduise nécessairement à un état de fait souhaitable et considère que l’État a un rôle indispensable à jouer dans ce domaine. Keynes et Piketty stigmatisent de plus l’un et l’autre la tendance spontanée des économistes, sous l’emprise du désir de pouvoir afficher des signes ostensibles de scientificité, à édifier des modèles mathématiques sophistiqués. Et tous deux conçoivent leur discipline comme un savoir humaniste fortement lié à tout ce que peuvent nous apprendre du comportement humain et du fonctionnement de la société l’histoire, les sciences sociales et la littérature, un savoir de surcroît indissociable de jugements de valeur.
Bien sûr, le rapprochement ne tient que jusqu’à un certain point. Keynes justifiait une intervention de l’État dans l’économie par des raisons d’efficacité économique, quand Piketty le fait au nom de la justice sociale. Son principal objet de préoccupation était l’emploi et la sous-utilisation des facteurs de production, quand celui de Piketty est l’inégalité. Keynes était un libéral, quand Piketty place volontiers son entreprise sous l’égide des idéaux de la Révolution française. La politique qui découle de la théorie de Keynes met en œuvre une panoplie d’instruments, dont la manipulation du taux d’intérêt et l’investissement public dans les périodes de récession et de dépression, quand celle que préconise Piketty se limite à des mesures de caractère fiscal appliquées en permanence. Et si Le Capital au XXIème siècle est bâti autour de l’analyse de données empiriques, la Théorie générale, qui ne contient quasiment pas de données, repose pour l’essentiel sur des considérations logiques et psychologiques. On ajoutera que si l’ouvrage de Piketty est naturellement loin d’avoir la puissance théorique de celui de Keynes, il s’en faut de beaucoup, il faut bien reconnaître qu’il se lit plus facilement.
Au bout du compte, pour emprunter à Racine la formule de Britannicus volontiers utilisée dans les cas de ce genre, Capital in The Twenty-First Century ne mérite ni l’excès d’honneur, ni l’indignité dont il a été accablé. L’ouvrage n’a pas la portée théorique révolutionnaire que certains lui ont prêtée, et souffre de faiblesses associées à l’approche adoptée par Piketty et dérivant de sa décision de privilégier, parmi les outils de politique économique, l’instrument fiscal, décision dont tout indique qu’elle a orienté son travail au moins autant qu’elle résulte de ses conclusions. Mais il s’agit incontestablement d’un des meilleurs livres d’histoire économique et d’économie politique de ces dernières années. Une fois la poussière retombée et le tumulte apaisé, on continuera donc vraisemblablement à en entendre parler, même si c’est d’une façon beaucoup moins bruyante et dans des termes et sur un ton différents : comme le produit d’un travail de recherche de premier plan et un livre très réussi, dont le contenu et les idées stimulent la réflexion tout en appelant une sérieuse discussion. Ses données seront exploitées, ses analyses nuancées ou réfutées, ses thèses contestées en tout ou en partie, mais il sera longtemps impossible de traiter de son objet, les inégalités, sans y faire référence. De combien de livres d’économie peut-on l’affirmer ?
Michel André