Tensions amoureuses
Publié dans le magazine Books n° 82, mars / avril 2017.
En 2003, le sociologue polonais Zygmunt Bauman publiait au Royaume-Uni Liquid Love (L’Amour liquide). Attention ! Voici l’amour désormais victime de la « modernité liquide », un monde dans lequel les anciennes structures sociales cèdent la place à de simples réseaux, qui se font et se défont au fil de l’eau.
En 2012, un court pamphlet du philosophe marxiste Alain Badiou, Éloge de l’amour, épinglait ce slogan du site de rencontres Meetic : « On peut être amoureux sans tomber amoureux ! » Il ne s’agit plus de « rencontres », selon lui, mais seulement de « consommations ». L’élargissement des rencontres rendu possible par Internet « se paie d’une désintensification » des rapports humains. Possible.
Remontons le temps, traversons les continents. Née vers 973 de « notre » ère, Murasaki Shikibu était une aristocrate familière de la cour, à Tokyo. Après un mariage bref, elle se retrouva veuve en 1001. Elle consacra les douze dernières années de sa vie à écrire un superbe roman à épisodes, Le Dit du Genji. On y lit les histoires amoureuses d’un bel aristocrate, Genji, un Casanova avant la lettre, qui va jusqu’à séduire des filles de 13 ans. « Il était dans sa nature d’être tourmenté par des pulsions amoureuses envahissantes », écrit Murasaki. Elle se met elle-même en scène, morigénant affectueusement Genji, dont la conduite condamnable lui promet d’être châtié, conformément au karma bouddhiste. Et le châtiment vient. Car en réalité Genji a un grand amour, Murasaki elle-même... Quand elle meurt, il se cloître et disparaît du roman.
Un siècle plus tard, à 10 000 kilomètres de là, se noue l’amour partagé et exclusif entre Héloïse et Abélard, un amour si puissant qu’il survit à l’émasculation d’Abélard, ordonnée par le chanoine Fulbert, et à la séparation des amants dans deux couvents.
Passons cinq cents ans. Sir Walter Raleigh, contemporain de l’auteur de Roméo et Juliette, écrit ces vers : « Le vrai amour est un feu durable/ Qui ne cesse de brûler dans la tête/ Jamais malade, jamais vieux, jamais mort/ Jamais il ne se détourne de lui-même. »
Passons encore trois cents ans. En 1904, le romancier satirique Arnold Bennett (plusieurs livres disponibles en français) imagine dans son journal ce propos adressé à un jeune homme par un vieillard sur son lit de mort : « J’ai eu une longue vie, elle a été joyeuse. Fais l’amour avec toutes les jolies femmes que tu rencontreras. »
Le vœu de Bennett est aujourd’hui facile à exaucer, au moins en principe. Grâce aux sites et applications de rencontres, chacun peut se vivre en Genji. Juste retour des choses, c’est désormais vrai aussi pour les femmes, rassurées par les contraceptifs : « Les 5 règles d’or pour coucher sans tomber amoureuse », lit-on sur le site de Meetic.
Enivrante technologie. Change-t-elle les choses en profondeur ? Ou n’est-ce qu’une nouvelle outre pour servir un vieux vin ?