Sur les routes du Tour 1907
Publié le 22 juillet 2015. Par La rédaction de Books.
Augustin Ringeval
Le Tour de France s’est lancé à l’assaut des Alpes. Et si l’Allemand Simon Geschke a brillé aujourd’hui, en 1907, c’est un certain François Faber qui menait la danse. Le meilleur espoir de l’équipe Labor était soutenu corps et âme par son directeur sportif Alphonse Baugé. Lui-même ancien cycliste, Baugé rapporte à intervalles réguliers l’état de la course dans des lettres adressées au directeur de son sponsor, un fabricant de bicyclettes. Ses missives ont été réunies dans Le Tour de France, 1907 : lettres à mon directeur. Elles n’omettent rien : les victoires, les déconvenues, les petits et gros bobos, les incidents de course et la vie quotidienne de l’équipe.
Mon cher directeur,
Ainsi que je le prévoyais, mon grand « lion » Faber a rugi !
Et il a rugi dans cette terrible escalade des Alpes, laissant derrière lui tous ceux qui cherchaient à s’accrocher désespérément à sa roue, tandis que, inlassable, il talonnait mon protégé de jadis Emile Georget.
Il faut avoir assisté au colossal exploit accompli par ces deux hommes pour se rendre compte qu’ils ont mis à leur actif une inoubliable performance.
En effet, j’ai vu Georget et Faber décramponner un à un dix hommes de valeur. J’ai vu Garrigou tomber exténué sur le fossé qui bordait le col de Porte, puis ensuite Cadolle, puis après Van Houwaërt, puis encore Lignon, puis enfin tous les autres. Un instant, j’ai cru que, à son tour, E. Georget allait aussi céder devant l’allure étourdissante de Faber mais à la force de l’un répondait le cœur de l’autre.
Ils arrivèrent ensemble au sommet du col de Porte, mais, dans la terrible descente du Sappey, mon « grand » céda, handicapé par sa roue serve [1], tandis que son adversaire descendait à toute allure, merveilleusement servi par sa roue libre.
Faber s’est classé second à Grenoble, à trois minutes derrière E. Georget. C’est presque une victoire, et c’est d’autant plus merveilleux que notre bon colosse est dans un état de fraîcheur remarquable. Quel coffre !
Ringeval, Maitron et Ménager sont arrivés à quatre heures. Tous trois ont dû se débattre contre leurs pneus et aussi batailler avec ce terrible col de Porte. Bien qu’ils ne répondent pas encore aux espérances que j’osais fonder sur eux, j’espère toujours qu’ils termineront le « Tour de France » dans d’excellentes conditions.
Ménager, mon « Tout Petit », fait preuve d’un courage admirable. Il est si docile et si courageux que je me prends d’enthousiasme pour lui, à tel point que je le dorlote comme s’il était mon gosse. Ses chevilles vont un peu mieux, et il serait certainement bien classé aujourd’hui s’il n’avait dû couvrir les dix-sept kilomètres de descente vertigineuse qui séparent le col de Porte de Grenoble, sur un pneumatique crevé. Le pauvre petit « gars » en avait bien de rechange, mais en route son sac s’étant déchiré, il avait perdu sa clé anglaise, ce qui le mettait dans l’impossibilité de démonter la roue de sa bicyclette pour opérer ce changement de pneumatique.
Ringeval paraissait plus à l’aise aujourd’hui. Son allure était très souple et j’espère, le régime aidant, qu’il va enfin se retrouver. Maitron le suit comme son ombre.
Ah si ces trois gaillards-là se trouvaient dans la « forme » de Faber. Bon Dieu ! la belle équipe de poinçonnés ça ferait ! [2]
Nous sommes descendus à l’hôtel Moderne, établissement de premier ordre. Cette fois, mon ami Ugène (Ugène, c’est Brett, savez-vous ?) a été bien inspiré. C’est tout simplement idéal. La conversation préalable que j’ai eue avec le directeur est de bon augure, et je suppose que nous serons royalement traités, dans des conditions modestes.
L’étape d’aujourd’hui ayant pris l’allure d’un effroyable calvaire, et celle de demain se manifestant comme devant être un véritable supplice, je n’ai pas hésité à faire venir un masseur expérimenté.
Aïe donc les frais !
Voici deux heures qu’il travaille les Labor. II n’a pas encore terminé, mais d’ici quelques minutes, ce sera chose faite, et j’imagine que ce sérieux massage va remettre nos hommes à neuf.
A franchement parler, je vous avouerai que je me multiplie pour en faire des démons. Tout à coup je crie, je suis même farouche, puis peu après je deviens paternel. Si je m’aperçois que coureurs ou soigneurs n’exécutent pas les instructions données, je fais un « raffut du diable », à en rendre jaloux H.-D… Bostock lui-même. Toutefois, au fond, je n’ai pour eux que des « bouillons de tendresse » comme eût dit Corneille. Mais je n’ai aussi qu’un seul but gagner la catégorie poinçonnée avec Faber et améliorer si possible la situation des trois autres.
Ah monsieur, ce Tour de France, quel « business » ! Soignez des crocodiles, l’affaire serait peut-être plus aisée. Par moments, je vous le jure, c’est un enfer perpétuel.
Tenez, en course, par exemple, dans la voiture des constructeurs (excusez du peu !) je passe par des émotions indescriptibles.
Mes quatre hommes sont-ils dans le peloton de tête. Ça y est ! Je suis perdu dans un nuage de gloire !
L’un d’eux rétrograde-t-il pour une raison quelconque. Crac ! je suis anéanti…
Cependant, mon grand « lion » Faber me donne tant de satisfaction que lorsque j’ai le bonheur de passer la nuit dans un lit, je m’endors avec de la joie plein le cœur,
Et maintenant, parlons un peu des régionaux.
Hier, à Lyon, Roume est arrivé dans un état lamentable. Le malheureux « pousse » continuellement à s’en défoncer la poitrine, à tel point qu’il n’aperçoit sans doute pas les pavés, les caniveaux ou autres embûches de la route, car sa machine est hors d’usage, tant les chutes qu’il a faites ont été nombreuses et violentes surtout. II est venu me voir à l’hôtel ayant toujours cette physionomie indifférente et me regardant tristement avec ses pauvres yeux de bon toutou fatigué.
Chaque fois que je le vois venir vers moi, je pense « Pauvre enfant de Narbonne, te voici encore. Que veux-tu me dire avec ta grimace ? »
Et ce matin, à Lyon, encore pris de pitié, j’avais consenti à lui prêter la machine de Pothier, afin qu’il puisse continuer. Ma généreuse intention n’a pas été récompensée, car, pour changer, Roume fit aujourd’hui, à Ambérieu, une fantastique cabriole dans une descente. La machine est indemne. C’est une Labor il est vrai (faites-en part au directeur, ça fait toujours plaisir) mais l’homme s’est sérieusement endommagé le front.
Malgré cela, il est quand même arrivé jusqu’ici. Lui aussi a escaladé le col de Porte. C’est
à la fois de l’héroïsme et de la démence. Une fois de plus, je lui ai conseillé d’abandonner. Peine perdue, il veut repartir après-demain matin pour Nice. Comme déshérité c’est le sublime du genre.
Pas de nouvelles du breton Le Bars ! Tonnerre de Brest ! Les Alpes l’auraient-elles vaincu ? Ou bien a-t-il encore une fois « fusillé » sa machine ?
Patientons jusqu’à demain, car je ne serais nullement étonné qu’il arrivât cette nuit.
« Pauvre type doivent dire les gens en le voyant passer. Ah qu’il est drôle ! doivent s’es-
claffer certains autres. »
Oui, peut-être, cela est comique, en effet, mais d’un comique triste et qui peine.
Les boyaux Dunlop se comportent à merveille. Faber n’a crevé qu’une fois depuis
Paris. J’espère trouver demain, en gare, les sacoches que vous avez dû m’expédier. Il serait temps qu’elles arrivent, car les leurs sont dans un état de délabrement effroyable.
Et maintenant, permettez que je vous quitte, vénéré directeur, car, franchement, je tombe de sommeil puis j’ai encore ma comptabilité à mettre à jour et les carnets des soigneurs à établir.
Adieu donc pour ce soir, et souffrez que je vous répète tout doucement : Faber gagnera les poinçonnées.
Encore neuf étapes à disputer. Une paille ! Si cela continue, les brûlures du soleil vont nous rendre couleur de brique.
Notes
[1] Roue à pignon fixe. Le cycliste ne doit jamais arrêter de pédaler.
[2]Le poinçonnage était une opération destinée à s’assurer que les coureurs ne changeaient pas de vélo pendant la course. Elle avait lieu avant le départ et consistait, entre autres, en l’apposition par les officiels d’un signe distinctif secret sur chaque machine.