Publié dans le magazine Books n° 7, juillet-août 2009. Par Joaquín Rodríguez.
Dans un dialogue célèbre, Platon met en scène l’inquiétude de Socrate devant le développement de l’écrit. Cette innovation radicale, dopée par l’invention de l’alphabet, ne risquait-elle pas de porter atteinte aux acquis de la culture ? Les gens « cesseront d’exercer leur mémoire ». Le savoir cessera d’être transmis par la parole. Il ne sera donc plus qu’un « semblant » de savoir. Fin connaisseur de l’histoire du livre et de l’édition, le sociologue espagnol Joaquín Rodríguez dresse dans son dernier ouvrage un parallèle entre l’inquiétude du philosophe grec et celles d’un père confronté à l’obsession de son fils pour le monde du Web et du tchat. Nous en présentons un extrait.
Imaginons la scène : Phèdre, l’adolescent grec, interlocuteur de Socrate dans l’œuvre éponyme de Platon, parcourt nonchalamment le texte d’un papyrus tandis que le philosophe disserte sur les inconvénients et les dangers de l’écriture. Socrate est obsédé par les dommages et les préjudices que cette nouvelle invention – l’écriture alphabétique (probablement dérivée de l’écriture syllabique phénicienne) – causera à la transmission des connaissances, la pérennité des règles qui organisent la vie en société et perpétuent la mémoire. Il s’inquiète de la transformation que son usage entraînera dans la nature même du jugement et de la compréhension qui, jusque-là, se forgeaient dans le dialogue entre deux interlocuteurs.
Tandis que Socrate déplore amèrement le défigurement de la connaissance et de la culture au contact de l’écriture, j’imagine Phèdre acquiesçant distraitement aux déclarations intransigeantes de son interlocuteur, tout en consultant d’un air indolent un texte écrit. Véhément, exalté, convaincu de la justesse de ses vues, Socrate dirait, par exemple, invoquant tous les maux dont l’écriture allait frapper la préservation...