À côté de la Chine et de la littérature, ses deux autres grandes passions, la mer occupait une place centrale dans la vie de Simon Leys. Elle est aussi très présente dans son œuvre. Dans le bel essai que lui a consacré l’an dernier Pierre Boncenne (1) et la magistrale biographie publiée au début de cette année par Philippe Paquet (2), on trouvera sans surprise des chapitres qui explorent l’expérience que Leys avait de la mer et les nombreuses pages qu’il a écrites à son sujet.
Brillant sinologue, spécialiste de la peinture et de la littérature chinoises, célèbre pour avoir dévoilé la réalité du maoïsme à une époque où les intellectuels le portaient aux nues, auteur d’essais de critique littéraire rédigés dans une langue d’une extrême élégance (3), Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, était un Belge installé en Australie qui écrivait en français et en anglais. L’amour pour le monde marin lui fut transmis par sa mère, qui pratiquait le nautisme et l’encouragea à s’inscrire à la célèbre école de voile des Glénans. Toute sa vie il a navigué, et toute sa vie il a écrit sur la mer.
Le premier texte qu’il a publié est la relation d’un voyage effectué à l’âge de 17 ans à bord d’un chalutier ostendais à moteur pêchant au large de l’Islande. Il y décrit le quotidien de l’équipage, « cette étrange communauté de onze hommes condamnés leur vie durant à ce mélange de promiscuité, d’austérité et de claustration dont on ne trouverait un équivalent physique que dans les ordres monastiques ». Cinq ans plus tard, Leys se trouvait à bord d’un des derniers thoniers bretons à voile pour une campagne de pêche dont le récit, retrouvé « à la faveur d’un rangement », ne parut que quarante-cinq ans plus tard. De nombreux autres voyages maritimes suivirent, à bord de vieux rafiots, de cargos plus ou moins confortables qu’il empruntait de préférence à l’avion pour se rendre en Asie, de bateaux de plaisance et même, à la fin de sa vie, de navires de la Marine nationale française, à bord desquels sa qualité de membre de l’association Les Écrivains de Marine, fondée par Jean-François Deniau, lui permettait de monter.
Dans ses récits de voyages, Leys témoigne de sa grande familiarité avec les choses de la mer et d’une remarquable maîtrise du vocabulaire marin. En témoignent très souvent ses autres écrits, par exemple ce passage de son unique roman,
La Mort de Napoléon, fable philosophique dans laquelle il imagine que l’Empereur s’est échappé de l’île de Sainte-Hélène : « Toutes voiles dehors, le brick marchait bellement, appuyé sur un bord, et la brise tiède et puissante était si constante que l’équipage ne devait plus que rarement brasseyer les vergues. » Ces qualités éclatent dans sa présentation de l’histoire de Magellan reprise dans le recueil
Le Studio de l’inutilité, ainsi que dans
Les Naufragés du « Batavia », court et saisissant récit du naufrage, au XVIIe siècle, d’un navire de commerce hollandais sur un archipel désolé au large de l’Australie et de ses conséquences dramatiques pour les survivants, tyrannisés par l’un des leurs. Les naufrages et les îles (un sujet sur lequel il avait constitué une bibliothèque spéciale) sont deux thèmes auxquels Simon Leys vouait un intérêt particulier. Ils sont à nouveau réunis dans un texte sur l’étonnante aventure des naufragés des îles Auckland, dont on retrouve des traces évidentes dans
L’Île mystérieuse, de Jules Verne.
Deux importantes contributions de Simon Leys à la littérature sur la mer ne sont que partiellement de sa plume. La première est la traduction en français, sous le titre
Deux Années sur le gaillard d’avant, du livre de Richard Henry Dana
Two Years Before the Mast, un classique de la littérature américaine qui a fortement inspiré Herman Melville. Pour se familiariser avec les manœuvres complexes décrites par Dana à l’aide d’un vocabulaire d’une grande technicité, Leys a obtenu de pouvoir faire un voyage à bord du navire-école australien, un trois-mâts goélette.
La seconde est une anthologie de textes littéraires sur la mer en langue française. Explicitement conçue par Leys comme un livre consacré, non à la littérature de la mer, mais à la mer dans la littérature, cette compilation, qu’il appelait ironiquement son « monstre marin », devait initialement comporter trois tomes. Pour des raisons liées à l’abondance du matériau contemporain et à des questions de droits d’auteur, elle n’en compta finalement que deux et s’arrête au début du XXe siècle. L’entreprise n’en demeure pas moins impressionnante. Une figure qui en émerge avec force est celle de Victor Hugo, que Simon Leys considérait à juste titre comme « l’un des plus puissants écrivains marins de la littérature universelle » et qui occupe à lui seul plusieurs centaines de pages du second tome.
L’un des regrets de Simon Leys à la fin de son existence était de ne pas avoir eu l’occasion de doubler le cap Horn à la voile. « Je crois que c’est la seule chose que je souhaiterais vraiment pouvoir encore faire avant de quitter cette vie », confiait-il à Michel Déon dans une lettre. L’âge puis une maladie fatale l’ont empêché de réaliser ce rêve. Mais un autre de ses souhaits a été exaucé. Peu après sa mort, conformément au vœu qu’il avait exprimé, ses cendres furent dispersées d’un bateau dans la baie de Sydney. Un geste en parfait accord avec cette affirmation d’Hilaire Belloc dans un passage de son roman
La Croisière de la Nona que Leys avait choisi de citer en conclusion de son introduction à
La Mer dans la littérature française : « C’est sur la mer qu’un homme se rapproche le plus de ses origines et se trouve en communion avec ce dont il est issu, et à quoi il retournera. »
Notes
1. Le Parapluie de Simon Leys (Philippe Rey, 2015).
2. Simon Leys. Navigateur entre les mondes (Gallimard, 2016).
3. Ils sont réunis dans L’Ange et le Cachalot (Seuil, 1998), Protée et autres essais (Gallimard, 2001), Le Bonheur des petits poissons (Jean-Claude Lattès, 2008) et Le Studio de l’inutilité (Flammarion, 2012).