Sic transit Via Appia

C’est la « Regina Viarum », la reine des voies romaines, la plus longue, la plus droite, la plus stratégique, la plus chargée d'Histoire, la plus ourlée de monuments, la plus prestigieuse : la Via Appia, « mère de toutes les routes d’Europe ». Le journaliste-écrivain voyageur Paolo Rumiz, « une des plumes les plus acérées de la presse italienne mais aussi un de nos meilleurs auteurs », écrit Mauro Reali dans La Ricerca, a entrepris à 71 ans de la parcourir à pied sur toute sa longueur italienne, « 2 387 ans tout juste après le commencement des travaux de sa construction ».


Résultat : « 612 kilomètres en 29 jours de route et près d’un million de pas », le tout transposé en 458 pages tantôt élégiaques, tantôt furibardes. Construite à l’initiative (en 312 avant notre ère) du censeur Appius Claudius Caecus (« l’Aveugle »), l’Appia file tout droit vers le sud, d’abord vers Capoue, la rivale de Rome. Puis elle s’allonge vers Brindisi, que selon Caton on atteignait (à cheval) en cinq jours à peine, avant, en tant que Via Egnatia cette fois, de gagner l’Orient de l’Empire romain via le nord de la Grèce. Dallée de « basalti » indestructibles, balisée de bornes milliaires, de fontaines, de « tabernae » (les restoroutes de l’Antiquité), l’Appia escalade les montagnes sans s’embarrasser de détours pour permettre aux légions romaines d’aller à toute allure (un pas tous les 60 centimètres) conquérir les uns et mater les autres. Son tracé couvre la moitié sud de la géographie italienne mais aussi la quasi-totalité de son histoire antique et même récente, traversant les monts albains des Horaces et Curiaces (« ces fils à maman »), les marais pontins chers à Mussolini (qui les assécha), les montagnes où Hannibal a pendant 15 ans trouvé refuge, les 90 kilomètres au long desquels se dressèrent face à face tous les 30 mètres les 6 000 croix des compagnons de Spartacus, le défilé funeste où les Samnites rossèrent l’armée romaine... Plus tard la Via sera empruntée par les Croisés, les troupes venues de Lombardie, d’Allemagne, de France, d’Espagne, puis par la Wehrmacht et la 7e armée américaine.


Hélas, la majestueuse Via Appia, jadis ourlée de palais, de villas romaines opulentes, de temples, de statues et de tombeaux, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Les artefacts antiques qui n’ont pas été pillés sont enfouis sous les décharges clandestines et les constructions illégales déjà décaties, et l’Appia elle-même se dissout en « un fil d’Ariane » que le marcheur s’épuise à retrouver, cartes anciennes en main, sous les trottoirs des conurbations, les voies ferrées, les autoroutes, et les ronds-points inutiles (mais pas pour tout le monde). Dès sa sortie de Rome, l’auteur-marcheur entame un lamento qui ira crescendo au fil des pages, car « plus la route s’enfonce dans la moelle de l’Italie, plus son contenu archéologique s’affaiblit ». L’Italie d’aujourd’hui, indifférente à son passé prestigieux, « n’est même plus capable de se gouverner elle-même » alors que « Rome jadis gouvernait le monde ». En avançant vers Brindisi, on voit, « mètre après mètre, les signes de la présence de l’État se raréfier ».


La Via Appia qui, dans l’Antiquité aidait à diffuser vers le sud l’orgueil de Rome en même temps que ses lois, sa langue et sa rigueur administrative, accueille aujourd’hui le flux inverse. Elle qui, « dans l’Italie unifiée aurait dû porter vers le sud la marque de Rome, porte au contraire vers le nord la marque des entreprises louches ». Rome, ou plutôt « la Dominante », comme l’appelle Paolo Rumiz, n’est plus bonne qu’à injecter avec désinvolture des sommes pharamineuses que terroni (ploucs) et mafieux du sud – auprès desquels « les fanatiques de l’État islamique qui ont pris Palmyre à coups de pioche » font figure « d’amateurs » – emploient à saccager l’Appia et ses abords, à leur profit. Voyez « ces routes construites aux frais du Trésor public pour acheter des votes » ou « ces 4 millions de mètres cubes d’habitations construites sans permis puis régularisées avec empressement sous les applaudissements des électeurs ». Mais tout n’est pas perdu car « le territoire, on le sauve en le racontant ».


Et cette descente vers le sud, Paolo Rumiz la raconte splendidement : les paysages qui se dessèchent, les populations qui deviennent de plus en plus pittoresques – l’obsession de la coiffure chez les hommes, qui pousse même les carabiniers à se mettre du gel sur les cheveux, « les femmes qui se font plus séductrices, autoritaires et jeteuses de sort » –, sans oublier la langue italienne qui s’altère et la nourriture qui explose de nouvelles saveurs. Son ouvrage a déclenché une réhabilitation de la Via Appia qui pourrait devenir « un pèlerinage laïque » pour « Italiens qui n’ont plus peur de leur histoire », et non plus l’apanage des seuls « sans pneus », marginaux ou réfugiés.

LE LIVRE
LE LIVRE

Appia de Paolo Rumiz, Folio, 2023

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