Shakespeare et les couleurs du temps
Publié en octobre 2015. Par Dominique Goy-Blanquet.
DNB/ Rose Productions
Londres vibrait depuis quelques semaines à l’annonce d’un événement dramatique majeur : l’illustre Trevor Nunn, ancien directeur de la Royal Shakespeare Company, puis du National Theatre, qui compte à son actif une douzaine de succès planétaires comme Les Misérables, Cats ou Starlight Express, se préparait à ressusciter un chef-d’œuvre enfoui en hommage à son maître Peter Hall, autre grande figure de la scène londonienne. C’est chose faite. Après avoir électrisé la scène des années soixante, The Wars of the Roses, adaptation audacieuse de la première série historique de Shakespeare (les trois parties de Henry VI et Richard III) vient de renaître au Rose Theatre de Kingston. Un lieu on ne peut plus approprié, fondé par Hall en 2004, et inspiré dans sa structure par le modèle du Rose Theatre élisabéthain où fut créé un Henry VI qui devait être l’œuvre de Shakespeare. Sa scène en forme de losange assure aux spectateurs un bon angle de vision où qu’ils soient assis. En face du théâtre, sur un bras de la Tamise, trône la pierre où étaient intronisés jadis les rois anglo-saxons. À un jet de pierre, le château de Hampton Court, et un peu plus loin le petit temple de David Garrick, père fondateur de la bardolâtrie, consacré à la mémoire de Shakespeare.
Passé le premier enthousiasme, les vibrations ont continué sur un ton vindicatif quand les journalistes se sont avisés que la distribution, qui inclut notamment Joely Richardson, la fille de Vanessa Redgrave, et une vedette norvégienne, Kåre Conradi, ne comportait aucun homme de couleur. En France cet été, le journal Télérama demandait « À quand un Alceste noir ? », signalant qu’à quelques exceptions près, la distribution multiraciale était loin d’être passée dans nos mœurs. Mais en Angleterre, on ne plaisante pas avec ces choses-là : sous l’œil vigilant d’Equity, le syndicat des artistes du spectacle, un système de quotas impose à toutes les productions qui bénéficient d’argent public d’employer un pourcentage d’acteurs issus de la diversité ethnique. La presse unanime a vigoureusement pris à partie l’honorable Trevor Nunn, qui s’est défendu avec une maladresse rare en invoquant l’authenticité historique. À quoi il lui fut demandé où étaient les acteurs rongés par la vérole qui devaient être légion sur la scène élisabéthaine, alors que les rois interprétés par des Norvégiens devaient être aussi rares à l’époque que les acteurs noirs ou asiatiques. Comme l’a souligné le critique de Whatsonstage, Nunn aurait mieux fait de dire qu’il avait le droit de distribuer les rôles selon son désir, mais la plupart de ses collègues ne l’entendent pas de cette oreille. Certains d’entre eux se plaignent aussi que le répertoire classique souffre d’une insuffisance de grands rôles féminins, et réclament des œuvres nouvelles plus respectueuses des quotas. D’autres rappellent que la règle s’applique aussi aux handicapés, sans aller toutefois jusqu’à exiger un répertoire ad hoc. La presse anglaise n’était pas seule à s’indigner : Trevor Nunn n’avait pas reçu de subvention de l’Arts Council, mais une aide importante de l’Université de Kingston après que Richard Wilson, titulaire de la chaire Sir Peter Hall à l’université, l’eut convié à monter son spectacle au Rose[1]. Jumelé à cette création, un congrès sur le thème de « Shakespeare and Scandinavia » rassemblant cinq pays du Nord, Norvège, Danemark, Suède, Islande et Finlande, ranimait les ombres de la reine Anne épouse de Jacques Ier, Kierkegaard, Ibsen, Sibelius... pour ne citer que quelques-uns des plus grands admirateurs de Shakespeare, et bien sûr celle de Hamlet. L’ampleur et le succès du congrès ont balayé les objections.
Un Othello blanc
Cependant la question soulevée par les tenants des quotas laisse songeur. Le principe, c’est que le théâtre doit refléter la diversité raciale de la société actuelle, non les conditions scéniques de l’époque d’écriture ou le temps de la fable. Mais ce principe n’est pas toujours facile à mettre en œuvre, ni à déchiffrer correctement : si un roi à la peau noire a un fils blanc, par exemple, comme le Henry VI de la RSC en 2000, faut-il comprendre que sa femme la reine Margaret l’a trompé avec le séduisant Suffolk, ou pratiquer la cécité requise par l’expression « colour-blind casting », la distribution en aveugle ? La confusion créée à l’époque avait conduit le metteur en scène lors d’une reprise à réserver la couleur à l’une des dynasties rivales. Les usages en la matière ne sont toujours pas d’une cohérence absolue. Ainsi il est acquis désormais au sein de la communauté théâtrale britannique que le rôle d’Othello revient de droit à un acteur noir. Dernier Othello « blanc » anglais, Patrick Stewart a tenu le rôle en 1997 à Washington, dans une distribution presque entièrement afro-américaine : il s’était imaginé dès l’enfance dans ce rôle, « mais quand j’ai atteint l’âge et l’expérience nécessaires pour le jouer, c’était aussi le moment où il n’était plus acceptable qu’un acteur blanc se maquille le visage en noir et fasse semblant d’être un Africain ». Luc Bondy va-t-il soulever des tempêtes en faisant jouer Othello par Philippe Torreton en janvier prochain ? Sans doute pas : l’usage que fait un metteur en scène des deniers publics, son autorité, sont rarement contestés chez nous.
Moins sensible aux règles de la diversité, le public, lui, a applaudi à tout va ces neuf heures d’un spectacle présenté dans le programme comme le nouveau Game of Thrones. Il y avait tout de même quelques réticents dans les rangs, ceux qui gardaient le souvenir de la création des Wars of the Rose, et ceux qui ont assisté récemment à d’autres interprétations plus originales du cycle des histoires. En 1963, l’adaptation de Barton et Hall avait établi la renommée de la Royal Shakespeare Company. C’était une révolution autant par la prouesse scénique que par l’adaptation brechtienne de ces œuvres alors quasiment inconnues à l’exception de Richard III. Ce qu’elles racontent, c’est un demi-siècle de guerres civiles auxquelles Shakespeare a donné un nom posthume, les Guerres des Roses : à la mort du vainqueur d’Azincourt, son fils Henry VI, âgé de quelques mois, entame le règne le plus long et le plus sanglant de l’histoire médiévale anglaise. Des ambitions rivales divisent la cour, causant la perte des conquêtes françaises, puis de sa couronne, son assassinat à la Tour, et à terme la fin des Plantagenêts. La mort de Richard III sur le champ de bataille de Bosworth marque l’entrée en scène des Tudors, qui vont traverser le XVIe siècle puis disparaître à leur tour, cédant la place au fils de Marie Stuart, Jacques Ier.
À la suite des Wars of the Roses de Peter Hall et de son co-auteur, John Barton, les Henry VI jusque-là dédaignées avaient connu un fort regain de faveur. Deux ans après eux, Giorgio Strehler donnait son Gioco dei potenti, bientôt suivi par le Henry VI de Jean-Louis Barrault, deux versions elles aussi très abrégées de la trilogie. Le critique de Whatsonstage Michael Coveney[2], l’universitaire Mick Hattaway[3], tous deux très jeunes à l’époque, ont assisté à la création des Wars of the Roses. Ils se rappellent leur enthousiasme, l’énergie décapante de l’action servie par une troupe exceptionnelle, la découverte d’un Shakespeare à la fois épique et moderne, le sentiment de vivre une expérience sans précédent. Ils évoquent aussi le décor métallique de John Bury, la table du conseil monumentale autour de laquelle se nouaient toutes les intrigues du pouvoir. Le bois a remplacé l’acier dans le spectacle de Trevor Nunn. La table revient au centre du dispositif comme une citation en modèle réduit, tour à tour autel, morgue, table de réunion, taupinière où vient méditer le roi Henry VI, et mourir cruellement le duc d’York. Pas d’écrans de télévision, ni de machinerie sophistiquée, rien que le jeu des lumières et l’énergie des acteurs. Très peu d’accessoires, hormis les épées logées dans des cases autour de la scène prêtes à servir – elles sortiront beaucoup –, tout le reste doit être apporté et remporté par les acteurs, comme au bon vieux temps. Quand Warwick déchire d’un geste rageur la lettre annonçant le mariage malencontreux du nouveau souverain Edward IV, il sait qu’il ne doit pas jeter les morceaux par terre, mais les conserver en main jusqu’au moment de les enfouir dans celle du messager pour retour à l’envoyeur.
Arrogance juvénile
Ce qui frappe aujourd’hui, comparée à la fidélité de Nunn au texte et au format de ces Wars, c’est la hardiesse avec laquelle Hall et Barton ont réécrit les pièces d’origine[4]. Ils étaient certains à l’époque que les Henry VI n’étaient qu’en partie l’œuvre de Shakespeare. Aujourd’hui encore, les spécialistes restent divisés sur la paternité de la trilogie, Shakespeare seul ou Shakespeare et al., faute de preuves concluantes d’un côté ou de l’autre. Quant à ses qualités, Hall était certain qu’elle ne pouvait pas fonctionner sur scène sans être vigoureusement adaptée : on était loin du génie de la maturité, il fallait à tout prix réécrire. Et pour faire tenir l’ensemble sur une journée, en tenant compte de l’heure de fermeture des pubs, réduire le texte de moitié. Non content de tailler allègrement dans la masse, Barton a ajouté quelque 1400 vers de son cru destinés à clarifier l’intrigue, qu’un expert aurait du mal à distinguer de ceux de Shakespeare, claironnait Hall. Barton trouvait les personnages dépourvus de profondeur, ce en quoi il avait raison – ce ne sont encore que des véhicules thématiques, la psychologie occupe peu de place, même si on peut trouver des ressorts à la vilenie de Richard III dans le rejet maternel dont il est victime : « Eh quoi, l’amour m’a abandonné dans le sein de ma mère. » D’un commun accord, les auteurs ont développé la frustration sexuelle de la reine Margaret, l’autorité brutale du Protecteur, le sentiment de culpabilité du jeune Henry VI quand il le livre à la vindicte de ses ennemis. Barton était chargé de « couper, rapiécer, réécrire », Hall de « fournir l’interprétation, la raison d’être. » Il a avoué par la suite être un peu honteux de leur arrogance juvénile, mais à l’époque il avait la certitude de saisir le paysage mental de Shakespeare : selon lui, la période Tudor était dominée par un concept général d’ordre, et « toute la pensée politique de Shakespeare, qu’elle soit religieuse, politique ou morale, est fondée sur l’acceptation totale de ce concept d’ordre », une thèse à laquelle on ne croit plus guère aujourd’hui. Des bataillons de chercheurs allaient bientôt s’appliquer à libérer Shakespeare de ce « concept d’ordre », en insistant au contraire sur son scepticisme et la force subversive de son œuvre.
Peter Hall excusait le « chauvinisme » de Shakespeare en expliquant que ce n’était pas un réactionnaire au sens moderne du terme, que le nationalisme Tudor marquait un progrès considérable sur la barbarie des guerres féodales, qu’aux yeux du public élisabéthain l’arrivée de la dynastie nouvelle à la fin de la série devait être un dénouement heureux, même si la conclusion de Richard III était peut-être ambiguë, avec la menace toujours possible d’un retour du chaos. Hall venait de lire le Shakespeare notre contemporain de Jan Kott. Il gardait dans l’esprit son image du grand mécanisme de l’histoire, un escalier que les rois gravissent marche par marche sanglante jusqu’au sommet puis sont précipités en bas par un rival ambitieux, dans un cycle de violence perpétuel. Pour mettre en évidence ce mécanisme, et souligner les parallèles avec la violence et les hypocrisies du pouvoir présent, il fallait faire tenir dans le cadre brechtien l’analyse politique de Shakespeare et sa vision du monde médiéval, un monde parcouru de croyances superstitieuses, où les devins les plus douteux voient leurs prophéties s’accomplir, où les malédictions semblent parvenir jusqu’au ciel.
Il y a bien sûr une méthode dans les coupes sombres pratiquées par Barton : tous les éléments surnaturels ont disparu, les personnages normatifs, les symétries entre présages et destins des victimes, un grand nombre de scènes emblématiques, et avec ces éléments, la sphère symbolique de la première Henriade. Le texte de Shakespeare souligne la montée de l’anarchie au sein du royaume, chaque bataille, chaque vengeance marque un progrès dans la transgression[5]. La première bataille de Saint Albans, supprimée dans la version de Barton/ Hall, était illustrée par un duel chevaleresque entre le duc d’York et le vieux Clifford. Les guerriers défendaient encore un parti dont ils croyaient la cause juste. Mais leurs enfants ne connaissent plus de limites, ni code de chevalerie ni principes chrétiens, poussés par leur soif de vengeance ou leurs appétits dévorants. L’individualisme culmine avec le manifeste de Richard : « Je n’ai pas de frère, ne ressemble à aucun frère. » Produit des convulsions de la nature, concentré des horreurs de la guerre civile, il est honni de tous parce que chacun reconnaît en lui une part de ses crimes. Ses frères Edward et Clarence ont trahi avant lui les intérêts familiaux, sa mère et son neveu ont une « touche » de son tempérament emporté, la douce Lady Anne se maudit avec toute l’Angleterre en lui souhaitant un héritier avorton aussi laid que lui-même. Stanley le nouveau faiseur de roi attend de voir quel parti l’emportera avant d’apporter son soutien au vainqueur.
Prophéties et malédictions
Dans l’original shakespearien, cette escalade de la violence obéit à une chorégraphie du désordre qui met en relief la structure du cycle. Vues en succession, les quatre pièces traduisent un rétrécissement de l’espace dramatique par une série de contrastes. Le premier, Angleterre contre France, est bientôt miné par les conflits domestiques, la scène divisée entre deux groupes rivaux, livrées bleues contre fauves, roses rouges ou blanches, toutes divisions qui causent la mort du héros guerrier, Talbot. La perte de la France ramène les combattants chez eux, les conflits ensanglantent désormais le sol anglais, entre factions, entre branches cousines de la famille royale, entre d’humbles pères et fils recrutés par les partis rivaux. Une fois les Lancastre éradiqués, la lutte se poursuit entre les frères d’York, dans les confins d’un palais ou d’une prison, jusqu’à ce que Richard se retrouve divisé contre lui-même par un reste de conscience: « Richard aime Richard, c’est-à-dire moi et moi. » Il a conquis le pouvoir auquel il aspirait en pariant « le monde entier contre rien », pour le brader à la fin dérisoirement contre « un cheval! Mon royaume pour un cheval. » Face aux combattants de tous bords, Henry VI incarne la lumière éthique de l’œuvre, seul conscient qu’il ne peut y avoir de vainqueur dans cette lutte pour le pouvoir. Dans le jeu des prophéties et des malédictions, c’est lui qui prédit la fin possible, par l’exercice du pardon, du cycle de violence, quand Margaret et Anne persistent à nourrir de leurs vœux ces « mâchoires fatales de la mort ». L’acteur Alex Waldmann, en exposant aux congressistes de Kingston sa construction du rôle d’Henry VI, a confié qu’il avait eu quelques différends sur ce point avec Trevor Nunn, et insisté pour réinjecter quelques morceaux de Shakespeare dans son texte. Effet sans doute de ces tensions internes, on ne sait trop si son personnage incarne une figure risible ou charismatique.
Car la version de Barton/Hall exclut toute transcendance. Leur thème, la corruption perpétuelle du pouvoir, n’avait aucune place pour les figures exemplaires ou normatives, aucun besoin d’illustrer l’union de Talbot avec son armée, la sagesse judiciaire du Protecteur, la non-violence éclairée d’Henry VI. Dans le texte de Shakespeare, leur chute représente bien plus que des morts individuelles, elles sont proprement tragiques car avec ces trois hommes disparaissent trois remparts protecteurs du « common weal » détruit par les forces d’anarchie que l’institution médiévale s’est montrée incapable de contenir. Comment les Tudors parviendront à maîtriser ces forces, et résoudre en princes chrétiens le dilemme du pouvoir, c’est le sujet de la deuxième Henriade.
Depuis 1963, une ample production de travaux critiques a modifié en profondeur la lecture de ces œuvres, et surtout, plusieurs mises en scène intégrales des Henry VI, de Terry Hands en 1977 à Thomas Jolly l’an dernier, ont démenti les préjugés de Hall/Barton quant à leur efficacité scénique. Préjugés où Trevor Nunn s’est enfermé, tout à son désir de célébrer son maître et faire revivre l’enthousiasme premier des Wars of the Roses. Hall lui-même estimait « dangereux que quiconque reprenne notre texte comme base d’une autre mise en scène. » De fait, le contexte a changé, leur propos politique a quasiment disparu, au profit de l’émotion et des tumultes passionnels. À aucun moment l’accumulation des cadavres ne banalise la violence : chaque mort manifeste douloureusement l’inventivité et le savoir-faire des tueurs, qui vont droit à la jugulaire sous l’armure pour achever l’ennemi vaincu. Mais les fantômes qui visitent Richard et Richmond avant la bataille décisive ne sont que le pâle reflet de leurs rêves, non des signes d’un dessin dépassant celui des acteurs de ce chaos apparent, que ce dessin soit la volonté divine ou le mouvement de l’histoire.
Barton en présentant son travail de coupe éprouvait le besoin de justifier ce que les chercheurs appellent, disait-il, « directorial interference », les intrusions du metteur en scène, pas très appréciées côté anglais à la différence de chez nous. Ce sont pourtant des souvenirs inoubliables de telles intrusions qui restent en mémoire : les épées et dagues alignées comme les croix d’un cimetière pour illustrer le droit dynastique des York dans le Kings de Denis Llorca. Chez Terry Hands, la rupture des cordages et l’invasion du terrain de cricket aristocratique par les hordes rebelles de Jack Cade. Margaret Némésis en bordure de scène surveillant l’accomplissement de ses malédictions dans le Richard III de Sam Mendes. Margaret encore, chez Michael Boyd, chargée d’un sac d’os qu’elle jette sur le plateau où elle reconstitue le squelette de son fils. Antony Sher, araignée franchissant la scène d’un bond sur ses béquilles, larve monstrueuse gravissant les marches du trône jusqu’au couronnement du mal. Diseuse d’histoire étranglée par le Richard de Thomas Jolly avant l’assassinat du roi. Tache de vin qui défigure le monstre moderne d’Ivo van Hove, et défilé de photos depuis Henry VII jusqu’au dernier né de la famille Windsor. C’était aussi une image scénique mémorable qui avait inspiré le grand mécanisme de Jan Kott : les Jessner treppe, une immense volée de marches sur lequel Richard combattait jusqu’à la fin pour conserver sa couronne. Inventions d’acteur ou « directorial interference », toutes ces images montraient un horizon au-delà de la vision individuelle, du savoir ou de la compréhension des personnages.
Couronne en papier
On sort de l’aventure au Rose de Kingston un peu étourdi, grisé par la fougue contagieuse des acteurs, légèrement déçu qu’une entreprise aussi vaste apparaisse aussi datée. On ne saurait reprocher à Trevor Nunn ses intrusions directoriales. Pris entre l’univers politique de Shakespeare et le schéma de Barton/ Hall, il semble s’être absenté de son spectacle, en dehors de moments privilégiés où il nous fait partager sa lecture du drame. Ainsi la suite inventée au serment du duc d’York. Le duc a promis de laisser la couronne à Henry VI tant qu’il vivrait. Historiquement, d’après les chroniqueurs, il a tenu parole, jusqu’à ce que le parti de la reine déclenche les hostilités. Shakespeare et Barton/Hall suppriment cette attente, les fils d’York et leurs adversaires sont également pressés d’en découdre. Nunn, lui, souligne le passage du temps : un groupe de petits enfants luttent pour s’emparer d’une immense couronne en papier, singeant l’appétit de pouvoir des adultes, puis disparaissent en coulisse. Ils reviennent dans le rôle des fils adolescents du duc, et mettent la couronne autour du cou du plus jeune, Rutland. Ce qui commence comme un jeu puéril se termine en tragédie. Quand ses aînés partent à la guerre, le petit lâche la main maternelle et court à leur suite sur le champ de bataille où il est bientôt assassiné. La couronne de papier sanglante rejoint alors le fil du texte pour finir en dérision sur la tête du père prisonnier.
L’année 2016, quadricentenaire de la mort de Shakespeare, rendra hommage au poète dans le monde entier. On sait déjà qu’elle fera la part belle à ses « strange, eventfull histories », ces histoires étranges pleines de bruit et de fureur. En France les festivités ouvriront début janvier à l’Odéon avec un Richard III, dernier pan du cycle-fleuve de Thomas Jolly ; à Londres le Barbican doit accueillir au mois d’avril la version contractée en quatre heures d’Ivo van Hove, Kings of War, qui repeint aux couleurs de la globalisation le conflit ancestral entre les enjeux nationaux et les appétits des décideurs. À Stratford on portera comme chaque année à la date anniversaire le toast traditionnel, « Eternal life of Shakespeare ».
Dominique Goy-Blanquet
[1] Spécialiste des études philosophiques de Shakespeare, auteur de nombreux ouvrages dont Shakespeare in French Theory : King of Shadows, Routledge, 2006, et sous presse, Worldly Shakespeare, Edinburgh UP.
[2] Voir son compte rendu en juin des mises en scène de Thomas Jolly et d’Ivo van Hove.
[3] Auteur de l’édition des Henry VI de Cambridge University Press et de nombreux ouvrages sur les pièces historiques.
[4] The Wars of the Roses : adapted from Henry VI, and Richard III, by John Barton, in collaboration with Peter Hall, Londres, British Broadcasting Corporation, 1970.
[5] D. Goy-Blanquet, Shakespeare et l’invention de l’histoire, 4ème ed. augmentée, Classiques Garnier, 2014.