Ruminations gastriques

Les borborygmes – « mot horrible qui traduit bien l’horreur de la chose » selon Elsa Richardson – ont toujours eu mauvaise presse. Sans doute, postule-t-elle, à cause de « la déplorable habitude qu’a l’estomac de faire irruption dans notre vie sociale en attirant l’attention sur les fonctions les plus honteuses du corps, la digestion et la défécation ». Le vacarme intempestif des intestins trouble en effet le silence des bibliothèques, provoque des fous rires dommageables, peut pulvériser des amours émergentes... Erasmus Darwin, médecin et grand-père du père de l’évolution, dut ainsi traiter une adolescente écossaise dont la vie sociale et psychologique était ravagée par les déplaisantes sonorités ventrales qu’elle émettait en continu, « audibles à une distance considérable » (la malheureuse fut soignée sinon guérie par l’insertion d’un petit tuyau de plomb dans l'anus). 


« Des 78 organes du corps, l’estomac est sans conteste l’un des plus bruyants », dit l’historienne de la santé, qui dans son ouvrage choisit d’écouter non pas l’organe en question mais la façon dont on l’a écouté à travers les époques. Ce qui donne « une vivante histoire culturelle de l’appréhension symbolique, politique et scientifique de nos propres intestins », résume Steven Poole dans The Guardian. Si gargouillis ou flatulences sont tellement stigmatisés, c’est parce que l’on sait depuis l’Antiquité que ces manifestations des mouvements gastriques sont le reflet de tumultes émotionnels. Voyez la dame italienne dont l’estomac, chez Rabelais, s’exprime d’une voix intelligible – à l’instar des impudiques « bijoux indiscrets » des dames du sérail qui, chez Diderot, révèlent les secrets intimes de leurs propriétaires. « Nous sommes en constante communication avec notre estomac qu’il nous faut remplir plusieurs fois par jour, et qui nous tient informé de tous ses mouvements, à la différence d’organes silencieux comme le foie, le pancréas, la vésicule » dit encore Elsa Richardson, qui focalise son ouvrage sur le « partenariat cognitif » reliant l’estomac et le cerveau, les tripes et l’intelligence rationnelle. Non seulement le ventre se gère de façon autonome mais il communique aussi avec la tête et le reste du corps, via le système vagal ou le système nerveux entérique – ou encore par le truchement du microbiome dont les trillions de microbes et de bactéries contribuent à la production de nos neurones, dont le plexus myentérique, tout au long du tractus gastro-intestinal, héberge lui-même cent millions. Les interactions psyché-système digestif et le « caractère psychosomatique des troubles gastriques », connu depuis l'Antiquité, ont été confirmées par la psychanalyse qui impute beaucoup de nos problèmes stomacaux aux névroses sexuelles prévalentes dans notre société. Celle-ci exerce en effet un contrôle étroit sur nos tubes digestifs, aussi bien à l’entrée (recommandations ou interdits alimentaires, manières de table, etc.) qu’à la sortie (règles d’hygiène ou de comportement). Comme la pieuvre dont les tentacules regorgent de neurones et dont le cerveau s’entortille autour de l’œsophage, « nous avons placé la digestion au centre des activités cognitives ». Non seulement la science (notamment la neuro-gastroentérologie) pénètre toujours plus avant dans les mystères de la connexion cerveau-ventre mais, pour Elsa Richardson, la « très ancienne notion du “ventre pensant” informe nos réflexions sur la nature de l’intelligence elle-même ». Donald Trump ne s’est-il pas souvent vanté d’en savoir plus par ses tripes que la plupart des gens par leur cervelle ?

LE LIVRE
LE LIVRE

Rumbles: A Curious History of the Gut de Elsa Richardson, Pegasus Books, 2024

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