Publié dans le magazine Books n° 16, octobre 2010. Par Leila Guerriero.
En France, c’est un quasi-inconnu ; en Argentine, une icône. Un jour de 1956, un homme plutôt de droite se révolte contre un crime d’État. Après des mois d’enquête, il publie Opération Massacre, le premier « roman non fictionnel » de l’histoire. Avant Truman Capote.
Le 25 mars 1977, en arrivant à l’arrêt de bus d’une gare routière populaire et bruyante de Buenos Aires, l’écrivain et journaliste argentin Rodolfo Walsh se retourna pour dire au revoir à Lilia Ferreyra, sa femme depuis dix ans, qu’il comptait retrouver le lendemain. Tous deux portaient, prêtes à l’envoi, les copies d’un texte sur lequel il avait travaillé au cours des trois mois précédents.
Le 24 mars 1977 – la veille – avait mar-qué le premier anniversaire du coup d’État militaire portant au pouvoir en Argentine une dictature sanguinaire, et Walsh disait dans son texte un certain nombre de choses à ce sujet (1). Ce matin-là, il salua donc sa femme, posta les enveloppes destinées à plusieurs journaux et revues, et se mit en route vers le lieu de rendez-vous fixé avec un camarade du groupe des Montoneros, une organisation armée à laquelle Walsh appartenait depuis 1973, sous le pseudonyme d’Esteban et avec le rang de sous-officier (2). Il était un peu plus de deux heures de l’après-midi quand il arriva au niveau de l’avenue San Juan. Là, on sait seulement que les militaires lui ont tendu une embuscade, qu’il a sorti son pistolet calibre 22...