En visite au Brésil en 2011, Barack Obama se vit remettre une lettre du président du BIEN (Basic Income Earth Network). Cosignée par l’économiste belge Philippe Van Parijs, dont
un texte de synthèse ouvre le présent dossier, cette lettre attirait l’attention du président américain sur un fait peu connu. C’est que « le Brésil est le premier pays au monde à avoir adopté une loi visant à l’instauration progressive d’un revenu de base universel pour l’ensemble de la population ». Votée en 2004 par tous les partis à l’instigation d’un sénateur de gauche, cette loi donne à toute famille dont les revenus sont inférieurs à un certain seuil le droit de toucher une somme mensuelle par enfant, à condition que celui-ci soit vacciné et scolarisé.
De l’avis général, cette mesure, baptisée Bolsa Família, a contribué à réduire les inégalités et n’a pas entamé l’incitation au travail. À tort ou à raison, elle est considérée comme un premier pas vers un véritable revenu universel, tel qu’il en existe dans l’État d’Alaska : une même somme versée individuellement à chaque habitant d’un pays, sans condition, quel que soit son niveau de revenu et de richesse. Introduite en 1976 par un gouverneur républicain – manne pétrolière aidant –, cette mesure contribue à faire de l’Alaska l’un des États américains où la pauvreté est la moins répandue et les inégalités les moins fortes.
L’idée d’un revenu universel (RU) est le plus souvent considérée comme une lubie d’utopistes bien (ou mal) pensants. Le RU « incite à vivre aux dépens des autres », affirme l’économiste libéral Pascal Salin. Une mesure « intellectuellement simpliste, socialement perverse et politiquement impraticable », tonne Nicolas Colin, fondateur de The Family, un « accélérateur de croissance pour les start-up du numérique ». Naguère jugé désincitatif et contre-productif par l’économiste de gauche Edmund Phelps, Prix Nobel d’économie, il vient d’être estimé irréaliste par Policy Network, un think tank social-démocrate britannique. Et se voit également rejeté par des analystes de gauche comme l’anthropologue belge Paul Jorion ou l’économiste français Denis Clerc.
Néanmoins, le concept de revenu universel mérite un examen attentif. C’est au minimum une curiosité politique, car il recrute des partisans sur tout l’échiquier, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Aux États-Unis, par exemple, l’un de ses défenseurs les plus déterminés est Charles Murray, un néoconservateur situé à la droite de la droite. Il lui a consacré un livre en 2006 et revient régulièrement à la charge 1. À ses yeux, sauf dans les petits pays très consensuels d’Europe du Nord, les systèmes de protection sociale mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ont épuisé leurs vertus. Leurs défauts sont tels qu’ils sont devenus « autodestructeurs », car ils génèrent un gouffre financier inévitablement croissant et « dégradent les traditions de travail, d’épargne et de bon voisinage ». Au grand dam des militants de gauche, Murray voit dans le revenu universel un substitut pur et simple de l’État-providence, permettant de supprimer toutes les prestations sociales existantes.
À l’autre bout de l’éventail, on peut citer le Français André Gorz, qui préconisait en 1988 un RU de niveau élevé, pour « libérer la production de soi des contraintes de la valorisation économique ». Et, aujourd’hui, le Français Julien Dourgnon, ancien conseiller politique d’Arnaud Montebourg et actuel conseiller de Benoît Hamon. Dans un entretien récent 2, il cite Karl Marx et l’ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, s’en prend au « capitalisme salarial » et propose le revenu universel pour « sortir de la spirale infernale productiviste ».
Un ovni de la politique économique, donc. Comme le faisait observer en l’an 2000 l’éditorialiste de droite Samuel Brittan, les partisans du revenu universel s’appuient sur des justifications très variées et proposent des schémas extrêmement divers. Au chapitre des justifications, citons pêle-mêle : le souci d’éliminer la pauvreté, la réduction des inégalités, le souhait d’en finir avec les contrôles humiliants liant l’octroi de prestations à diverses conditions, l’objectif de fonder la société sur une autonomie maximale de l’individu (concept de « liberté réelle »), le rééquilibrage des comptes de la protection sociale, la simplification du système fiscal et redistributif, la réduction du rôle de l’État dans l’économie, la volonté de trouver un remède à un marché du travail fragilisé par le numérique, l’ambition de concilier marché du travail et économie de décroissance ou du moins « soutenable », le désir de donner un nouveau moyen d’autonomie aux femmes…
Selon son orientation politique ou ses préférences philosophiques, le promoteur du revenu de base va privilégier deux ou trois de ces objectifs au détriment des autres et en tirer des conclusions toutes différentes sur la nature du schéma à tracer. Un partisan de droite peut par exemple à la fois insister sur le souci d’éliminer la pauvreté et rejeter l’objectif de réduire les inégalités. Un partisan de gauche peut à la fois promouvoir la liberté réelle et défendre l’idée d’un accroissement des prélèvements obligatoires.
Souvent considéré comme le père du concept, le révolutionnaire Thomas Paine l’envisageait non seulement comme un moyen de réduire la pauvreté, mais aussi comme un juste retour pour les hommes que la civilisation a peu à peu privés de leurs droits de propriété sur la nature. Le RU est donc
un instrument de justice destiné à compenser une spoliation collective.
Cette forme de justification se retrouve sous différentes plumes plus proches de nous. Ainsi, le Prix Nobel d’économie Herbert Simon expliquait en 2000 que tout citoyen défavorisé par son lieu ou son milieu de naissance a droit à une juste compensation de la part de la société (ou, concernant les habitants des pays pauvres, de la part de ceux des pays riches). Aujourd’hui, on voit même des entrepreneurs de la Silicon Valley défendre l’idée d’un revenu universel comme un droit à une juste compensation de la part de la société numérique. Un « dividende numérique » serait dû à tous les laissés-pour-compte réels ou potentiels de la robotisation et de l’intelligence artificielle.
Le RU est clairement un excellent outil pédagogique pour qui souhaite penser ou repenser de fond en comble le système de protection sociale et la fiscalité d’un pays. Dans les démocraties, les luttes électorales sont largement fondées sur les moyens de remédier aux dysfonctionnements de ces dispositifs, résultats d’une accumulation de mesures prises au cours du siècle précédent. Comme le montrent les articles que nous publions, l’idée du revenu universel court-circuite toutes les idées de réforme pour inviter à une remise à plat et avancer la possibilité d’une révolution dans la façon de penser la société de demain. Elle invite aussi à procéder à des expérimentations nouvelles, comme celle que la Finlande engage cette année. Et, en même temps, elle contraint l’utopiste à se confronter à la dure réalité des chiffres. Un exercice astreignant, qui rappelle à chaque pas l’obligation d’examiner la question, guère triviale, de savoir s’il ne vaut pas mieux, malgré tout, chercher à améliorer le système existant plutôt qu’à le faire imploser.
Dans ce dossier :
Notes
1. In Our Hands: A Plan to Replace the Welfare State, AEI Press.
2. L’Économie politique n° 67, mars 2015.
Pour aller plus loin
♦ LIBER II : une proposition réaliste, Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, Éditions de l’Onde/Génération libre, 2017. Par des tenants de l’impôt négatif.
♦ Revenu universel. Pourquoi ? Comment ?, Julien Dourgnon, Les Petits Matins, 2017. Par un consultant, conseiller de Benoît Hamon.
♦ Garantir le revenu. Histoire et actualité d’une utopie concrète, Laurent Geffroy, La Découverte, 2002. Un livre de référence.
♦ Revenu de base, Comment le financer ?, Jean-Éric Hyafil et Thibault Laurentjoye (dir.), Yves Michel, 2017. Ouvrage collectif du Mouvement français pour un revenu de base.
♦ Contre l’allocation universelle, Mateo Alaluf et Daniel Zamora (dir.), Lux Éditions, 2017. Par des chercheurs proches d’Attac.
♦ Europe’s New Social Reality. The Case Against Universal Basic Income, Daniel Sage et Patrick Diamond, Policy Network 2017. Un argumentaire contre, émanant d’un think tank social-démocrate.